25. Les hybrides - 2


Le jeune homme regardait Almira de temps à autre, avec le plus de discrétion possible. Dans ces petites communautés, tout le monde connaissait tout le monde. Pour bienvenus que fussent les nouveaux visages, ils étaient scrutés de tous abords. Okrane ou humaine ? Ses cheveux étaient argentés, gris pâle le jour, blancs la nuit, et ses yeux orangés, avec l'éclat doré du draken. Elle était perturbante et, contrairement à Malina, inconnue.

La dylnia croisa les bras. Neelam et Nahel, main dans la main, avaient déserté la nuit. Les lumières du village étaient éteintes, hormis celle qui transperçait à travers la porte de la maison. Le plancher de bois surplombait le sol de trente centimètres, trois marches, comme à mille lieux de là.

Ils attendaient en silence, en face l'un de l'autre, séparés par le chemin gravillonné. Une femme un peu plus âgée berçait un enfant dans ses bras ; une fillette se frottait les yeux puis tirait la main de sa mère, réclamant un peu d'attention, et un homme d'âge mûr était adossé contre le vieux crépi. Il y en avait encore quelques autres, là la flamme nerveuse d'un briquet, puis la minuscule braise des herbes à fumer.

La porte s'ouvrit et Malina apparut. Elle avait remonté les manches de sa tunique. Les cercles sur ses mains se complétaient de lignes le long de ses bras, des versets entiers du Livre de l'Éveil tatoués avec finesse, une véritable œuvre d'art.

« Il ne passera pas la nuit, dit-elle.

Son visage était terne. En face, la résignation l'emportait sur les larmes.

— Est-ce qu'on aurait dû appeler le docteur Prikof ? dit la femme qui fumait, à voix basse.

— Il ne serait jamais arrivé à temps, rétorqua la mère entourée de ses deux enfants. Et il a demandé à ce que ce soit elle.

— Ni la médecine, ni moi, ne pouvons faire quoi que ce soit d'autre. Tout ceux qui veulent veiller peuvent rester. »

Le jeune homme et la femme qui avait étouffé la flamme de son calumet entrèrent. Almira marcha dans leurs pas et ferma la porte derrière elle. Ils ne firent pas de remarque sur sa présence. Au mieux leur apparaissait-elle comme l'apprentie de Malina Vrinda.

Le vieil homme était allongé sur un matelas de crin. Ses yeux s'étaient rouverts à l'approche de la mort. Ses mains tremblaient. Un linge mouillé sur le front tentait de faire baisser la fièvre. Dans un bol à demi-plein, sur la table basse, surnageaient des feuilles et des copeaux d'écorce.

« Ton fils et tes petits-enfants sont là, Thuran » dit très doucement Malina.

Les humains s'étaient assis en face. La chamane s'agenouilla à côté du vieillard et approcha sa tête de son oreille. Elle parla de plus en plus bas. Ces mots devaient accompagner l'esprit qui se préparait à franchir les portes célestes. L'âme serait jugée par l'Être primordial, avant, peut-être, de quitter le cercle des existences.

« Je vais réciter le dernier verset du livre de l'Éveil. »

— Merci » dit-il dans un souffle.

Malina serra sa main.

— J'entends ta voix, monde.

Je suis arrivé au bout de l'univers, là où le Ciel et la Terre surgissent de chaque bord de l'immensité et ne forment plus qu'un, là où l'âme se dilue dans la lumière des étoiles et où le corps redevient poussière stellaire. »

La famille écoutait, sans bruit, le murmure mélodieux. Le jeune homme avait les yeux humides. Des lèvres entrouvertes, décharnées, du vieillard, un sifflement périodique attestait qu'il respirait encore.

« Je suis arrivé au bout du cercle, porté par la fuite du temps.

J'ai connu le monde de mille manières et j'en ai vu surgir mille formes. Mes oreilles ont entendu le son de la lumière, mes papilles ont goûté la douceur des couleurs, mes yeux ont vu les plus beaux sentiments.

Mon esprit a façonné l'univers. Je lui ai donné texture, forme, couleur, chair, vie, âme. Ce que je suis est devenu l'univers et l'univers est devenu moi.

J'entends ta voix, monde.

Aux confins de la création, sous le voile de la réalité, au-delà du temps, tu as gardé pour moi le plus grand mystère et je viens le saisir. J'ai conquis l'existence sur mon chemin, et j'en ai compris chaque instant. Il n'est une parcelle de réalité qui ne m'ait échappé. Je suis face à toi, monde, et j'attends ta récompense finale.

L'océan. La montagne. L'almain. Le scient. J'ai été chacun de ces avatars. J'ai été le jour et la nuit, j'ai été la lumière et l'obscurité, j'ai été l'ordre et le chaos, j'ai été la vie et la mort. De tout l'univers j'ai percé les secrets, sauf le secret de l'univers lui-même.

J'entends ta voix, monde, car cette voix est la mienne. Mes yeux sont ouverts. Le rêve a pris fin. Je sais maintenant que je suis la lumière dans le néant. Je suis la vie. Je suis l'univers. Je suis éveillé.

J'entends ton chant, monde, car ce chant est le mien. J'ai compris et habité tout ce qui est. Ici, au bout de l'univers, nous ne faisons plus qu'un, le cercle a pris fin, mon âme est libre. »

Elle marqua une pause, puis reprit du début. Au bout d'une heure, le vieillard semblait dormir. Malina continuait son monologue comme une litanie.

Le jeune homme et Almira sortirent à quelques minutes d'intervalle, le premier pour prendre l'air, la deuxième pour les libérer de sa présence.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

À l'intérieur, seuls se mêlaient la respiration du mourant et le chant de la chamane, et aucune parole ne devait les interrompre. Ils ne pouvaient parler que là.

— Almira.

— Ce nom me dit quelque chose. Ce ne serait pas celui de la guide ? Le centre ?

— Tous les almains me considèrent d'une manière différente.

Il regarda ses pieds.

— Pourquoi les almains doivent-ils mourir ? lança-t-il.

— C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre.

— Vous êtes immortelle, non ?

— Je ne sais pas. Je n'ai que des souvenirs fugaces de vies passées, et l'impression que mon identité se partage entre chacune de ces facettes. Sans jamais savoir qui je suis vraiment. Sans jamais lever tous les doutes sur ce que j'ai vécu. Ce n'est pas un mouvement uniforme vers le futur ; je ne fais que retourner sans cesse au passé, à la recherche de mes souvenirs. Je vis à l'envers.

Si les almains ne mouraient pas, il n'y aurait pas de cercle. Il n'y aurait pas de monde. Nous perdrions tout le savoir que nous avons sur l'univers, car nous n'en aurions plus besoin. Nous n'aurions pas besoin de comprendre ce monde. Nous n'en aurions pas le désir.

Et c'est pour cela que mes souvenirs sont sans cesse parcellaires. Parce que je nais de nouveau, je dois apprendre de nouveau. Et tout le pouvoir que peut clamer la dylnia doit être encore et encore regagné. Un pouvoir donné sans être gagné ne peut que détruire, comme c'est le cas de celui des drakens. Voilà notre différence.

Malina apparut derrière eux.

— C'est terminé, dit-elle.

Elle posa la main sur l'épaule du jeune homme, qui commença à sangloter légèrement, puis le prit dans ses bras. Il finit par calmer ses pleurs.

— Merci d'avoir été là pour lui, dit-il.

— Je voulais être là pour vous tous.

— Tu m'aurais demandé il y a dix jours, je ne croyais pas à la réincarnation, par à quoi que ce soit après la mort, et certainement pas aux pouvoirs des chamanes, ni tout ce que tu nous avais ramené de la Lande. Et maintenant une partie de moi veut y croire. Je suis stupide, n'est-ce pas ?

— À la fin, ce que nous croyons n'a pas d'importance. Il y a une vérité sur le monde dans tout ce que nous faisons et disons. Que la dernière chose que l'on voie avant de partir soit le visage de ses enfants, ou celui d'un dieu, quelle différence ? C'est la même chose, n'est-ce pas ?

— Et pour toi, Malina ?

— L'important est de ressentir la paix. »

Elles quittèrent le village libérées du poids des regards. De retour dans la clairière, le jour se levait ; les villageois préparaient sans doute déjà le bûcher funéraire. Elles verraient sa fumée s'élever au ciel, l'ultime élévation à laquelle pouvait prétendre l'almain.

« Et toi, Almira, à quoi ressemble la mort pour toi ? Tu as vu tant de choses mourir. Est-ce que tout cela ne finit pas par perdre de son sens ? C'est une question ouverte.

— Pour un être qui vit immensément plus longtemps que les almains, la mort telle que les almains la connaissent n'a pas de « sens ». Elle ne peut faire partie que d'un mouvement plus grand, celui de la vie ; d'un cercle gigantesque au sein duquel chaque chose recherche sa place. Le temps lui-même est une invention, Malina. Aux échelles cosmiques, il se déforme ; nos existences ne permettent pas de le concevoir comme une chose fixe, pourtant, dans l'univers, il est fixe. J'ai connu de tels êtres. Je me souviens de l'un d'entre eux. Certains leur donnent le nom de dieux.

— Mais... ?

— Mais ce n'est pas mon cas. Je reste une almaine, je nais, je vis et je meurs comme les almains. Je suis à la fois mortelle et immortelle. Je vois la vie comme un chemin, comme un passage, et comme un ballet incessant de masques parmi lesquels le mien revient périodiquement. Je comprends les drakens. Ils ne règnent pas dans le quadrant de la vie. Ce sont des créatures minérales, quasiment immortelles ; ils sont plus morts que vivants.

— C'est juste, j'imagine.

— À ce que tu leur as dit, nous partons bientôt d'ici ?

— La personne que nous attendons est sur le point de nous rejoindre.

— De qui s'agit-il ?

— Un certain Maklar. »

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