Terres Orientales, 136 AFS

Tyell jeta un coup d'œil en arrière. Silver les suivait toujours, aussi léger qu'une ombre. Une ombre qui pourrait l'égorger d'un coup de griffe. Le loup-tigre avait cette aura d'ennui particulière qui émane des plus grands fauves, ceux qui, surpassant même les membres de leur espèce, règnent sur le monde animal avec flegme et en pleine conscience de leur statut de roi.

La dylnia marchait devant eux et Malina lui faisait la conversation.

« On dirait que tu as peur de ce garçon, dit la chamane. Pourtant il n'a fait de mal à personne.

— La dernière fois que j'ai vu Tyell, il avait quatre ans et j'étais plus vieille que maintenant. J'ai l'impression de vivre à rebours du monde.

— Tu connais la plupart des secrets de Mondor. Il faut les confier, Almira. Il faut que tu formes les almains scients.

— Tyell est le fils de Chyselm Maklar. Je n'ai jamais eu aucune raison de faire confiance à Chyselm.

— Malgré cela, dit le jeune almain, ce n'est pas Chyselm qui a mis le feu au village où tu vivais, mais Adriel.

Almira s'arrêta et toisa Tyell.

— Je suis le fils de mon père, soit ! Mais je ne suis pas une extension de mon père. Cela fait des années que je cache à ma famille que je suis un scient. Chaque jour et chaque nuit, depuis des années, j'entends des voix. Personne, à Donoma, ne peut m'aider. Surtout pas mes parents. Alors, j'ai beau être Tyell Maklar, aujourd'hui, je suis Tyell, juste ça, et même pas grand-chose. Je ne suis pas proche de Chyselm, je ne connais même rien à la politique de Donoma, j'ai passé ces dernières années à tourner comme un fauve en cage et la seule personne qui connaît mon secret est Rhégar, la seule à avoir pu le deviner sans que je sois obligé d'avouer.

— Tu n'as pas à avoir honte, dit Almira.

— Vous deux avez tout pouvoir sur moi parce que vous savez que je suis un hybride. La loi de Donoma ne donne virtuellement aucun droit aux hybrides, fussent-ils le fils du gouverneur. Que quelqu'un l'apprenne et Chyselm sera aussitôt renversé : pas de succession en vue.

— J'étais contre ces lois.

— Haven va bientôt en adopter de semblables.

Ils s'étaient arrêtés. Le reflet blanc des yeux de Silver se diluait entre les arbres.

— Paulem ne laisserait pas faire ça aussi facilement.

— Haven ferait n'importe quoi pour garder la protection de Vigilance.

— Tandis que Donoma la refuse poliment.

— Peu importe, dit Malina. Donne-lui un premier cours, Almira. Dis-lui l'origine des scients.

Almira quitta Tyell des yeux et reprit sa marche.

— Les hybrides sont nés avant les scients. Les spores ont été créés avant les scients. Quelqu'un a ensuite conçu les différentes espèces et les a introduites sur Mondor, au moment de la Chute des Étoiles. Nos marqueurs génétiques nous rendent sensibles aux spores, permettent de les héberger ou de leur transmettre des influx nerveux. Les spores sont des organites à petite durée de vie. Leur raison d'exister est de réaliser une tâche.

— Tu était une chamane de rang plus élevé que moi, dit Malina. Quelque part dans ta mémoire, tu en sais plus.

— Et depuis 136 ans que la Chute a eu lieu, les almains n'ont eu de cesse que de recommencer le même mouvement : ils cherchent à comprendre comment fonctionnent les scients, les spores, d'où viennent les pouvoirs qu'on leur attribue, afin de reproduire, et de devenir maîtres de ces mêmes pouvoirs.

— Le pouvoir est ce qui nous rend libres, dit Tyell. Libres de Vigilance, par exemple.

— Mondor se dirige vers un monde dans lequel une seule organisation possédera un pouvoir plus grand que tout le reste. Alors, ce pouvoir ne rendra personne libre, mais tous esclaves. Qu'il s'agisse de Vigilance ou d'une des cités. »

***

Les cheveux d'Almira, dispersés en étoile, se diluaient sur un mur doux de la même couleur. Elle dormait dans le creux que Silver avait formé pour elle.

Le scient était une preuve que Mondor reconnaissait la dylnia à sa juste valeur, quand bien même l'almanité s'écarterait de la voie, obsédée par la sécurité matérielle et la peur des étoiles.

« Comment est la vie à Donoma ? l'aiguilla Malina.

Tyell haussa les épaules.

— C'est une ville. Ce n'est pas la seule. Il y a des usines, des fermes aux alentours, une ligne de train pour Haven, une pour Vactis. Je traînais souvent dans le quartier des récupérateurs quand j'étais gamin. Ce sont les gens qui cherchent des choses dans les ruines. Ils bricolent des machines avec lesquelles ils déblaient, ramènent du fer, du cuivre, de l'argent quand ils ont de la chance.

— Est-ce que les gens sont heureux ?

— Je ne sais pas si je me suis posé la question. J'ai rapidement découvert que je n'étais pas heureux, à cause de ça.

Ses mains émettaient la lueur délicate des spores.

— Et j'ai mis du temps à comprendre. Les hybrides à Donoma n'existent pas. Personne n'est enregistré comme tel. Ils n'ont pas le droit d'exister.

— Les almains mettront du temps à les accepter, dit Malina, mais cela viendra. Surtout quand ils se rendront compte qu'ils ont besoin d'eux.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Il y a longtemps, bien avant la colonisation de Mondor, les humains ont dû accepter les okranes comme égaux. Ils ont été forcés de constater que c'était avec eux que se produirait le pas vers une nouvelle ère. Peut-être que les almains accepteront les hybrides quand ils verront que nous sommes la porte sur le monde des scients.

Malina s'assit dans une position confortable.

— Lorsque tu rêves, les spores que tu captes te submergent. La journée, ton cerveau peut ne pas se rendre compte de leur présence ; la nuit est le théâtre de leur murmure. Tu dois ne laisser entrer dans ton esprit que ceux que tu y attends. C'est ce que je t'apprendrai.

— Les scients vivent dans un autre monde que nous, n'est-ce pas ?

— Le monde des scients est un vaste système qui les englobe et qui, un jour, englobera toutes les choses vivantes. Chacun y contribue à sa manière. Des entités immenses, anciennes, veillent sur cette mer abstraite. Ces esprits se sont émancipés de leur enveloppe charnelle. On devient un chamane parce que l'un de ces esprits nous choisit. Voilà la place qu'occupe Tivahlac pour moi.

— Et pour Almira ?

— Je te laisse deviner la réponse. »

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Et vous, vous la devinez :p ?