22. La chasse - 2
Almira grimpa sur une bonne centaine de mètres, s'aidant des arbres accrochés erratiquement à la pierre. Elle dut reprendre son souffle plusieurs fois, en équilibre au-dessus du vide.
L'entrée de la grotte mit fin au battement de la pluie.
Elle avait été creusée à flanc de montagne, un tunnel en ligne droite pour rejoindre une cavité ancienne, où les roches calcaires avaient été creusées lors d'une autre ère géologique.
La cavité était vaste ; on aurait pu y faire passer une autoroute, mais l'ombre qui y régnait n'en était que plus dense. On devinait facilement l'œuvre du draken. Le manteau minéral avait fondu, avait coulé le long de la montagne, et s'était solidifié en lave noirâtre, portant encore des traces de griffes déchirant la pierre.
Almira traversa le silence d'un pas résolu. Les spores palliaient à sa vision déficiente. Ils oscillaient dans l'air, du sol au plafond, comme une marée de petits points phosphorescents, assez nombreux pour être visibles par les almains.
La dylnia entra alors dans la caverne naturelle. Des stalactites descendaient d'un plafond lointain, certaines brisées par le draken lorsqu'il s'était bâti son abri, écrasées en morceaux sur le sol. Elle progressa lentement, gênée par l'irrégularité des formations rocheuses, jusqu'à la chambre principale.
Une masse sombre se confondait avec les pans de la caverne, mais les lueurs bleutées ne trompaient pas ; il s'agissait bien du draken.
Almira décrocha l'arc de son dos, le posa à côté d'elle, et s'assit en tailleur en face du scient.
Il ne dormait pas. Il méditait, plutôt. Et les spores l'avaient averti de sa présence depuis qu'elle était entrée dans la caverne.
Le draken fit glisser ses pattes sur le sol, les mit sur les côtés, poings fermés, griffes quasiment invisibles, puis il releva la tête vers elle, son cou décrivant un arc de cercle souple, et ouvrit les yeux. Ils avaient la même lueur que dans son souvenir. Rouge et dorée.
« Almira.
— Je te salue, Adriel.
— Depuis combien de temps n'avais-je pas senti ton esprit d'aussi près ? Des années, certainement.
— Ma dernière vie s'est déroulée sur l'autre continent.
— Je sais. Je vois ce que tu as appris. C'est intéressant.
— L'équilibre du monde des scients est fragile, Adriel. La peur contribue à le maintenir, mais elle ne peut durer éternellement.
— Les almains ont peur de toi, Almira, comme de moi. Tu as ton rôle dans le quadrant du pouvoir. Ils craignent le pouvoir, comme ils le vénèrent ; cette fascination peut les garder à leur place.
— Cet état de fait, Adriel, a duré depuis cent vingt-six rotations de Mondor. Les almains changent. Je sens venir le moment où leur peur et leur admiration, ensemble, détruiront l'équilibre du monde. Et le quadrant du pouvoir n'y fera rien. Il viendra forcément un moment où les drakens seront battus.
— C'est pour cela que tu es là, Almira.
— J'ai peur de leur peur. Comprends-tu ?
— Ce n'est pas la peur des almains qui a perdu leur monde la dernière fois. C'était le pouvoir d'un seul démon.
— La peur des almains suffira à perdre le monde cette fois.
Le draken ouvrit plus grand ses paupières blindées.
— Adriel, toi et moi sommes les deux scients les plus anciens. Nous avons vu le Soleil se lever sur Mondor et nous partageons la mémoire de la Terre, toi et moi, avec le reste des scients. L'heure est venue pour moi de te poser la question : pourquoi ? Pourquoi la dylnia ? Pourquoi les scients ont-ils besoin de ma voix ? Pourquoi poursuivre la boucle, encore et encore ? J'ai l'âme d'une almaine, et tôt ou tard, je serai fatiguée d'avoir vécu tant de vies, de porter tant de souvenirs.
— La mémoire de chacune de tes existences n'est que partielle. À chaque fois que ton esprit renaît dans le corps d'une almaine, il naît de nouveau vierge. Il n'est pas un chemin accompli, mais une route à parcourir. Tu nais avec plus de questions que de réponses. Parce que tu dois retrouver, à chaque fois, la raison de ton existence. Voici donc pourquoi tu es ici. Tu es ici parce que tu ne te souviens pas.
— Aide-moi, draken.
— Je t'aiderai, Almira, nous sommes du même sang. Je comprends ta peur de t'éloigner de ton chemin, de marcher dans l'ombre, de te perdre. Tu réussiras, Almira. Les drakens auront vécu que tu vivras encore. Car je sais qui tu es, Almira. Tu es celle qui jamais ne cessera d'être. »
***
« Les drones sont entrés. Les explosifs vont... »
Un tremblement secoua la montagne et une bourrasque poussa les trombes d'eau vers eux. Bruckner jura. Un cri lugubre émergea du brouillard et lui glaça instantanément le sang.
Il mit ses jumelles dans les mains de l'homme qui se tenait à côté de lui et épaula son fusil à lunette.
Le draken apparut un bref instant dans son champ de vision, puis il s'en alla dans la direction opposée, redevenu ombre parmi les ombres.
« Vous avez de la chance.
Almira se hissa sur le promontoire.
— Vous avez de la chance de ne pas avoir été trop près.
Bruckner la regarda, hébété. Sans transition, il fut pris d'un rire irrépressible, qui dura plus d'une minute.
— Je t'en voudrai pour mon argent, jeune fille, mais c'est quelque chose que de voir une gamine réchapper d'un face-à-face avec un draken. Comment as-tu dit qu'il se nommait ?
— Adriel.
— Tu lui as dit de filer, c'est ça ?
— Je lui ai demandé de ne pas vous tuer. Il n'a accepté que parce que nous nous connaissons bien.
— Vous vous...
— Tais-toi, Rhégar, grommela l'homme.
— Nous avons presque le même âge. Je suis la voix des scients parmi les almains. Il est le pouvoir des scients parmi les scients.
Bruckner donna un coup sur le sol avec la crosse de son fusil.
— Je devrais t'abattre sur le champ, dit-il.
— Pourquoi feriez-vous cela ? Je vous ai évité la mort, j'ai fait mon travail. Je vous ai sauvés.
— Ça restait à voir.
— Vous n'avez jamais affronté un draken. Vous ne savez même pas pourquoi Vigilance vous a demandé de le faire. Vous pensiez qu'ils comptaient sur votre victoire ? Ils voulaient juste glaner quelques données. Estimer le temps que vous avez tenu, l'efficacité des missiles contre lui, les blessures reçues par l'animal. Ce n'est pas la première fois qu'ils font ça. Cela leur coûte moins cher que d'employer leurs propres hommes. »
Elle allait les quitter, mais Bruckner l'arrêta d'un geste du bras.
« Je ne vais pas digérer cette avalanche de bons sentiments, prévint-il.
— Les scients et les almains n'ont pas à s'affronter. Ces combats sont inutiles et la puissance des drakens est là pour témoigner, pour servir d'exemple, de garde-fou. Les drakens sont des êtres corrompus par leur pouvoir et le seul moyen pour les almains de les vaincre serait de se corrompre eux-mêmes par un pouvoir équivalent. Or ce n'est pas la juste marche du monde. Cela n'amènera que le désordre et le chaos. Je n'attends pas de vous que vous compreniez ce que je tente de faire, mais demandez-vous dans quel monde vous voulez vivre. Je veux vivre dans un monde où régnerait l'harmonie et l'équilibre, un monde qui n'aurait pas besoin de moi, ni de Vigilance, ni que quiconque des almains et des scients n'aie à tuer pour survivre.
Elle retourna son mouvement vers lui et lui tendit amicalement la main.
— Le chemin du chaos n'a pas de fin et ne mène à rien d'autre que le chaos. Une fois que vous avez compris cela, vous avez compris pourquoi le pouvoir doit être équitablement partagé entre les almains et les scients. Réfléchissez-y. »
Bruckner lui prit la main et lui tordit le bras.
Almira résista beaucoup mieux à sa prise qu'il ne l'escomptait.
« Engagés sur le chemin du chaos, ceux qui sont perdus par leur propre pouvoir ne savent plus où se situent le bien et le mal. Seuls les drakens sont capables de garder leur chemin, mais les ténèbres dévorent chacun des sentiments de leur esprit et les transforment peu à peu en monstres. Car les drakens, s'ils sont invincibles, n'ont pas non plus d'intérêt personnel à faire valoir. Ils sont, là est leur seule raison. Ils sont pour régner par la Mort, maintenir l'Ordre. Ce n'est pas le rôle des almains, et ce n'est pas un rôle que des almains peuvent tenir ; inéluctablement, ils deviennent l'instrument de leur propre pouvoir, et lorsque le Chaos est lâché sur le monde, celui-ci prend fin.
— Malgré tous tes beaux discours, dit Bruckner, est-ce que tu penses vraiment pouvoir faire quelque chose à la façon dont tourne le monde ?
— En venant ici, j'avais un doute, mais je sais maintenant très exactement que oui. »
Il y avait dans ses yeux une couleur qu'il n'avait pas vue avant. Un éclat doré au tréfonds de ses pupilles, émergeant par intermittence, au gré des réflexions des lampe-tempêtes que les hommes venaient d'allumer à côté des tentes.
« C'est bon, dit Rhégar pour calmer le jeu, lâche-là, ce n'est qu'une gamine. »
Almira lui retourna le bras en un instant, à la limite de l'entorse, puis le lâcha brusquement. Bruckner regarda sa main, puis la sienne. De l'eau ruisselait toujours de ses cheveux et avait imprégné la manche de tissu qui ressortait sous son manteau. Il y avait un cercle tatoué sur le dos sa main, divisé en quatre quadrants, et garni d'inscriptions dans une langue qu'il ne connaissait pas.
L'homme fit un pas en arrière, sentit la circulation du sang revenir dans son bras, et marqua une hésitation.
« Je vous le demande, asséna Almira, n'ayez pas peur de moi. »
Pour un instant, l'éclat doré ayant disparu de ses yeux, elle ne fut plus qu'une trop jeune almaine fatiguée par son escalade dans la montagne.
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