35. La Lande - 1


Toute vie est souffrance.

La conscience de ce fait est le premier pas pour comprendre la Loi de toutes les choses et quitter la roue des réincarnations.


Lande, 136 AFS


Le jeune okrane donna un coup de bâton sur le rocher et leur embarcation plate s'en écarta.

« On ne devrait pas le payer, pour la discrétion ? demanda Tyell.

— Ce n'est rien, dit-il. C'est un honneur de rencontrer une chamane.

— La vérité, dit Malina, c'est qu'il a peur de moi.

— Ce n'est pas vrai » rougit le garçon.

On reconnaissait sur son dos la laine d'un mouton sauvage. Un rejeton des espèces introduites sur Mondor pour l'ingénierie des écosystèmes, qui avait survécu à la Chute des Étoiles.

« Du coup, qu'est-ce qui vous amène dans la Lande ? » tenta-t-il.

Sur le cours d'eau qui serpentait dans le marécage, ils croisaient sans cesse des morceaux de béton ou de métal défigurés par la corrosion et les algues. Le berger, qui connaissait le chemin par cœur, les évitait avec adresse, sans même les regarder.

« Je suis là par hasard, se défendit Tyell.

— Essaie d'inventer quelque chose, répliqua Malina. Dans le monde des scients, rien n'arrive par hasard.

Almira tourna la tête vers l'okrane et lui répondit :

— Je suis à la recherche d'un draken.

— Je crois qu'ils vivent beaucoup plus à l'Est que ça.

— C'est exact. Entre ici et Lowen, dans les montagnes.

— Ça va vous prendre du temps.

— On marche vite » dit Malina.

Elle fouilla dans une de ses poches et trouva un petit pendentif. C'était une silhouette almaine sculptée dans du bois de saule, assez vieille à en juger par la patine, accrochée à une ficelle cassée.

« Tiens, Egarel, c'est pour toi. Porte-bonheur à l'efficacité garantie par les chamanes.

— Vous l'avez enchanté ? demanda-t-il ingénument.

— Les enchantements et la magie n'existent pas. Il n'y a que l'énergie du monde que l'on nomme l'atman. Et cette énergie est beaucoup plus forte en toi que dans ce petit morceau de bois... mais ça peut toujours être utile. »

Les habitants de la Lande avaient foi en les chamanes et les scients. Que les premiers révèlent les fondements de leur art, l'existence des spores et des connexions mentales entre scients à l'échelle du monde, n'aurait eu aucun effet véritable. Souvent, les almains ne voulaient pas en savoir plus, et contraignaient les chamanes à un rôle spirituel auquel ils s'attachaient plus ou moins dans leur pratique quotidienne.

« Regardez » dit Tyell.

Une famille de loup-tigres, deux adultes entourés de quelques rejetons pas plus gros qu'un chien, les observait de la berge. Ils s'étaient assis dans le plus grand calme, comme les spectateurs d'un discours.

« Je n'ai jamais vu ça, dit Egarel, pétrifié. Qu'est-ce qui leur prend ? Pourquoi ils sont aussi près ?

— Laisse-nous ces questions, dit Malina. Est-ce que tu les entends, Tyell ?

— Je sais qu'ils parlent, mais je n'arrive pas à savoir de quoi.

— Les almains ont envoyé une expédition sur le même chemin que nous, dit Almira. Par les airs.

— Ton avis ? dit Malina.

— S'ils suivent le même chemin que nous, c'est qu'ils cherchent le même but. Donc le draken. »


***


« N'avez-vous pas honte de proclamer cela, ici même, dans cette maison ?

Lysen ouvrit la porte et entra sans s'annoncer.

— Un problème, père ?

Bagdanov, plus accablé de médailles qu'un tableau décoratif, était assis dans un fauteuil.

— Général.

— Lysen-sen.

— Avez-vous besoin de quelque chose, père ? demanda Lysen.

— Pouvez-vous nous ramener du thé ? » dit Paulem en se laissant tomber dans un autre fauteuil.

Lysen sortit et fit signe à leur domestique. Il se colla à la porte et tendit l'oreille ; une stratégie commune entre lui et son père. Paulem faisait mine de garder pour lui les intrigues politiques ; en réalité, il ne cachait rien à son fils, pour le préparer au mieux.

« Cela n'a même aucun sens, ajouta l'okrane.

— Écoutez, Partel-sen, depuis que Donoma a mis en application ses lois de préservation génétique, rien de grave n'est arrivé. Il est temps que la politique à l'intérieur de la Zone Surveillée soit cohérente.

— Je ne suis pas dupe, général. Les hybrides interdits d'exister dans les Terres Orientales ont fui pour les Terres Occidentales. Vous voulez les chasser ici aussi. Mais la question est : pourquoi ?

— Vous connaissez bien Chyselm Maklar, ai-je entendu dire. Vous ne pouvez pas être insensible au sujet des dérives génétiques. Souhaitez-vous que votre fils épouse une humaine et que vos enfants soient de demi-race ?

— C'est une décision qui n'appartiendra qu'à Lysen.

— Lysen n'épousera pas Victoria Maklar. Je sais que cela vous arrangerait. Mais il est trop tard. Vous ne pouvez pas en même temps protéger les hybrides et vous rapprocher de Donoma. Et puis, pour quoi faire ? Vous retourner contre Vigilance ?

— C'est un tout autre sujet que le statut des hybrides. Qu'ont-ils de si particulier pour vous ? »

Lysen entra avec un plateau et le laissa sur le bureau de Paulem, qui se servit lui-même une tasse de thé avant d'en proposer à Bagdanov.

« À moins que vous ne soyez pas préoccupé par « les » hybrides, mais par une seule parmi eux.

La cicatrice de Bagdanov frémit et son front se plissa.

— Cette théorie du complot est tout à fait intéressante, dit-il. Vous soutenez que Vigilance a une dent contre Almira ?

— En tout cas, si les lois de Haven déclarent les hybrides illégaux, elles frapperont aussi ma fille.

— S'il n'y a que cela qui vous préoccupe, nous pouvons faire une exception pour elle. Ce n'est pas comme si Almira était vraiment votre fille.

La tasse resta en suspens.

— Ce n'est pas avec ce genre d'insulte que vous arriverez à obtenir quelque chose de moi.

— Vous ne pourrez pas vous défiler très longtemps, Partel-sen. Vigilance est en position de force et même Chyselm Maklar sera forcé de le reconnaître. Le monde a besoin de nous.

— Le monde a besoin de paix, général. Quant à savoir si ce sont vos uniformes qui nous l'apporteront.

— Si vous continuez à vous opposer à tout, vous allez devenir isolé au sein du Conseil. Vos soutiens s'amenuisent, Partel-sen. Je sais que la sécurité de Haven est importante pour vous et que vous ne pouvez pas laisser les autres politiciens incompétents s'en assurer. Je sais donc que vous ferez les bons choix. »

Haven savait ce que Vigilance tramait. Le temps passant le confirmait à Paulem. Et les deux cités seraient impuissantes face à l'organisation ; depuis longtemps, Vigilance avait gagné.

« Dites bonjour à Numberane de ma part » dit le président du Conseil.

Bagdanov le regarda de travers, légèrement irrité.

« Je ne connais personne qui réponde à ce nom.

— Tout le monde sait qu'une petite-nièce de John Maklar se tient derrière vous, général. Ce que vous appellez le « commandement », censé être une commission pléthorique et opaque. Numberane. Number one, dans cette ancienne langue, si j'ai bonne mémoire.

Si moi aussi, je voulais mettre au point une dictature, je séparerais en effet le chef effectif de sa manifestation politique ; un marionnettiste et un pantin. C'est une organisation admirable. »

Ils se serrèrent la main avec amertume. Plus rien à se dire. Entre Haven et Almira, Paulem devrait abandonner Almira. Mais même cela ne lui garderait pas son poste au Conseil.

Un almain populaire ne le reste pas bien longtemps si c'est nécessaire.

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