41. L'éveil du draken - 1



Tu ne peux pas choisir entre quelques-uns et le monde.

Telle est la leçon du pouvoir.

Telle est la raison pour laquelle le pouvoir éloigne de la vie.

Un sang noir coule dans les veines de ceux qui pensent qu'ils pourront décider de l'ordre du monde.


Lande, 136 AFS


« Nous y sommes. »

La montagne était séparée d'eux par un ravin creusé tout à la fois par la Nature et la Chute, un détail géologique confus. Un cadavre de pont tanguait quelques kilomètres plus loin.

« Je dois entrer seule dit Almira.

Adriel n'a aucune considération pour les êtres vivants, à part moi peut-être. Si vous me suivez, je suis presque certaine qu'il vous tuera pour le dérangement.

— S'il s'avère que tu as besoin de nous, dit Malina, nous serons en retrait. Et nous pouvons toujours être utiles.

Elle fit un geste de la main.

— Il y a assez de spores dans l'air pour se servir d'eux comme moyen de parler à distance. Fais-nous signe.

Almira échangea un regard avec Silver, signifiant que le loup-tigre devait également rester.

— J'ai cru que j'étais seule. Je sais que ce n'est pas vrai. Avec le temps, j'avais oublié la sensation d'être entourée de membres de son espèce. J'espère vous revoir. Je ne sais pas si ce sera le cas. Ne m'attendez pas trop longtemps. »


***


Fang Yin descendit les marches de la salle principale.

« Continuez » lança-t-elle en direction d'Edward.

Le scientifique, vêtu d'une blouse de travail aux taches noirâtres anciennes – certainement du sang – se tenait devant l'image d'un projecteur, qui tremblait au gré de la course du dirigeable.

Edward souriait comme un enfant gâté. Son public, les soldats de Vigilance, attendait pourtant avec impatience la fin de son discours assommant.

« Ceci est un spore, dit-il. Il en existe des milliers de types différents et il n'y a pas un endroit sur Mondor où vous n'en trouverez pas. Vous en trouverez jusque dans les couches sédimentaires, jusque dans les cuves des anciens réacteurs nucléaires, jusque dans les cavernes géologiques dans lesquelles pas un seul almain ne s'est encore rendu. Les spores sont en réalité de petits organismes qui ont une remarquable maîtrise des processus chimico-biologiques : des machines à tout faire. Les scients hébergent des spores, en nombre et nature variable selon les espèces.

Depuis des années que j'étudie les scients, il m'est apparu que la plupart de leurs capacités venaient des spores. Régénération tissulaire rapide, communication à distance, interaction nerveuse à distance, hypnose profonde, capacités musculaires accrues sous l'effet du stress, connexion à des archives mémorielles partagées avec d'autres scients. On a coutume de penser que les spores sont une extension des scients. Je crois personnellement le contraire. Les scients ne sont que des corps, les spores les dépassent largement. Ils sont aux êtres multicellulaires qui ont régné sur la biosphère terrestre ce que ces eucaryotes étaient aux toutes premières bactéries nées de notre ancêtre commun : un nouveau pas de la vie.

Une fois que nous aurons trouvé notre draken, nous allons l'affronter. Cette expérience vise à mettre en évidence, ou pas, l'existence d'autres facteurs que les capacités biologiques du corps du draken et des spores. Mon hypothèse est que la magie n'existe pas. Nous allons le prouver de manière très simple : en faisant des gros trous dans le draken, une fois que nous aurons tué ses spores.

— Quelle est cette musique ? demanda Fang Yin à la jeune assistante qui se tenait à côté d'elle.

— Une musique d'avant la Chute. Un cadre de travail pour maître Edward.

— Un peu de respect pour la valse numéro deux de Shostakovitch ! lança l'homme à la blouse ensanglantée. Bon, j'ai terminé.

Un murmure entoura Fang Yin lorsqu'elle sortit du groupe.

— Camarades, nous sommes venus ici pour faire du bruit ! lança-t-elle. Faites partir les drones dès que la position aura été confirmée. On se fout des dégâts collatéraux. Cette bestiole a tenu depuis plus d'un siècle, et nous allons en faire des confettis. Aujourd'hui, Vigilance est invincible ! Nous sommes invincibles !

Les hommes se dispersèrent tandis qu'Edward regroupait ses papiers.

— Vous avez menti, maître, remarqua Aurélia.

— Je ne voulais pas les perturber.

— Que se passera-t-il si votre hypothèse est confirmée ?

— Ou bien ils arriveront quand même à le tuer, ou bien nous testerons cet excellent parachute. Nous verrons. »


***


Lorsqu'elle entra dans la montagne, Almira fut frappée par l'éclat des millions de cristaux qui l'entouraient. C'était comme l'intérieur d'une immense géode. D'où que provienne la lumière, elle rebondissait sur toutes les faces, descendait sur le sol rocailleux en arc-en-ciel, décomposée, éclatée. Les cristaux étaient d'un bleu clair, aussi pur que les yeux d'un nouveau-né.

Au centre de ce monde féerique, Adriel dormait.

Le cocon qui l'entourait devait être son œuvre. Hormis le petit chemin par lequel elle était arrivée, il n'y avait aucune ouverture. La tanière était scellée.

Sa tête était posée entre ses pattes avant, mains griffues à demi fermées. Chacun de ses doigts était aussi gros qu'un almain. Du bout d'une griffe, il aurait pu découper en deux un arbre centenaire. Adriel était un être immense et puissant. Son apparence de seigneur cachait le pouvoir des drakens, les flammes qui habitaient ces yeux cachés derrière leurs paupières lourdes.

Les battements de cœur d'Almira résonnaient sous la voûte cristalline. Elle n'y pouvait rien. De toutes ses vies, Adriel était la seule chose dont elle avait réellement eu peur.

Malgré les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, qu'il s'agisse de l'appréhension ou de la chaleur qui régnait dans cet espace, elle avança jusqu'à quelques mètres du draken et s'assit en tailleur dans le souffle qui émergeait périodiquement de ses naseaux.

« Je suis venue, Adriel.

Almira.

Il n'avait pas encore ouvert les yeux, mais son murmure, à peine sensible,la fit sursauter.

Tu es comme une vieille chanson que l'on répète, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle en perde son propre sens.

Pourquoi es-tu ici, Almira ? »

La question changea toutes ses pensées.

Elle n'avait pas peur. Elle était en colère.

Le draken lui devait ces réponses qu'elle était venue chercher.

Pourquoi Kraïev ?

« Almira.

Pourquoi ton chemin t'a-t-il menée à devenir un draken ?

Il ouvrit un œil. Il était étonnamment calme, l'étincelle dorée à peine perceptible.

Tu es une âme seule et triste, mais ta tristesse ne te rend pas forte. Oui, c'est cela. Tu es celle qui a le plus perdu, tu portes le fardeau de la mémoire d'un monde disparu, et il est naturel que tu gagnes autant que tu as perdu. Ainsi va la justice, l'Ordre du monde des scients.

Il aurait été juste que tu gagnes ce que les âmes almaines recherchent : le don des autres, l'amitié, le bonheur, ces sentiments qui règnent entre le Chaos et la Vie. Au lieu de cela, il faut que tu gagnes un pouvoir immense, mais qui fait de toi un draken. Pourquoi ? Pourquoi le monde le veut-il ? Qu'en penses-tu, Almira ?

Kraïev.

Pourquoi Kraïev ?

Tu es venue jusqu'ici en quête de ce que tu avais perdu. Comme toujours.

Tu es une âme seule et tu es venue pour devenir encore plus seule. Car la vérité est que le pouvoir isole. C'est pour cela que nous avons toujours été semblables.

Pourquoi Kraïev ?

Pourquoi quelques misérables âmes almaines, quelque remous de poussière ? Si le monde des almains s'effondre, reculeras-tu pour sauver quelques âmes perdues ? Tu ne peux pas choisir entre quelques-uns et le monde. Telle est la leçon du pouvoir. Telle est la raison pour laquelle le pouvoir éloigne de la vie, et nous transforme en pierre. Tout comme il menace de corrompre maintenant les almains. Un sang noir coule dans les veines de ceux qui pensent qu'ils pourront décider de l'ordre du monde.

Adriel ouvrit son deuxième œil et regarda fixement Almira.

Ceci est mon dernier jour, et comme je me meurs, je te léguerai mon pouvoir. L'heure est venue que ce soit, non pas les armes des almains, ou la force des scients, mais toi, qui règne sur ce monde. Alors peut-être verra-t-il le chemin vers l'harmonie.

Almira posa les mains devant elle.

Les temps ont bien changé. Le chemin de ce monde ne pouvait arriver qu'à ce tournant, le moment où la soif de pouvoir des almains devait les amener à se perdre. »

L'écho d'un appel de Malina résonna dans le chemin qui l'avait menée jusqu'ici. Par réflexe, Almira tourna la tête en arrière. Les spores étaient faibles, ne lui apportant aucun détail, sinon qu'un danger se préparait à l'extérieur et qu'elle devait sortir le plus vite possible.

Elle se rendit compte que ses jambes étaient engourdies et que la lumière avait changé, comme si un nuage passait.

Adriel avait-il influencé sa perception du temps ? Combien de jours s'étaient déjà écoulés ?

« Tu réclames des souvenirs que je suis le seul à posséder. Écoutons-les ensemble. »

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