18. L'œuf - 2
Vactis, 16 AFS
Les coups firent vibrer la coquille. Elle se fendilla. Une griffe transperça l'épaisseur de calcaire, éparpillant quelques scories métalliques. Puis un poing refermé, écailleux et verdâtre, donna un coup décisif. Les morceaux se détachèrent les uns après les autres et l'animal, couvert de viscosités, s'en extirpa. Il écarta de lui les fragments et se traîna sur la paille, où ses quatre pattes s'enfoncèrent fermement. Une vingtaine de kilogrammes, un mètre de long. Ses ailes, quand il commença à les déplier, atteignirent rapidement les bords du vivarium. La peau tendue était encore froissée et huileuse, les doigts oscillaient tandis qu'il prenait contrôle de ses muscles.
« C'est impressionnant, dit Elise.
Almira regardait la scène avec effarement et les scientifiques prenaient des notes.
— Il n'est pas dangereux ? demanda un jeune blanc-bec récemment nommé par Vigilance.
— Il l'est, répliqua Almira.
Le draken posa son museau sur le sol. Ses naseaux oscillaient au rythme lent de ses respirations.
— Que fait-il ?
— Il attend que ses ailes sèchent.
— Est-ce qu'il vous parle ? demanda Elise.
— Que voulez-vous qu'ils me dise. »
Almira tourna autour du vivarium.
Le draken venant à peine de naître, il était encore assez trapu. Dans son souvenir, les adultes étaient beaucoup plus élancés. Mais cela ne lui enlevait pas sa capacité à voler. Et même sous cette forme minable, il s'agissait d'une créature dangereuse.
Les écailles semblaient encore souples, voire molles, mais ses griffes brillaient d'un éclat métallique.
« C'est vrai, dit Elise. Les drakens absorbent le métal et l'incluent dans leurs os et leurs écailles. Mais cela doit les alourdir.
— Pour compenser, dit Almira, ils ont des muscles puissants et leurs ailes sont solides.
— Il doit dépenser beaucoup d'énergie pour voler, n'est-ce pas ? intervint le scientifique.
— Mon hypothèse, dit Elise, est que les drakens alternent de courtes périodes d'activité après de longues périodes de sommeil.
— Cette créature ne doit pas hiberner. J'imagine qu'elle a un sang froid.
— D'après les fragments d'ADN que nous avions, ce sont des mammifères. Même s'ils ne sont pas proches de ce que nous connaissons...
— Ce sont des mammifères très optimisés » dit Almira en continuant son tour.
Elise rangea un carnet de note dans l'une des poches de sa blouse de travail et remit ses lunettes.
« Nous allons ouvrir le vivarium et l'endormir pour faire les prélèvements et les radios. Vaut-il mieux attendre qu'il ait fini de sécher ou pas ? Arrêtez de tourner, Almira, on dirait que vous êtes tombée amoureuse de lui.
— Il ne vaut mieux pas ouvrir cette boîte, dit-elle.
— Il faudra bien le faire à un moment. Je vous assure qu'on le remettra après en confinement.
Le jeune assistant déballa une boîte contenant seringues et pistolet à air comprimé.
— On va faire ça vite, assura-t-il.
Almira leva la tête. À deux mètres de hauteur, Le vivarium était percé de nombreux trous circulaires de la largeur d'un pouce, pour laisser passer l'air.
— Attendez, dit-elle.
Elise garda la main sur la clé qu'elle avait insérée dans la serrure de sécurité. Le panneau de verre n'attendait qu'un quart de tour pour se désolidariser et s'ouvrir.
— Il y a des lueurs, dit un autre scientifique, qui portait une caméra hyperspectrale.
Il scanna l'intérieur de la pièce avec son pad.
— Il y en a même beaucoup.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda l'assistant.
— De ce que nous savons, répondit Elise, le moyen de communiquer des scients. Il s'agit de nanoparticules biologiques qu'ils excrètent selon des patterns définis. Des phéromones améliorés. Almira les voit mieux à cause de quelque chose dans sa vision ou dans son cerveau, ça n'a jamais été clair pour moi.
— C'est plutôt joli, dit l'homme en leur montrant le résultat sur son écran.
Elise siffla d'admiration.
— Jamais vu autant. Il vous fait un discours, Almira-sen ?
Elle avait posé les mains contre la vitre.
Les lueurs dessinaient des filaments. Elle les voyait et elle les entendait. Ce n'était pas la voix d'un nouveau-né, mais celle d'un être ancien et déjà profondément intelligent.
— Almira.
— Comment peut-il s'agir de mon nom ?
— Combien de scients connaissent ton nom ?
— As-tu un nom, nouveau-né ?
— Je suis loin d'être un nouveau-né.
Le draken secoua la tête, de droite à gauche, yeux fermés, les poings serrés.
— Tu sais déjà que certains scients ont le pouvoir de transmettre leur mémoire. C'est pour cela que les scients règnent entre la Vie et l'Ordre. Mon corps est né de cet œuf, mais mon esprit est né d'Adriel, un draken que les almains ont tué il y a un an.
J'ai entendu leurs pensées pendant tout le temps passé à faire croître les cellules de ce corps.
— La coquille est perméable aux spores.
— Sans doute.
— Je ne savais pas que les drakens avaient la capacité de transmettre biologiquement leur mémoire.
— De tous les scients, les drakens sont ceux qui règnent entre l'Ordre et la Mort. Qui ne connaît pas vraiment la mort, ne vit pas. Qui ne vit pas, est mort.
— Comment dois-je te nommer ?
— Adriel, comme celui dont je porte la marque. Combien de drakens as-tu rencontré, Almira ? Un ? Deux ?
— Tu es le premier.
— C'est pour cela que tu as peur ?
— J'ai peur du pouvoir que vous possédez.
— Dans les ruines du monde ancien dont nous avons émergé, des forces aux capacités immenses sont à portée de main. Tu en sais toi-même quelque chose, Almira. Mais à tout pouvoir, il faut un gardien.
— Je m'inquiète de ce statut de gardien. J'ai peur de ce qu'engendre le pouvoir chez ceux qui en sont dépositaires. Le pouvoir donné aux êtres immortels est capable d'engendrer leur perte.
— Tu as raison, Almira. Tout comme ton pouvoir te menace, il engendrera notre perte. Nous serons corrompus par ces forces et nous régnerons entre l'Ordre et la Mort. Nous serons des gardiens, mais haïs et craints. Ainsi doivent être les gardiens du pouvoir. Ainsi peut régner l'Ordre. Ainsi peut prospérer le monde des scients.
Le draken ouvrit les yeux et Elise fit un bond en arrière.
Des pupilles en fente orangées apparurent, ténues, derrière la paupière d'écailles et la deuxième de peau, fine et translucide.
Considérant qu'il avait assez attendu, le draken replia à demi ses ailes et bondit contre la vitre, plantant ses griffes dans les ouvertures.
— Les scients respectent l'Ordre, mais les almains n'y sont pas encore prêts. C'est ce pourquoi tu existes. Les almains, lorsqu'ils sont corrompus par le pouvoir, règnent entre le Chaos et la Mort. Ils deviennent des démons. C'est pourquoi ils doivent renoncer au pouvoir qu'ils ne maîtrisent pas.
— C'est une vitre blindée, rappela l'assistant pour se rassurer. Mais je me demande comment on va faire pour l'endormir. »
Ayant testé la solidité de la vitre, le draken retomba au sol sur ses quatre pattes, puis il se mit sur ses deux pattes arrière et posa les deux pattes avant contre la vitre. Ses yeux grand ouverts contemplaient les scientifiques, tandis que ses mains griffues traçaient des sillons dans le verre.
« Appelez la sécurité, dit Elise. Dites-leur d'apporter des armes non létales. Balles électriques avec dard perforant.
Almira bondit devant eux.
— Laissez-le sortir, dit-elle.
— Écoutez, je comprends vos revendications écologistes et... en fait, non. Fichez-moi la paix.
— Laissez-le sortir, sinon il vous tuera tous.
— Il a beau être effrayant, dit l'assistant, ça reste techniquement un bébé. »
Adriel frappa du poing contre la vitre fragilisée, qui se fendit.
Il posa se nouveau ses pattes sur le verre. Cette fois, ses écailles et ses ergots noircirent à vue d'œil. Le verre rougit, puis céda, devenu flasque ; une première patte traversa la vitre, il donna un coup de tout son poids et elle éclata vers l'extérieur.
Le draken descendit sur le sol. Sa queue traînait derrière lui au milieu des débris de verre. Il mesurait cinquante centimètres de haut, la taille d'un gros chien.
Pistolet à air comprimé en main, l'assistant le pointait sur lui. Elise venait de franchir la porte du laboratoire, avec les autres, en quête de secours.
« Ne le menacez pas, dit froidement Almira.
— Pourquoi as-tu peur ? Nous sommes de la même nature. Notre différence est que tu te tiens également du côté du Chaos, Almira. En ce sens, tu es l'être parfait, tandis que nous sommes destinés à une tâche auto-destructrice, mais nécessaire. Il n'y a qu'avec les quatre quadrants que nous maintiendrons l'équilibre et l'harmonie. Il n'y a qu'en maîtrisant les forces de la destruction, de l'ordre, de la mort et de la vie, que nous protégerons et aiderons le monde des scients. Le monde de nos origines. Mondor.
Almira désarma l'assistant avant qu'il fasse quoi que ce soit. Tremblant, le dos collé au mur, il contemplait le draken avec une peur non dissimulée.
— Les almains et autres scients ont raison de prendre peur de nous, parce que c'est ce que nous sommes. La peur. Mais tu ne peux pas avoir peur des drakens, Almira. Tu es la seule dans ce cas. Tu es des nôtres. »
Il disparut à travers la porte en un éclair.
Il était inutile de le suivre. Il était vain de l'arrêter.
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Parce qu'un dragon, c'est cool.
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