3. Haven
Entends ma voix, monde.
Tu as tant changé que je ne te reconnais pas.
Me reconnais-tu ?
Je faisais partie de toi, alors.
Ma vie avait un sens parmi toutes les autres vies.
Qui peut prétendre à reconstruire un cercle brisé ?
Réponds-moi, monde, sans quoi tu ne vaux pas mieux que les ombres de mes souvenirs.
Livre de L'Éveil
Donoma, 136 AFS
« Voyager ? J'ai toujours rêvé de voyager.
— Je ne sais pas si nous avons la même définition du voyage. »
Un coup de peigne et les cheveux de Tyell reformèrent la frange qu'il détestait. Le fait que son père l'oblige à porter cette coiffure ridicule n'était pas le seul grief qu'il avait contre lui, mais arrivait toujours en premier dans la journée.
Victoria parcourut sa chambre en traînant sur son chemin un œil faussement ingénu. Elle recherchait quelque chose pour le faire parler, ou mettre à jour les secrets qu'elle lui imaginait.
Contrairement à lui, sa cousine resplendissait dans ses vêtements d'apparat, une robe longue magnifique qui la mettait en valeur, un chignon dont les épingles d'or rajoutaient un éclat supplémentaire à sa chevelure rousse.
« Qu'est-ce que tu veux dire ?
Elle tira les rideaux, mais l'extérieur criait d'ennui, alors elle ouvrit les tiroirs de son meuble de chevet, pour les secouer presque.
— Je ne parle pas de tourisme, dit Tyell en finissant de boutonner sa tunique. Je parle de voyager pour comprendre.
— Et qu'entends-tu par comprendre ? »
Le jeune homme se leva du fauteuil et referma le miroir devant lequel il avait fini de se préparer. À petite dose, moins d'une heure par jour, Victoria ne lui était pas insupportable. Le temps pour elle de venir le réveiller comme s'il était encore un enfant ; lui tenir la conversation tandis qu'il redevenait Tyell, le fils du gouverneur Maklar, un homme de la haute société à la tenue irréprochable
« La façon dont les gens fonctionnent. Par extension, dont le monde tourne. »
Victoria ne semblait pas transportée par ses élans philosophiques. Intriguée, elle mit la main sur une boîte en verre contenant une poudre rosâtre.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Tyell frémit. Ils avaient partagé leurs secrets d'enfance, à l'époque des mondes imaginaires ; mais le cap de la majorité, malgré toutes les tentatives de se persuader du contraire, avait mis fin à cette complicité. Victoria lui était désormais aussi étrangère que sa mère ou son gouverneur de père.
« Je voudrais que tu ranges ça immédiatement. Cela ne concerne que moi et les médecins. »
Son père n'aurait pas eu une crise cardiaque en découvrant que son fils prenait des somnifères, mais sa culture du soupçon l'aurait porté loin, trop loin.
« Si tu veux » dit-elle, surprise et déçue.
Il sortit pour ponctuer cet événement, Victoria s'empressa de coller à ses pas.
Dans la salle à manger, le gouverneur Maklar disparaissait derrière ses papiers, à peine atteint par les pâtisseries qu'un domestique essayait de lui faire parvenir. Tyell attrapa et grignota un morceau de pain.
« Assieds-toi, au moins, dit son père.
— Je n'ai pas très faim, il est déjà tard.
Les feuillets s'écartèrent et regard de Chyselm en jaillit, toujours aussi vif, tel l'éclat d'Hélios entre les frondaisons d'une forêt de saules.
— Je vais bientôt me rendre à Haven. Ils ont invité beaucoup de monde pour célébrer le Jour du Silence.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
— Tu sais bien ce que c'est. Cela parlera politique, et politique. Je ramène Victoria, mais je ne t'ai pas demandé si tu voulais venir.
— Je vais me marier, dit sa cousine, comme si c'était une nouveauté.
— Pourquoi est-ce que je viendrais ? grommela Tyell. Tu as besoin de moi ?
— Ce peut être une nouvelle occasion de se confronter à ce monde. Il est bon d'être habitué jeune, Tyell.
— J'ai déjà eu mon lot de réceptions diplomatiques et de conversations politiques.
— Il y aura certains invités exceptionnels, murmura Chyselm. Partel a dit qu'il ramènerait sa fille.
— Je ne savais même pas qu'il avait une fille. Je croyais qu'il avait juste un fils.
— Il l'a gardée dans l'ombre, mais Partel est le père adoptif d'Almira. Il en est encore quelques-uns pour croire à la réincarnation de leur prophétesse ; nul doute que ce sera intéressant. »
Tyell croisa les bras.
Il n'avait jamais considéré comme sûr ce qu'il entendait de son père, cherchant toujours le mensonge, la dissimulation, la manipulation. Chyselm voulait l'intéresser en cherchant l'originalité, quitte à faire passer la fille de Partel pour un monstre de foire.
« Je suis occupé ici, répliqua-t-il. Pas la peine. Tu me raconteras. »
À coup sûr, elle ferait de nouveau couler de l'encre. À moins que le monde ne se soit déjà lassé de ses multiples réincarnations. Mondor avait toujours d'autres préoccupations.
***
136 AFS
« Haven ! »
Chyselm leva le nez de ses papiers et un assistant s'empressa d'y remettre de l'ordre.
Les poutres de fer qui soutenaient la voûte de zinc de la gare se succédèrent à un rythme alangui. Le train ralentissait.
Faire rouler ce train tenait du miracle technologique et logistique. À chaque fois qu'il faisait la liaison entre Donoma et Haven, une foule immense se pressait sur les quais. C'était toujours une grande occasion.
Comme toute machine de l'ère AFS, il roulait au biocarburant, vendu à prix d'or par Vigilance. Pour parcourir les mille kilomètres qui séparaient les deux cités, il lui fallait bien deux jours complets. Inutile de dire que seuls les plus fortunés se payaient le trajet, et en l'occurrence, toute la bourgeoisie donomane. Chyselm en tête, Florelia, sa femme, Victoria, sa nièce, ses incapables parents, quelques ministres, une pleine brassée de courtisans. Enfin, dans les wagons de queue, des hommes d'affaire, des opposants politiques, des ambassadeurs, des émissaires et toutes sortes de racleurs de parquets.
Le train était une petite société de vautours sur laquelle Chyselm avait fermé les yeux depuis le début du trajet, se contentant de rester dans la voiture de tête, de se documenter, de lire et d'écrire. Il ne rencontrait Paulem Partel qu'une fois tous les six mois maximum. Chacune de ces occasions était importante. Le Jour du Silence en était une. Cette année tout particulièrement.
Il ne pouvait mettre le doigt dessus, mais quelque chose tracassait Partel.
« Gouverneur Maklar, nous allons devoir descendre. Les membres du Conseil nous attendent dehors. »
Chyselm regarda son assistant et se demanda si vraiment, c'étaient les impôts donomanes qui avaient payé son improbable tenue. Un uniforme bâtard entre celui d'un domestique et d'un militaire, trois rangées de boutons nacrés et des épaulettes plaquées d'argent, comme s'il fallait se donner contenance. Le tout dans des tons bleus océan sur lesquels tranchait un ceinturon noir.
Chyselm se leva en masquant ses difficultés du mieux qu'il le pouvait.
Il n'était pas vieux. Il n'y avait pas droit. Le moment n'était pas encore venu.
Pourtant, son reflet dans la vitre du train était celui d'un vieil homme. Ses pieds traînèrent un peu sur la moquette rouge, puis il retrouva des couleurs et franchit la porte de sortie avec éclat.
Des officiels havènes formaient deux rangées de chaque côté de lui. Beaucoup plus loin, derrière une encâblure de sol cimenté laissé libre, la foule se massait derrière des barrières métalliques, certains badauds juchés sur des porte-bagages pour mieux voir.
« Gouverneur Maklar ! Avez-vous fait bon voyage ? »
Paulem Partel était un petit okrane au crâne entièrement chauve et recouvert des squames de Harper. La maladie avait fait des ravages cinq ans plus tôt. Mais pour le reste, il semblait en pleine forme, vêtu de manière faussement simple pour quelqu'un de son rang, le visage imberbe maquillé par le poids des ans. Il rayonnait cette aura de science que l'on nomme la responsabilité, sur laquelle tantôt les arrivistes croient mettre la main, sans y parvenir.
« Le train s'est arrêté deux fois, dit Chyselm. Apparemment, les soldats ont abattu des bestioles qui rôdaient trop près des installations. »
La sécurité de la ligne était assurée par Vigilance. C'était la seule concession faite à l'organisation sur le territoire donomane. Même si les Terres Orientales faisaient partie de la Zone Surveillée, les vigilants n'avaient officiellement pas le droit d'y mener des opérations au sol. Un coup d'éclat politique vieux de quatre ans, devenu rapidement une manœuvre critiquée.
Les soldats aux uniformes gris-blancs – nettement moins voyants que la tenue de Chyselm et de son valet – déchargeaient le matériel des derniers wagons, au bout du quai. Ils travaillaient en silence, dans l'ombre des toits percée par quelques rais de lumière, de loin, comme des fourmis assujetties à un plan de fonctionnement supérieur.
Chyselm serra la main à Partel et les deux almains se mirent en chemin, noyés d'une cohorte de politiciens havènes et de donomanes excités. Marchant en tête, hormis les services de sécurité qui leur ouvraient la voie de mille coups d'œil fauves, ils étaient seuls au sommet. Depuis le toit du monde, ils voyaient grouiller la masse de leurs suiveurs et de leurs détracteurs dont sortirait sans doute, un jour, quelqu'un pour les remplacer.
« Nous vieillissons » dit Chyselm à voix basse.
Paulem faisait des signes amicaux aux badauds. Sa popularité en tant que président du Conseil était son meilleur argument de vente. Surtout, son meilleur appui lorsqu'il s'élevait contre les décisions des autres membres. Paulem était un politicien virtuose, et il avait encore des convictions. Chyselm ne les partageait pas pour la plupart, ce qui l'obligeait à feindre la distance. Mais ils étaient deux rocs inébranlables qui ne dévieraient jamais de leurs opinions. Lorsqu'une tempête ferait tourner toutes les girouettes autour d'eux, et retournerait les vestes les mieux accrochées, ils s'aideraient l'un l'autre à rester debout... jusqu'à l'inévitable déclin.
« Le seul moment que j'ai pu trouver pour notre entrevue sera demain soir, vers la fin de la fête. Cela vous convient, Maklar-sen ?
— D'ici là, je prendrai le pouls de la politique havène. »
Ils avaient traversé le hall de la gare, et marchaient maintenant sur les pavés d'une place, elle aussi bardée de vigilants armés, en direction de voitures arrêtées.
« Le pouls bat de plus en plus vite, dit Paulem. Vous verrez si vous discutez avec les autres conseillers. Évitez de mentionner ce qui ne concerne que vous et moi. »
Il lui serra de nouveau la main et le salua avant de disparaître dans sa propre voiture.
Demain soir, Paulem ferait salle comble. Toute l'effervescence qui commençait à agiter les milieux politiques, sans trop qu'on sache pourquoi, entrerait dans le palais du Conseil de Haven. Elle serait réunie en théorie pour célébrer le Jour du Silence, la survivance de leurs peuples et leur reconstruction au lendemain de la Chute des Étoiles, cent trente-six ans plus tôt. En pratique, ce serait un panier de crabes.
Depuis quelques mois, Paulem en jouait comme il savait si bien le faire, distillant quelques informations croustillantes. De hauts gradés de Vigilance se montreraient, ainsi que son tant attendu fils Lysen, pressenti comme futur conseiller et à qui il ne manquait qu'un ou deux ans pour mûrir. Enfin, il y aurait Almira.
Adoptée six ans auparavant, elle avait grandi vite, dans l'ombre des Partel, dans le plus grand secret. Si les vigilants savaient, ils gardaient contenance et faisaient mine de ne pas s'y intéresser. Quel âge avait-elle, maintenant ? Huit ans, neuf ans ? Selon les standards okranes, cela faisait d'elle une adolescente. Une jeune fille qui ne manquerait pas de susciter l'intérêt, telle la flamme dont on approche la main pour voir si elle brûle pour de vrai. Ils seraient nombreux, ce soir, à tourner autour d'Almira, tenter de trouver leur propre réponse au mystère, déterminer ce dont elle se souvenait.
Depuis douze ans qu'était morte la précédente, les hommes politiques n'avaient pas changé, les enjeux non plus. Beaucoup de placards emplis de squelettes.
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