17. L'œuf - 1



La vie engendre la vie.

Hors du cycle, toute créature règne entre les morts.

Hors du cycle, rôde le pouvoir.

L'éternité est ordre, mais l'éternité est mort.

Tel est l'enseignement du Temps.


Vactis, 16 AFS


L'éclairage de la pièce se réduisait à quelques projecteurs concentrés sur le vivarium central. Un cube de verre blindé de deux mètres de côté, pour un œuf d'un mètre de haut, enfoncé dans une couverture de paille et attaché à de multiples câbles, comme si l'on craignait qu'il s'enfuie.

L'œuf semblait quasiment fossilisé. Une croûte épaisse recouvrait la coquille. Rien n'indiquait que quoi que ce soit pourrait en sortir, ni dans combien de temps. Les lampes à infrarouge disposées autour semblaient rayonner pour rien.

« Almira-sen !

Une femme entra dans la pièce. Les galons de sa blouse de travail bleue faisaient d'elle la directrice en chef de la recherche de Vigilance, Elise Bagdanov.

— Je suis ravie de pouvoir serrer la main à la meilleure spécialiste des scients. Vous avez fait bon voyage depuis Haven ?

— Il nous a fallu deux semaines pour arriver jusqu'ici.

— Lorsque le train sera terminé, quelques jours suffiront pour joindre Haven et Vactis. Six cent kilomètres, Nord-Sud, en ligne directe, au lieu des pistes que vous avez dû parcourir en véhicule.

— Je ne sais pas si le budget du train sera approuvé par Haven.

— Ah, oui, ce sont toujours des questions d'argent.

Elise renvoya le militaire qui était resté planté dans la salle et rangea ses notes.

— Vous n'avez d'ailleurs pas l'air de manquer de ressources ici.

— Que voulez-vous, Almira-sen, Vactis est le bastion de Vigilance. Le monde a besoin de Vigilance, alors les cités comme Haven, Donoma et Olathe, même si elles essaient de garder pour elles une partie de leur capacité industrielle, nous soutiennent considérablement.

Elise remit ses lunettes.

— Il ne s'agit pas que de protection militaire. Nous remettons aussi sur pied nos connaissances médicales et techniques.

— Vigilance a hérité de ce qu'il restait de la Cellule de Vigilance de Mondor, dit Almira. D'où votre nom.

— Tout à fait.

Elise Bagdanov ne semblait pas pressée d'expliquer ce qu'était l'œuf.

— Depuis que l'Égide a définitivement repoussé les menaces de l'espace et que le virus alcyon a disparu de la surface de Mondor, la plupart des gens pensent que le monde peut recommencer à tourner « normalement », avec des villes, une industrie, une agriculture, etc. Ils ont raison, en un sens. Mais Vigilance est là pour remplir la même mission que le faisait autrefois la CVM, avec une différence : la CVM a échoué. Vigilance ne peut pas se le permettre.

— Alors, où se situe la marge de manœuvre qui vous permettra de réussir ?

La scientifique lui sourit avec un air pincé.

— Il paraît que vous avez connu le monde BFS. Fort bien. C'est exactement la même raison qui fait que vous n'êtes pas de bon conseil dans tout ce qui concerne Vigilance, puisque nous devons faire et penser différemment.

— Vous devez aussi éviter de commettre les mêmes erreurs.

Elise remit à nouveau ses lunettes en place et désigna le vivarium.

— Parlons travail. Vous savez ce dont il s'agit ?

— Je ne suis pas omnisciente.

— Un œuf de draken. Venez à côté, je vais vous montrer des photos. »

De jour en jour, la créature était passée d'embryon à fœtus, grossissant en dévorant les fluides qui l'entouraient. Elle ne respirait pas encore. Les images étaient en noir et blanc et de mauvaise qualité, mais suggéraient des pattes, des ailes et une queue repliée.

« Ce sont des échographies, précisa Elise. On a du mal à faire passer des ondes électromagnétiques à travers la coquille. L'intérieur est garni de métaux. Elle forme comme une cage de Faraday.

— Où avez-vous réussi à obtenir cet œuf ?

— Une exploration au Nord, en dehors de la Zone Surveillée. Nous sommes à peu près sûrs que les drakens ont élu domicile dans ces régions froides.

Elise rangea les photographies.

— Pourquoi l'avez-vous ramené ici ?

— Parce qu'il était tout à fait digne d'intérêt.

Elle posa ses coudes sur la table et se planta en face d'Almira.

— La mission de Vigilance est de protéger les almains qui vivent sur cette planète. Les scients sont apparus AFS et ne cessent de se répandre. Certaines personnes, comme vous, clament que nous pouvons partager pacifiquement ce monde et que nous n'avons pas plus à craindre de ces nouvelles espèces que de la biosphère originelle. En tous les cas, il nous faut les connaître. Les drakens sont des scients rares, très intrigants d'un point de vue biologique, et nous en savons peu sur eux. Cet œuf est une opportunité unique.

— Vous avez peur des drakens ?

— Je ne le cacherai pas. La dernière fois que Vigilance a eu affaire à un draken, c'était un monstre de dix mètres de long qui a abattu une patrouille entière de drones de chasse. Du matériel de défense aérienne datant d'avant la FS. Et vous, Almira-sen, vous qui parlez aux scients, les drakens ne vous font pas peur ?

— Les drakens possèdent un immense pouvoir, c'est vrai. Nous ignorons tout de leurs manières de réagir à nos actions. En d'autres termes, ils nous sont étrangers.

— Mais pas à vous, c'est ce que vous allez me dire ? Vous avez déjà rencontré un draken, Almira-sen ?

— Non, mais je pense bientôt le faire.

— Il vous suffit d'attendre une semaine. Je dirais que c'est le temps qu'il reste avant éclosion.

Almira croisa les bras.

— Vous attendez que le draken naisse pour voir si je peux vous être utile, pour communiquer avec lui.

— Exactement.

— Je ne vois pas quel genre de miracle vous espérez. Ce ne sera jamais qu'un enfant. Il ne saura rien de particulier, il ne saura rien sur moi ni sur le reste du monde. En revanche, il percevra que son environnement est étranger et qu'il manque les membres de son espèce.

— Je vais formuler cela différemment, Almira-sen. Vous êtes la tête d'affiche de ces mouvements de pensée qui font des scients des « personnes » avec qui nous « partageons » Mondor. Malheureusement, la plupart des gens doués d'attitude scientifique ou sceptique et qui ont plus de seize ans ne croient pas facilement à tout cela, et en particulier, auront tendance à dire le contraire : « vos » scients ne sont que les dérives de manipulations génétiques échappées de leurs laboratoires. Des animaux, des plantes, tout simplement, qui s'avèrent bien réussir dans la vie et se répandre assez vite à travers le continent.

Pour être honnête, je suis de votre côté. En regardant la chose dans cet œuf, il est facile de deviner qu'il ne s'agit pas d'une dérive génétique, mais d'une espèce que quelqu'un a créé de toutes pièces et dans un certain but.

Donc, que les scients soient des êtres vivants doués de conscience, de raison, même différente de la nôtre, voire de pouvoirs surnaturels qu'ils partageraient avec vous, je ne trouve pas ça impossible. Rien ne doit être étonnant dans le monde AFS. En revanche, je suis isolée dans cette opinion. Les conseillers scientifiques de Vigilance, si cela servait nos intérêts, mettraient au point des armes biologiques permettant d'éradiquer telle ou telle espèce de scients sans se poser la question de leur droit à le faire. Estimez-vous donc heureuse d'être là pour dire, le moment venu, que ce bébé draken a une âme et qu'on ne peut pas lui faire de mal. Je schématise.

— Nous en sommes là, capitaine Bagdanov ? Seize ans après la Chute des Étoiles, c'est le moment où les scients deviennent l'objet de suspicion, et ultimement, d'extermination ? Vous me prenez pour une idiote. Si cet œuf de draken est ici et que vous avez décidé d'étudier la créature, ce n'est pas que pour déterminer ses points forts, ses points faibles. C'est aussi parce que sa puissance vous fascine.

— C'est l'objet de toutes les sciences naturelles depuis le commencement des temps : face à un phénomène physique ou biologique, comprendre permet d'abord de maîtriser, puis de reproduire. Nous n'allons pas faire différemment. Je ne comprends pas votre problème avec ça, Almira-sen. Nous sommes des almains. Notre force vient du fait que nous comprenons et nous rendons maîtres de la Nature.

— Si seulement c'était possible, ironisa-t-elle. Parlez-en aux humains de 2050, au plus fort du Changement Climatique Global.

— Vous apportez sur la table un sujet polémique. Je ne crois pas que le C2G ait jamais vraiment eu lieu. N'était-ce pas une manipulation politique ?

— Vous êtes ridicule.

— Mais l'œuf est fascinant. Voilà pourquoi vous allez rester. »

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