40. Ijima
Vactis, 136 AFS
« Maître Edward, le sujet numéro 5 est de nouveau dans un état méditatif profond. L'analyse des spores suggère qu'il est en transe communicative.
— Laissez-le faire, Aurélia. Nous n'avons pas besoin de le déranger pour le moment.
— Par ailleurs, notre transport pour la Lande part dans quelques jours. Les dirigeables sont en cours de préparation.
— Je déteste être en première ligne, mais peut-être que ça me manquait. »
Ed regarda un spécimen de scient dans une cuve de formol. C'était un petit messen, les ailes repliées autour de lui, comme endormi. Il l'avait volé dans le laboratoire sordide d'un alchimiste, moins par curiosité scientifique que pour décorer.
« Dites-moi, Aurélia. Le fait d'être née dans ce laboratoire et sur mon ordre vous dirige-t-il plutôt vers la gratitude ou la colère envers moi ?
— Ni l'une ni l'autre, maître. Le fait est que je vis et qu'il n'y a pas de raison fondamentale à cela. Les recherches scientifiques dans lesquelles nous sommes impliqués sont tout à fait intéressantes et la connaissance est une fin qui se vaut.
— La connaissance, et le pouvoir ?
— Le pouvoir finit toujours en possession de brutes stupides et est irrémédiablement gâché entre leurs mains. La connaissance n'échoit qu'à des esprits supérieurs et plus elle s'élève, plus elle s'écarte de ces considérations matérielles.
— Je dois décidément vous garder, Aurélia. C'est la première fois que je crée quelque chose avec encore moins d'almanité que moi. Vérifiez que tout notre matériel est embarqué sur les dirigeables et que ces imbéciles de Vigilants y font attention. C'est qu'ils portent bien mal leur nom, les canailles.
— Ce sera fait, maître. »
Il la regarda partir avec un semblant de fierté.
Il n'avait aucune énergie à dépenser dans des manifestations superflues d'émotion, mais Aurélia était à coup sûr une admirable création.
***
Cela faisait déjà une heure que Malina martelait le petit tambour en peau, avec deux branches de saule. Cinq battements par minute. Ces ondes lentes facilitaient la méditation et éveillaient les spores. Ceux-ci entraient en résonance avec le va-et-vient des impulsions électriques du cerveau.
Oscillant entre le sommeil et la réalité, Tyell volait au-dessus d'une eau cristalline, transparente, où se démêlait une aquarelle de bleu et de rouge.
Il sentit que quelqu'un le poussait vers l'eau, dont il creva la surface. Le monde s'inversa alors. L'eau devint un air respirable, il toucha terre et vit des arbres transparents se déployer autour de lui.
Le sol était irrégulier, d'une couleur violacée très simple. Tyell leva la tête pour apercevoir des êtres aussi évanescents se mouvoir au-dessus des arbres.
« Les scients partagent leurs pensées par le biais des spores, dit Malina. Les mémoires, les souvenirs, les esprits sont répartis entre les individus et peuvent être sauvegardés pour ceux que les scients choisissent. Alors ils naissent de nouveau dans ce monde. Les autres âmes partent par-delà d'autres rivages.
Nous sommes des hybrides. Nous interagissons avec les spores et à ce titre, nous pouvons faire un pas dans ce monde. Accéder à sa mémoire profonde. En revanche, ce ne peut être possible que par l'intermédiaire d'autres esprits. »
Elle lui semblait différente du monde réel. Dans celui-ci, sa manifestation était translucide, et l'on apercevait une sorte de serpent à l'intérieur d'elle, lové autour de ce qui devait être son cœur. La créature grisâtre, griffue et crochue, semblait en sommeil. Malina, depuis toujours, combattait un démon en elle. La fin de cet affrontement sinistre, victoire ou défaite ultime, approchait.
« Il y a quelque part ici un esprit qui te guide, Tyell. Et qui te guidera sur ton chemin. Si tant est que tu devienne chamane.
— Je ne sais pas ce que je suis censé devenir.
— Tu es ton chemin, Tyell Maklar. Ni plus, ni moins. »
***
Donoma, 130 AFS
« C'est encore toi ? Salut, gamin.
Le siège en bois était encore un peu haut pour lui, mais il parvint à se hisser pour se mettre à un niveau à peine inférieur à celui des adultes.
— Je me demande comment tu fais pour arriver jusqu'ici sans ennuis. Les hommes de ton père doivent être encore à ta poursuite.
— Qu'est-ce que vous faites ? demanda le jeune garçon.
— Je donne à manger. »
Tyell était impressionné par la carrure de Tristan. Ses gros bras tatoués de symboles circulaires contrastaient avec sa figure paisible. D'un côté il tendait des sacs de farine, de l'autre récupérait des tickets en papier vert.
Ce devait être la fin de la distribution, parce que l'homme se levait et faisait les comptes.
« On dirait que tout ça t'impressionne, bonhomme.
— Mon papa ne me laisse jamais sortir du palais.
— Ton père ne veut pas qu'il t'arrive des bricoles. Il y a plein de gens qui n'aiment pas les Maklar. J'en connais même un rayon.
— Pourquoi ?
— Les injustices du monde trouvent toujours un coupable.
— Ils veulent changer de gouverneur.
Tristan eut un éclat de rire, dévoilant ses quelques dents prosthétiques en platine.
— Il n'y a qu'un seul vrai changement, bonhomme. Il se produit dans le cœur de l'almain. Ils sont nombreux à vouloir changer le monde, mais aucun n'est prêt à se changer soi-même.
Dans la lumière de Sven, des policiers en uniforme bleu océan accoururent.
— Tyell-sen, éloignez-vous de cet homme !
— C'est le plus difficile, continua Tristan en levant les bras. Faire barrage à ses propres craintes, éliminer ses propres doutes, protéger ses propres rêves.
— Tyell-sen ! s'exclama un des soldats. Vous n'avez rien ?
— Tyell-sen, nous avons besoin de savoir si cet homme vous a menacé ou a menacé des proches du gouverneur.
— Non » dit timidement Tyell, beaucoup plus impressionné par le calme que rayonnait l'imposant Tristan que par l'attitude protectrice des policiers.
Un garde l'attrapa par les épaules et le plaqua contre le mur de la ruelle avant de le fouiller sommairement.
« Rien de suspect, dit-il. Vous reconnaissez les tatouages ? C'est une bande ?
— Ça ne me dit rien, dit le chef des gardes.
— C'est juste décoratif, dit l'homme.
— Rentrons au palais. Ça ira pour cette fois, mon gars, mais ne vous attirez pas d'ennuis supplémentaires. »
L'homme les regarda partir avec un fin sourire. Les deux cercles sur ses mains rappelaient quelque chose à Tyell.
« Un souvenir intéressant, siffla une voix émergeant du songe.
Les arbres bleus et transparents refermèrent sur Tyell leur horizon déjà familier.
— On trouve des chamanes partout de nos jours, même à Donoma. Mais celui-ci n'est étranger à personne. Tristan. Lui qui veut toujours concilier les almains et les scients. On ne peut pas sauver séparément chacun des deux mondes. C'est ensemble, oui, ensemble.
— Qui êtes-vous ?
— Question intéressante. Qui es-tu ? Tu es ton chemin. Mais moi je ne chemine plus. «
La créature descendit de la branche sur laquelle elle était perchée. C'était une sorte de lémurien aux grands yeux ronds. Ses couleurs pastel semblaient se dissoudre dans le monde fantomatique.
« Mon corps existe, assurément, mais il n'est plus que le réceptacle de mes pensées. Je ne vis pas. Je suis maintenu en vie. Je veux t'aider, Tyell.
— Avec quelle contrepartie ? »
Le lémurien avait une face ronde, de grandes oreilles droites, des mains et des pieds préhensiles. Il se mit debout, un peu voûté, mesurant presque un mètre de haut. Il devenait évident qu'il ne parlait pas, c'était juste une illusion du monde des scients. Le lémurien n'avait pas de cordes vocales adaptées au dialogue et son visage restait sur une expression muette.
« Je suis Ijima et je suis un monk.
J'ai besoin de ton aide pour protéger le monde des scients.
Tu as besoin de mon aide pour protéger le monde des almains.
Et je suis le guide pour te permettre d'avancer sur ton chemin. »
***
Le lapin dans lequel Almira avait planté une flèche n'était plus qu'un squelette embroché sur une tige de bois noircie. Malina était en train d'en nettoyer la peau avec un racloir en os, pour coudre une nouvelle paire de gants. Tyell méditait. Almira était assise contre le flanc de Silver, qui les avait rejoints, malgré le temps gagné en dirigeable.
« Zanmar était une jolie ville, nota la chamane, c'est dommage qu'on ne s'y soit pas arrêtés plus longtemps.
— Nous y sommes presque, dit Almira. Laissez-moi terminer seule.
— Comptes-tu vraiment affronter le draken seule ?
— Vous n'avez pas besoin de mourir.
— Toi non plus.
— Si je suis venue ici pour mourir, peut-être que cela a un sens que j'ignore encore.
— Tyell et moi ne sommes pas sans défense. Il a même deux armes dans les poches intérieures de son manteau. Des Mohren en fibre de carbone, avec des balles en céramique.
— Toute arme est le pouvoir, toute arme est la Mort. Et ce pouvoir corrompt celui qui y a recours.
— Je sais. Nous le savons tous les deux. Et nous sommes prêts à faire usage de ce pouvoir.
— Je m'apprête à devenir un monstre, dit Almira. Ne me suivez pas sur ce chemin. »
Elle mit fin à la conversation en se plongeant dans le monde des scients. Malina poursuivait son travail à la lueur du feu mourant.
Joueur, le monk Ijima descendit d'un des arbres bleus.
« J'ai une requête pour toi, dylnia. Je pensais au garçon, mais en définitive, c'est toi. C'est à toi que je vais demander.
— Parle.
Ijima bondit et s'accrocha à une autre branche, tête en bas.
— Mon corps est actuellement dans une prison. Tu dois venir me libérer.
— Tu es un monk enfermé à Vactis, devina Almira. Dans les laboratoires de Vigilance.
Vactis. Navactis. C n'avait jamais été doué pour les noms.
— Ce n'est pas que j'y sois qui importe, mais ce que tu feras, une fois que tu y seras. Car cela arrivera tôt ou tard.
— En sais-tu plus que moi sur Vigilance ?
— Non, Almira. Vigilance va prendre le contrôle des deux cités almaines de l'Ouest, puis de la Lande. Les territoires qui refusaient sa souveraineté seront mis au pied du mur. Et toi, tu es presque arrivée là où tu te tenais il y a dix ans.
— Mais dix ans ont passé. Vigilance a gagné dix ans sur moi.
— Tu gagneras sur Vigilance, tu le sais. Et moi j'ai besoin qu'on me libère.
— Tu as ma parole, dit-elle.
— Merci, Almira. »
Elle savait ce que cela voulait dire.
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