43. L'éveil - 1
Il y a deux façons de devenir le plus puissant : acquérir du pouvoir, et battre ceux qui en ont plus que toi.
Terres Occidentales, 124 AFS
Le draken s'envola comme il était venu et les flammes s'écartèrent, disparaissant comme un mauvais rêve. Almira, les vêtements cramoisis, mais intacte, se tenait au milieu.
Un tir retentit.
Le général Bagdanov avança vers la dylnia alors qu'elle retombait sur le sol comme une poupée de chiffon.
« Général ! lança un soldat de Vigilance.
— Tout va bien, dit-il en rangeant son arme. Faites disparaître le corps. Nous dirons qu'elle aura été tuée par le draken. »
Le soldat regarda Bagdanov, l'éclat de son œil valide, le sang séché qui recouvrait l'autre moitié de son visage, les traces de brûlures sur ses mains ; puis Almira, la silhouette frêle, ses vêtements à demi carbonisés. La balle était entrée au niveau de l'épaule mais devait avoir touché le cœur. Elle perdait beaucoup de sang. Il y en avait partout autour d'elle, qui se collait au bitume fondu et aux éclats de béton.
Il approcha la main mais elle parvint à se relever, chancelante, la main droite à l'épaule.
« Je ne veux pas vous faire de mal, dit-elle d'une voix faible.
— Impressionnant, dit Bagdanov. Cela aurait dû vous tuer.
Elle tenait à peine debout.
— Pourquoi avez-vous peur de moi ?
Bagdanov pointait de nouveau son arme vers elle.
— Pour que la paix et l'ordre puissent régner, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser libre un pouvoir dont nous ignorons tout, sauf que nous ne le contrôlons pas.
— Mais je ne vous veux pas de mal.
— C'est vous qui le dites. Le monde n'a plus besoin de vous. »
Almira tendit la main vers lui et il tira une deuxième fois, en direction de cette même main. Cette fois, la balle s'enfonça d'un demi-centimètre dans la paume, où elle resta fichée, sans la moindre goutte de sang.
Sans se laisser démonter, Bagdanov rechargea son arme.
« Général...
— Allez vous occuper de nos blessés, soldat. Exécution !
— Mais je ne peux pas... »
Autre détonation.
Almira perdit son équilibre et essaya de se traîner jusqu'au soldat que Bagdanov venait d'abattre.
« Les décisions que vous prenez vous mettent dans un engrenage où seule plus de violence semble résoudre les problèmes qu'elle a causés. Je vous comprends.
— Qu'est-ce que vous voulez faire ?
— Son cœur bat encore, je peux peut-être...
— Je suis vraiment désolé, Almira, j'espérais que nous nous quitterions en de meilleurs termes.
— Je vous comprends, Patrick-sen. Est-ce que vous vous comprenez aussi ? »
Quatrième et dernier coup de feu.
Bagdanov détourna les yeux des deux corps devant lui. Il jeta son pistolet, décidant qu'il ne se souviendrait de rien. Lorsqu'il y revint, Almira n'était plus qu'un squelette entouré de poussière et de millions de spores, tandis que l'homme juste à côté d'elle ouvrait les yeux et tournait la tête vers lui.
« Général ? Qu'est-ce qui vient de se passer ? Le draken est parti ? »
Il vit qu'il y avait un trou dans son uniforme et des traces de sang sur ses vêtements, ainsi qu'une cicatrice grossière qui ressemblait à une vieille brûlure.
« Qu'est-ce qui vient de m'arriver ? demanda-t-il. J'ai été inconscient longtemps ?
À coté de lui, os et vêtements partaient en poussière, se mélangeant subtilement avec les cendres laissées par le départ d'Adriel.
— Vous êtes blessé, général ?
— Vous pouvez vous lever, garçon ? Le draken a tué la prophétesse, mais il est reparti. Grâce à elle, nous sommes saufs.
— Elle manquera aux gens, dit pitoyablement le soldat en arrivant à se mettre assis.
— Oui, elle leur manquera » dit Bagdanov.
***
Beaucoup de temps s'était écoulé. Elle se distanciait de son corps. Le monde perdait sa couleur. Adriel, lui, gagnait en netteté.
Il se leva entièrement, l'écrasant par sa taille. Les cristaux qui l'entouraient brillaient de la même lumière.
Le monde des almains est sur le point de s'effondrer, et tu es la seule à pouvoir y ramener l'équilibre.
La densité des spores étaient telle que n'importe qui aurait pu les voir et les sentir au toucher. Ils se déposaient sur sa peau comme une neige microscopique. Elle n'aurait plus dû pouvoir respirer, tant ils la recouvraient.
Elle se souvenait de tout. Le temps remontait progressivement autour d'elle.
Le voyage, Malina Vrinda et Tyell Maklar.
La vie à Haven. L'agitation à peine perceptible des conseillers, les résolutions difficiles de Paulem Partel.
« Nous devrons protéger cette ville. Même si cela implique de démissionner et d'accepter une défaite, je ne l'emmènerai dans aucun combat inutile.
Elle était un oiseau posé sur le rebord de la fenêtre entrouverte.
— Cette réponse de votre part m'étonne, Paulem-sen.
— Conseiller Gertrand, vous savez aussi bien que moi que je ne suis pas à ce poste pour laisser mes sentiments personnels interférer avec le bien public. Nous sommes obligés de courber l'échine face à Vigilance. Je ne me mettrai pas en travers de ce chemin. Le général Bagdanov a réclamé ma tête. Nous ferons cela lors du vote d'approbation. Je mettrai ma position en jeu.
— Je pensais que vous essaieriez de me convaincre.
— Si le conseil vote pour moi, ce sera un signal de défi envoyé à Vigilance. Vous ne pouvez pas vous le permettre.
— Pardonnez-moi, Paulem-sen, mais je ne pensais pas que vous abandonneriez aussi facilement Almira.
— Ai-je le choix ?
— Elle est votre fille adoptive.
— J'ai pris ma décision, Gertrand. »
L'oiseau s'envola et les rues de Haven défilèrent en contrebas.
Kraïev, Adriel.
La base de Vigilance, de nouveau Adriel. Le bruit des armes almaines.
Le silence de la Lande, les murmures des scients. Les voyages à Lowen. Lowen. Tristan.
De nouveau Adriel.
Olathe.
L'éclat d'une explosion balistique à longue portée, la bulle de vide créée par le missile, puis la destruction totale de la cité dans le souffle qui suivait.
De nouveau des voyages, de nouveau des scients.
Les laboratoires de Vigilance.
Adriel.
Les cristaux continuaient de briller, mais ce n'était que dans son imagination. Les souvenirs que ravivaient les spores, transmis à son cerveau, se superposaient par-dessus la réalité. Elle revivait ces instants devant elle, et en toile de fond, l'éclat des yeux d'Adriel transperçait ce voile.
La Chute des Étoiles. Égide. Aléane.
C.
Mira.
Les expériences sans fin de C pour explorer de nouveaux horizons évolutifs. Les spores. Les scients. Adriel.
Lui et elle était nés au même endroit et pratiquement au même moment. L'embryon de draken prisonnier de sa première coquille, l'embryon hybride enfermé dans sa cuve de gestation artificielle.
Almira mit ses mains devant son visage, mais cela ne changeait rien ; les spores étaient dans son crâne. Ce qu'elle voyait était directement envoyé à son cortex visuel, sans passer par ses yeux.
« Tout cela n'a pas de sens. L'histoire n'est qu'un mouvement confus qui finit par échouer. Nous finissons par tout perdre.
Nous perdons nos empires, notre pouvoir, nos gloires, nos possessions s'envolent comme de la poussière. Nous perdons ceux qui nous sont chers, nous perdons nos valeurs, nous perdons nos idéaux.
Nous perdons notre almanité et nous perdons notre foi.
— C'est exact, Almira. Tout finit par disparaître dans le regard du Temps, et vue du futur, l'histoire des almains n'est que chaos.
Mais c'était un autre monde. »
Quelqu'un prit ses mains et les retira. Elle savait qu'elle était totalement engluée dans les spores, mais elle ne les ressentait pas. Le visage devant elle n'était qu'un autre souvenir, un autre mirage suggéré à son cerveau, mais il semblait réel, et le toucher également.
« Ton doute est salutaire.
Mira.
— Mais tu ne dois pas plus douter, car tu ne vis pas pour ce passé. Tu vis pour le monde qui existe autour de toi, dont le cœur bat encore. Tu vis parce que la vie est en toi.
Tu n'oublieras jamais, Almira... Aléane, et cela ne te rendra pas plus faible, mais plus forte. D'ici à ce que le monde reprenne ses esprits, que les almains et les scients connaissent l'harmonie que le futur leur promet, tu seras leur guide. Tout ceux pour qui tu dois te battre l'exigent.
— Mais ils mourront tous quand même. L'histoire n'est qu'un cycle sans fin.
— L'histoire n'est pas un cycle. L'histoire est une spirale. Vis pour elle. Tu es l'histoire. »
L'apparition s'envola en poussière, disparaissant dans le tourbillon des spores.
« Maintenant, Almira, éveille-toi. »
Son corps qui lui avait semblé jusqu'à présent si lourd, meurtri par sa longue attente, redevint léger, solide. Elle le sentit lui obéir. Elle sentait aussi les millions, les milliards de spores diffusés dans l'air autour d'elle, et au-delà des barrières de roche, dans le reste du monde. Elle voyait maintenant les deux à la fois, le monde des scients et le monde matériel, comme un rêve éveillé.
La cicatrice sur son bras droit avait disparu, parce que les spores l'avaient enlevée et reconstruit sa peau. Jusqu'où pouvaient-ils aller ? Ses membres fourmillaient de l'impression confuse d'avoir de nouveaux sens.
Elle regarda les paumes de ses mains. À sa volonté, les spores pouvaient rendre sa peau aussi dure que du carbone. Ils pouvaient même construire des nanostructures en carbone pour lui constituer une armure biologique, une carapace indestructible.
« Il est temps pour moi de mourir. Après moi, tu deviendras invincible. Je te donnerai plus de pouvoir que tu n'en avais juste-là, un pouvoir avec lequel tu accompliras ta mission. »
Adriel leva la tête en direction du plafond de cristaux et y écrasa son poing. Des pans de roches se détachèrent, tombèrent sur lui et aux alentours. Almira se protégea de ses bras. Elle n'avait rien.
Les spores commencèrent à se disperser à l'extérieur et leur lumière s'affaiblit. Adriel se mit debout, ravagea le reste du plafond rocheux, puis s'élança dans la nuit claire. Le souffle de ses ailes balaya la poussière restante.
Almira ouvrit ses yeux sur le ciel étoilé. Les spores étaient partout dans l'air. Elle pouvait encore sentir Adriel, savoir où il se trouvait. Elle percevait aussi les trois dirigeables de Vigilance, le déplacement d'air de leur mouvement propageant une onde jusqu'à elle en quelques secondes à peine.
Elle chercha Malina et Tyell, et trouva en premier des vigilants. Les deux s'étaient rendus sans résister inutilement. Silver avait disparu dans la forêt.
Elle sentit que quelque chose n'allait pas. Des drones tentaient de faire feu sur Adriel, et il les détruisait l'un après l'autre, les balayant avec son souffle. Lorsqu'un missile s'approchait de lui, le draken utilisait les milliards de spores invisibles, la nappe qui l'entourait, pour le repérer et le démonter avant qu'il ne l'atteigne. Parfois l'écraser, le faire exploser, le détruire dans les flammes.
Mais cette fois, les spores étaient affaiblis, leur communication erratique. Quelque part depuis les dirigeables, Vigilance les perturbait. Un puissant champ électromagnétique à basse fréquence les tuait à petit feu, comme on pourrait tuer un almain avec une onde sonore.
Vigilance avait décidé de prouver sa supériorité face aux scients, en détruisant le plus puissant d'entre eux.
Almira percevait encore suffisamment du draken pour pouvoir se plonger dans son champ de vision. Elle vit ses immenses mains se jeter sur un dirigeable, déchirant son enveloppe sans difficulté, broyant la cabine de laquelle des almains essayaient de sauter en parachute. Puis son autre main écrasa un drone.
Une immense douleur se propagea dans son aile droite. L'explosion avait ouvert la solide membrane et il tomba sur le côté, perdant en équilibre et en portance. Il repliait ses ailes sur son corps.
« C'est impressionnant. Je ne pensais pas que les spores encaisseraient autant. La fréquence est optimale, pourtant, n'est-ce pas ?
L'almaine n'avait qu'une sensibilité extrêmement faible aux spores, mais elle parvenait presque à se mettre dans son regard.
— Tout va bien, Aurélia ?
— Un début de migraine, maître Ed. Je pense qu'ils essaient de m'attaquer.
Edward Kile.
Adriel tournoyait maintenant pour distraire les drones. Des missiles s'écrasaient un peu partout autour de lui.
— Toujours pas de magie ? demanda le scientifique.
— Jusqu'ici tout est normal.
— Il le fait exprès. S'il veut survivre à ça, il doit utiliser ses pouvoirs.
— Et s'il n'y avait pas de « pouvoirs », maître Ed ?
— Question idiote. Les scients sont en train de pénétrer au cœur de la matière, de la réalité elle-même.
Adriel chuta trop bas et s'écrasa contre des arbres. Ses ailes blessées ne lui étaient plus d'aucune utilité et il s'en sépara. Elles se détachèrent toutes seules de son corps.
— Laissez-lui un peu de temps, Fang ! s'exclama Ed.
— Vous attendez quoi ? Il est à terre, on l'achève. Feu à volonté ! »
— Adriel. Es-tu si faible, finalement ?
— Regarde-moi, dit le draken. Je suis faible parce que tu es forte.
— Je voudrais t'aider mais je n'en suis pas capable.
— Tu en es capable !
— Adriel, depuis tant d'années, et jusqu'à maintenant, tu me promettais d'acquérir un pouvoir immense. Maintenant, je sais pourquoi il est utile, et pourquoi, même s'il venait à me tuer à mon tour, j'en aurai besoin. Vas-tu accomplir cette promesse ?
— Ne le vois-tu pas, Almira ? Ton temps est venu. Vole. »
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C'est parti pour un très long chapitre.
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