2. La marque - 2



Je rêve que je suis un draken.
Mes ailes brassent l'air autour de moi, sans aucun effort, je vole.
Je suis fort.
Je suis puissant.
Mon nom fait trembler les montagnes.
Mon souffle fait fondre la pierre.
Ma mémoire remonte aux origines du monde, et je sais tout.
Les êtres vivants qui m'entourent ne sont que des insectes sur lesquels je règne, et dont je régule l'existence.
Je suis le pouvoir.
Je suis la mort.
Je suis le feu.


J'ai vu l'intégralité des deux mondes. Les scients me craignent à raison. Les almains me craignent déraisonnablement. Je sens leur peur m'entourer, elle baigne le monde tout entier, elle est ma marque, elle est mon plus grand pouvoir.


Je tiens le monde dans ma main. D'une seule de mes griffes de platine, je tracerais un sillon de mort. D'un seul regard, je tuerais. Il n'y a rien de plus fort que moi. Tel est le sens de mon existence.


Je suis le maître du monde.
Je suis un draken.


Livre de l'Éveil


Haven, 130 AFS


Almira monta à l'arrière de la voiture officielle, avec Paulem. Il n'y avait guère que les hommes politiques comme le conseiller Partel et les grands propriétaires pour pouvoir se payer un véhicule à moteur. Ils étaient rares, faute de carburant. En 130 AFS, il n'existait qu'une seule usine de production de biomasse sur Mondor, aux mains de Vigilance.

Dans le temps, tout fonctionnait à l'électricité, des réacteurs nucléaires dont les sites avaient été abandonnés et condamnés.

Dans le temps.

À vrai dire, personne ne s'en souvient vraiment, songea Paulem. Le monde d' « avant » est un monstre créé d'un assemblage de souvenirs contradictoires. Il est à peu près clair pour tous les gens éduqués que nous venons des étoiles et que notre planète est jeune, mais qui se souvient encore des noms de ces autres astres ?

Toi, sans doute, se dit-il en regardant la fillette.

Elle était assise devant lui, main posées sur un paquet de papier. Quelques vêtements offerts par le directeur de l'orphelinat. Comment avait-elle atterri ici ? Avait-elle vraiment oublié ce qui lui était arrivé ? Et, question plus pressante : que lui était-il arrivé, au juste ?

Paulem avait fait jouer les contacts, chanter l'orgue de la politique, pour trouver la fille avant Vigilance. Il savait que les vigilants cherchaient Almira ; mais il ignorait pourquoi, et cela le perturbait au plus haut point. Il avait gagné, sans savoir quoi, ni dans quel plan il avait interféré.

Un temps, le monde avait semblé beaucoup plus simple.

Or, depuis que la précédente était morte, trop de choses avaient changé ; les intérêts contradictoires des puissants s'étaient mis en mouvement comme des plaques tectoniques, annonçant d'inévitables collisions et fractures inguérissables.

La petite fille le regardait fixement. Elle était perturbante, avec son visage parfaitement humain, et ses cheveux blancs trop courts, ses yeux orangés ou cuivrés selon le bon vouloir de Sven. On reconnaissait les okranes à leur nez et à leurs oreilles. Almira n'était pas okrane : son nez était trop plat, ses oreilles avaient des lobes et un sommet parfaitement rond.

Comme tous ceux de sa génération, Paulem ignorait pourquoi il y avait deux races. Pourquoi pas une seule, pourquoi pas trois, mais deux. Humains et okranes. Le fait qu'ils se ressemblent autant, bien sûr, faisait dire aux scientifiques, autoproclamés ou approuvés par quelque sommité académique, qu'ils avaient la même origine. Deux branches d'une même espèce ? Quand bien même, pourquoi deux ?

« On dirait que je t'intrigue » dit-il.

La petite robe à fleurs de l'internat contrastait avec la solennité de son regard. Il la voyait déjà adulte, puissante par ces yeux, derrière lesquels se cachait un si grand savoir, capables de sonder et de comprendre toutes les choses.

« Je vous connais, dit-elle.

Paulem sourit pour masquer ses sentiments contradictoires.

— D'habitude, ceux qui montent en voiture sans être habitués sont surpris par le bruit, les vibrations. Et ceux qui rencontrent le conseiller Partel ont peur de sa position politique.

— Je n'ai peur de rien. »

J'en suis bien conscient, se dit Paulem. C'est le monde qui a peur de toi.

Il se laissa retomber dans ses pensées. Pourquoi Vigilance voulait-elle retrouver à tout prix Almira ?

C'était un miracle qu'elle ait fini dans cet orphelinat. Des habitants d'un village l'avaient retrouvée, balbutiait le directeur. Elle était affamée et en mauvaise santé. J'ai reconnu la marque. Et avant d'appeler Vigilance, j'ai pensé à vous, conseiller Partel. J'ai entendu dire... il me semblait... j'ai cru... vous aviez manifesté votre intérêt dans ce dossier, n'est-ce pas ?

Qu'avez-vous dit à la police ? Ne font-ils pas une enquête ?

La police a laissé Vigilance s'occuper de l'affaire.

Vous voulez dire qu'ils ont tout lâché.

Ce dossier brûle les mains, songea Paulem. Un terme adapté. Il y a quelque chose que Vigilance ne veut pas rendre public, et je ne sais pas quoi.

Pour un homme politique, il est vexant de ne pas savoir, autant qu'il est dangereux.

Tôt ou tard, cependant... si c'est bien elle...

Le regard attiré par l'extérieur, la petite fille chercha quelque chose à travers la vitre, et quand elle se retourna, il vit de nouveau un morceau de la marque en étoile sur son cou.


***


Kraïev, 130 AFS


Elle était assise contre un mur, sous une table en bois, cachée derrière une pile de caisses.

« Ne bouge pas d'ici, ma chérie, d'accord ?

Quelqu'un frappa à la porte ; la silhouette familière s'éloigna.. Mais la porte s'ouvrit toute seule, les gonds arrachés dans une gerbe d'éclats de bois.

— On n'a pas le temps ! » cria quelqu'un à l'extérieur.

Une intense lumière s'insinuait par les interstices des volets fermés. Maintenant que la porte était ouverte, la lueur s'étalait dans une immense flaque orangée, au milieu de laquelle se tenait la femme, de dos, masquant d'autres silhouettes.

Elle ne fit aucun bruit, parce qu'on le lui avait demandé. Elle n'avait eu aucun mal à se plier en quatre sous la table et s'enfermer derrière des caisses de bocaux.

« Est-ce que c'est ici ? »

Il y eut encore plus de cris confus, la femme sortit à l'extérieur. Et il y eut des claquements, comme ceux que font les feux d'artifice. Elle n'en n'avait vu qu'une seule fois dans ses deux années, lors d'une fête, donnée en une occasion dont elle ne se souvenait plus, dans une ville dont le nom ne lui revenait pas. De grands immeubles marchaient autour d'elle comme des rangées de soldats défilant ; du bruit, de l'éclat, l'odeur de la poudre.

Les explosions, plus proches, l'assourdirent tout à fait.

À l'extérieur, les voix des habitants du village se mêlaient à de nombreux autres cris, qui couvraient quelquefois le feulement des flammes.

Un grand silence happa soudain la contrée comme une nappe de brouillard. Et du silence naquit un grondement, plus puissant que tout le reste. Parti d'un lointain coup de tonnerre, il monta – ou plutôt, descendit sur le village tout entier. Elle chercha dans sa jeune mémoire ; mais ce roulement terrible n'avait nul égal.

Oui, cela commençait comme le bruit que fait la foudre en frappant la plaine dix kilomètres plus loin, lors des interminables nuits d'orage où son frère pleurait, et où elle ne disait rien, fière de ne pas se laisser intimider par les éléments. Car elle savait que tout cela était naturel. Ce n'était que l'expression d'une force, qui, pour immense qu'elle fût, n'en restait pas moins compréhensible.

Il y avait dans ce son quelque chose du pas cadencé, du tic-tac d'une horloge, du tambour d'un soldat. C'était le battement de son propre cœur, qui lui semblait résonner à l'unisson avec une grande puissance, comme un corps d'armée au complet, battant la mesure de son déplacement mécanique.

À présent, le son mourait en un rugissement rauque, noyé dans les flammes.

Ce fut le temps du souvenir.

Ce jour où la marque se rappela à elle ; le signe qu'un nouveau cycle devait commencer.

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