29. Tivalhac - 1
Chaque chose, en cet univers, est double.
Chaque chose, en cet univers, porte le germe de sa fin.
Terres Orientales, 135 AFS
« Encore une fois, le vieux Maklar et son orgueil... Vigilance aura toujours dix fois plus de drones que nous. Ils ont Vactis. Ils ont les usines de biomasse. Ils ont la technique et l'industrie.
— C'est vrai que Vigilance est une organisation puissante. Et c'est pour cela même que vous devons en être les plus indépendants possible.
Le soldat okrane soupira et se concentra sur le chemin de forêt sur lequel ils roulaient.
— Tu n'es pas obligé d'être d'accord avec tout ce que fait le gouverneur, Rhégar. Essaie d'avoir un peu de pensée critique. Ou d'amour-propre. Ce n'est pas parce qu'il te considère comme son chien de garde que...
— Je les vois » dit le gars à l'arrière, écran devant les yeux, qui pilotait un drone d'observation donomane.
Rhégar s'agrippa aux barres métalliques et se hissa sur le côté du véhicule, en équilibre assuré mais précaire. Faute de ciblage automatique sur son fusil, il faudrait viser les messen lui-même.
« On sort de la forêt, dit l'okrane. On va être à découvert.
— Ils ne nous atteindront pas » assura Rhégar.
C'était l'aube, et la lumière, loin de faire fuir les chauve-souris géantes, semblait les exciter de plus en plus. On n'en voyait pas beaucoup dans la région. D'ordinaire, elles habitaient la Lande et ne sortaient que rarement, à la faveur d'un solstice.
Les messen patrouillaient en cercles comme s'ils cherchaient quelque chose. Peu importe. Ils étaient trop près et trop énervés ; et pouvaient tuer un homme sur le coup, même sans le vouloir. Rhégar se cala sur l'un d'entre eux et tira. Le messen tomba sur la plaine, à côté de la borne cartographique en béton de laquelle ils s'approchaient.
Rhégar n'aimait pas ces bestioles. Ils avaient une tête ronde, pourvue d'oreilles et d'une corolle qui leur servait à ressentir le champ électromagnétique. L'approche des orages les excitait. Leurs yeux étaient immenses et noirs, adaptés à l'obscurité. Et ils émettaient sans cesse des cris perçants pour s'écholocaliser.
Il tira à d'autres reprises sans succès. Plus nombreuses que le drone d'observation ne l'avait suggéré, les chauve-souris s'égaillaient dans leur direction.
« C'est mauvais, cria le gars sur la banquette arrière, j'ai perdu le drone, ils l'ont bouffé.
— Accélère, ordonna Rhégar au conducteur. Il faut qu'on se remette à l'abri.
Déjà assourdi par le bruit des tirs, il en distribua quelques autres, plus pour faire fuir que pour tuer. Lunettes retirées, le pilote du drone chargeait un pistolet pour l'aider..
— Là ! » s'exclama l'okrane.
Il vira violemment, trop tard. Un messen leur était littéralement tombé dessus et ses grandes ailes s'étendaient devant le pare-brise. L'okrane chercha une arme sur le siège à sa droite, qui en avait glissé. Un bras osseux, la peau de l'aile repliée autour de lui comme un vêtement inadapté, traversa la vitre. L'okrane lâcha le volant pour éviter les griffes qui se plantèrent dans le siège. Le véhicule tout-terrain sortit du chemin et fit un demi-tonneau.
Rhégar ne perdit pas connaissance dans le choc mais il lâcha son fusil pour s'accrocher. Le messen, qui n'avait pas pu se dégager, fut écrasé par le poids du tout-terrain.
Ils étaient sur le dos. Rhégar chercha les deux autres du regard. À l'avant du véhicule, du sang coulait de chaque côté du pare-brise écrasé. Le bras du messen était toujours planté dans le siège. Rhégar chercha l'okrane ; indemne hormis des contusions, il se dégageait.
« Tout va bien pour moi, grogna-t-il, mais si ta radio marche encore, appelle des renforts.
De la fumée montait du moteur et l'empêchait de voir. Il essaya de se traîner dehors, mais un coup formidable le renvoya à l'intérieur.
— Ne bougez pas, commanda une voix.
Il entendit siffler un messen, tout près, qui l'aurait certainement cueilli à sa sortie.
— Almira ! s'exclama-t-il.
Un coup de vent repoussa la fumée. Rhégar parvint à s'extraire du véhicule accidenté et chercha la radio dans sa veste.
— Contrôle, est-ce que vous avez notre position ? Contrôle ?
— Rhégar, votre balise est encore active mais ne se déplace plus. On a envoyé un drone vers vous. Combien d'hostiles ?
— Entre dix et vingt. »
Il chercha les messen du regard. Il n'y en avait plus dans le ciel au-dessus de lui, mais plusieurs étaient posés sur le sol, arc-boutés, la tête en avant, les griffes plantées dans la terre. La tension faisait saillir leurs muscles puissants. Entre eux et lui se tenait une gamine, debout, habillée de vêtements de voyage. Elle leur présentait le dos de la main droite et la faisait bouger très lentement, comme pour les hypnotiser.
Un des messen à terre eut un regard oblique dans la direction de Rhégar et émit un grincement sinistre.
« Ce n'est plus de votre ressort » dit la fille.
De petites étincelles bleues voletaient tout autour d'elle. Il crut d'abord à une une illusion due au choc qu'il venait de subir. Des spores visibles, donc en concentration majeure.
Les messen renâclèrent et s'arrachèrent au sol, l'un après l'autre.
« Vous en avez tué deux, dit-elle.
— Vous êtes qui, exactement ?
— J'habite dans la région.
— Vous n'êtes pas Almira ? Sa réincarnation ? Ou quoi que ce soit...
— Malina. Malina Vrinda. »
Rhégar avança vers elle. Les spores flottaient encore dans l'air. Sa peau semblait naturellement les attirer. Il agita des bras.
« Pourquoi réagissez-vous à leur encontre comme s'il s'agissait de bêtes ? demanda Malina.
— Vous leur parlez peut-être comme elle, mais pas moi. Quand quelqu'un m'attaque, je me défends. Vous savez pourquoi ils étaient tous là ?
— Il y a eu une perturbation électromagnétique. Une éruption solaire. Pas assez forte pour perturber vos appareils de mesure, mais assez pour les leurs. Le groupe a simplement perdu son chemin.
— Et maintenant, tout est rentré dans l'ordre ?
— Je leur ai donné la voie.
— Je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un qui ait ce don dans les Terres Orientales, autre qu'Almira. Vous habitez vraiment dans la région ?
— Je suis ici depuis un an. »
Elle semblait moins distante qu'Almira l'était dans son souvenir. Des cercles étaient tatoués sur les dos de ses mains. Il ne reconnaissait ni le symbole, ni la langue des inscriptions.
« Vous venez d'où exactement ? »
La jeune fille ne répondit pas et s'introduit dans le véhicule accidenté.
« Euh, salut, dit le pilote du drone.
— Est-ce que tu peux bouger ?
— Pour le moment je suis un peu coincé.
Une barre de métal tordue s'était coincée en travers devant son épaule, au niveau de la clavicule.
— Mais ça va, je vais rester ici et attendre que les gros bras me désincarcèrent. »
Malina revint de l'autre côté du véhicule. Elle retira une barre presque démontée du pare-buffle et s'en servit comme levier pour faire sauter la porte sans fenêtre, puis tira l'okrane. Ce dernier se tenait le bras en grimaçant.
« J'ai un éclat de verre, indiqua-t-il.
— Fais voir.
— Si je le retire maintenant, je vais faire une hémorragie. Eh, Rhég ! Il me faut un garrot.
— Vous n'avez rien, dit Malina.
Elle le força à retirer sa main et ôta elle-même le bris de verre, un éclat de plusieurs centimètres de large. Le sang perlait à peine sous la chemise déchirée.
— Merci de ne pas être trop versatile sur ce qui s'est passé aujourd'hui.
Des fibres blanchâtres, semblables à du mycélium, s'étaient formées au fond de la blessure. Malina essuya sa main, sur laquelle il restait des traces de ces mêmes fibres, et appliqua une boule de tissu en compresse.
— J'ai retiré la douleur et colmaté la veine. Les spores restés dans ton corps seront détruits par tes lymphocytes au bout de quelques jours.
— Donc, vous êtes bien une sciente, dit Rhégar.
— Vous semblez avoir connu Almira. Comment était-elle ? »
Rhégar essayait de forcer pour libérer le pilote.
« Seule, jugea-t-il.
— Vous l'avez bien connue. À bientôt, Rhégar. Que les scients veillent sur vos âmes. »
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