36. La Lande - 2
Sur leur chemin, le maillage des saules remplaça celui des villages. Les marécages se ternirent et les feuillages persistèrent malgré le givre naissant, quand il ne s'agissait pas d'aiguilles de pin. Tyell lisait les spores. Les jours de brouillard, ceux-ci dansaient dans l'air, accrochés aux gouttelettes d'eau en suspension. Des dialogues se tissaient entre les arbres, que le vent dispersait trop vite.
« Nous y sommes presque. »
Almira parlait peu. Silver rôdait dans les parages, rarement à portée de vue. Parfois, à leurs haltes, il apportait du gibier tout juste attrapé.
Un tronçon de route leur apparut, un solide viaduc rescapé de la Chute des Étoiles, qui enjambait une vallée toute entière. Des piliers de métal et de béton le maintenaient encore, comme un dernier effort. Les arbres semblaient en avoir grignoté la base, puis délaissé cet ouvrage d'art trop indigeste. Des réparations couvraient le tablier de taches de rouille.
« La dernière fois que j'ai pris ce pont, dit Almira, ils prédisaient qu'il s'effondrerait dans les dix ans. Puis qu'il est toujours debout, vous voulez tenter ?
— Qu'est-ce que c'est, là-bas ? »
Une poignée de bâtiments de béton réaménagés courait de l'autre côté du pont, surmontée par de gros dirigeables rafistolés. Des câbles d'acier les ancraient aux immeubles et à deux tours d'appontage.
« En dehors de la Zone Surveillée, Vigilance ne contrôle pas les airs, indiqua Malina. Le biocarburant est rare, mais il y en assez pour une dizaine d'aérobases, réparties sur la Lande.
— Qui contrôle cette ville ?
Le cercle séparé en quadrants revenait sur le ventre des ballons gonflés à l'hélium.
— Elle est plus ou moins sous la juridiction de Lowen. Mais ce n'est pas un contrôle. Hormis Sym, la ville gère seule sa milice locale. Rien à voir avec Vigilance.
— Vigilance est une organisation dont le but est de concentrer l'ensemble du pouvoir militaire du monde dans une seule paire de mains, dit Almira. C'était le grand projet de John Maklar. Centraliser pour protéger efficacement Mondor.
— Donc, il y a un gouvernement local, et Sym ? Qui est Sym ?
— Sym est... Almira, comment peut-on lui expliquer ?
— Sym maintient les communications, les routes et assure la paix dans le monde des almains.
— Et les chamanes dans tout ça ?
Ils commençaient à arpenter le bitume, à peine perceptible sous les plantes grasses.
— Eh bien, là où Sym est craint, respecté, honoré et admiré, les chamanes sont...
— Craints, respectés, honorés et mis à l'écart, résuma Almira.
— C'est une manière un peu brutale de le dire, mais...
— Sym est un almain. Il est chargé de veiller à l'équilibre du monde des almains. Les chamanes sont différents : ils naviguent entre deux mondes. Ils n'ont qu'un pied de ce côté de la réalité. »
***
« Un dirigeable pour Lowen ?
L'homme moustachu indiqua les inscriptions à la craie sur le panneau d'ardoise et se replongea dans la lecture de son journal papier.
— Pas exactement Lowen, dit Malina. Zanmar. Ah, en voilà un. »
Les habitants de la Lande parlaient le même panterrien que dans la Zone Surveillée, saupoudré d'un accent qui s'était infiltré après un siècle de séparation effective. Hormis des explorateurs et téméraires des deux bords, rares étaient les communications entre la zone protégée par Vigilance et le reste du continent.
« Dans une semaine, dit Almira. Nous n'avons pas le loisir d'attendre jusque-là.
— Un draken s'est réveillé il y a six mois, dit l'homme enfoncé dans son journal. Depuis, aucun dirigeable ne décolle sans chamane à bord. Précaution minimale en cas de grabuge. Il y en avait un ici mais il est parti, on attend un remplaçant.
Malina posa les mains sur son bureau, juste devant lui. Il retira ses lunettes.
— Je vois, dit-il en considérant les cercles tatoués. Et vous voulez aller à...
— Zanmar.
Il se découvrit un intérêt soudain pour le groupe. De l'autre côté de la porte vitrée, la petite ville était en proie à l'agitation habituelle de la demi-journée.
— Ça peut arranger un certain nombre de nos clients, dit-il. Est-ce que vous avez une autre preuve que vous êtes une chamane ? Une démonstration suffirait.
Elle écarta son journal et prit sa main.
— Vous devriez avoir l'impression qu'elle est plongée dans de l'eau froide. Chaude. Froide. Chaude.
— C'est bon, c'est bon, s'énerva-t-il,.
Ayant roulé en boule et jeté dans une corbeille la feuille de chou, il chercha des formulaires papier.
— Je n'ai plus beaucoup de monnaie avec moi, dit Malina, mais en compensation de ma participation, je souhaite que mes deux compagnons puissent venir également.
— Je m'attendais à ça, soupira le fonctionnaire.
Il retira ses lunettes et les posa devant lui.
— Vous êtes des explorateurs de l'Ouest ?
— Je suis native de la Lande, répliqua Malina.
— La plupart du temps, quand on reçoit des visites impromptues et des groupes bizarres, ce sont des gens de l'Ouest, c'est pour cela que je demande. Sym a demandé de signaler la présence d'étrangers et leurs activités.
— Vous craignez les Vigilants ? demanda Almira.
— Il s'agit de précautions usuelles. Les gars de la Zone n'ont jamais montré de bienveillance particulière à l'égard de la Lande et... et pourquoi est-ce que je discute de cela avec vous, d'ailleurs ? Qui êtes-vous, tous les trois ?
Il n'était pas envisageable de révéler l'identité d'Almira. Cela ne ferait que donner leur position à Vigilance, qui ne manquait certainement pas de moyens de s'informer de ce qui se passait dans la Lande.
« Vous avez besoin de moi, pas vrai ? dit Malina. Je réponds de ces deux personnes, ce sont des amis.
— À votre guise, chamane. Mais quant à savoir où vous avez récupéré vos amis...
— Ce n'est pas ça qui compte, n'est-ce pas ? »
Elle lui sourit et il laissa passer, colorant son geste d'une fausse magnanimité débonnaire. Pour masquer sans doute le fait qu'il n'ait guère le choix.
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