15. Malina Vrinda - 1
Seuls certains peuvent prétendre à voir par les yeux des scients. Seuls certains peuvent être choisis.
Ils mourront pour le monde des almains, et naîtront pour leur nouveau monde.
Leur chemin sera double et tressé.
124 AFS
C'était un petit logement citadin sans prétention. Une lampe à huile jetait une lueur faiblissante sur des empilements de bols en bois, des bocaux d'herbes, de champignons et d'écorces séchées. Le chamane, grand et épais, berçait le nouveau-né avec une immense douceur.
« Vous êtes allés voir un médecin, c'est cela ?
— Le...
L'okrane avait du mal à parler. Son épouse humaine prit le relais.
— On a vu le médecin de l'Ouest. Il nous a dit que les spores étaient trop nombreux dans son sang, peut-être que c'est pour ça qu'elle a du mal à respirer.
Tristan fit non de la tête, dur et catégorique. Il posa deux doigts sur l'enfant, au niveau du cœur, et attendit quelques secondes.
— Alors ? demanda l'okrane.
— Les spores la maintiennent en vie, expliqua-t-il. Les scients essaient de sauver votre enfant, mais ils s'y prennent mal.
Elle a une malformation au niveau du cœur. Les spores sont entrés dans son corps, mais ils ne peuvent que la maintenir en vie, pas la corriger. Ils ignorent ce qu'il faut faire. Personne ne les dirige.
— Et vous le pouvez ? »
Tristan rendit l'enfant à sa mère. Les quadrants tatoués sur ses mains larges, témoignant de son statut de chamane, brillèrent d'un noir luisant.
« Vous êtes là parce que vous pensez que je peux la sauver.
— Je...
— Oui, je peux la sauver, reprit-il immédiatement. Je peux refermer la paroi de son cœur, à l'aide des spores qui sont dans son corps. Mais ce n'est pas tout. Votre enfant se trouve devant la mort, et seuls les scients la gardent encore parmi nous. Savez-vous ce que cela signifie ?
Devant leur air incrédule, il écarta une mèche de cheveux noirs sur le petit visage poupin. La maladie de Harper avait déjà fait une petite tache au bord du front. Elle s'étendrait si aucun chamane ne la soignait. C'était un détail ; la véritable menace était invisible.
« En ce moment même, elle rêve. Elle rêve qu'elle vole au-dessus des forêts enneigées de la Lande. Un scient l'accompagne. Il s'agit de son guide. L'esprit qui a démêlé pour elle sa destinée parmi les almains. Elle a déjà été choisie.
Silence.
— Je peux la guérir, dit Tristan, mais après cela, elle appartiendra au monde des scients.
Tel était le prix. Les scients ne leur rendaient pas leur fille, ils la prenaient pour eux.
— Et elle deviendra comme vous » dit l'okrane.
Tristan acquiesça. Elle deviendrait chamane. Guérisseuse et prêtresse à la fois, elle ferait le lien entre les almains et les scients. Elle vivrait tantôt sur les routes, tantôt s'arrêterait un, deux ans, dans un village. Tantôt seule parmi la nature, tantôt retrouvant les almains, qui jamais ne l'accueilleraient sans une crainte et une déférence mêlées. Car elle ne serait pas de leur monde.
« Nous n'avons pas le choix, dit la femme.
— Je ne comprends pas. Pourquoi faudrait-il que nous la quittions ?
— Il faut qu'elle soit libre. Ainsi elle ne mourra pas, mais naîtra de nouveau.
— Est-ce que nous la reverrons ?
— Je ne peux pas le promettre. Je ne peux pas vous le dire. Et vous ne devriez pas compter là-dessus. »
La mère tenait son nourrisson dans les bras. Elle tenta d'essuyer ses larmes. Une d'entre elles tomba sur son front.
La petite hybride toussa et serra ses poings cyanosés.
***
Tristan ouvrit les yeux, comme s'il s'éveillait. Dans l'angle de la pièce, Malina observait en silence ; sept ans à peine et elle le dépassait presque. Ses cheveux noirs désordonnés masquaient un visage attentif.
Le chamane se pencha sur le corps étendu devant lui. On lui avait confié le garçon deux jours plus tôt. Aucun médecin de l'Ouest ne pouvait prétendre à le sauver, à ce stade avancé de la maladie. Deux jours que la fièvre le brûlait et qu'il délirait, n'avalant qu'avec peine des décoctions d'écorces. Et deux jours que Tristan se tenait à son chevet, marmonnant ses prières, récitant le Livre de l'Éveil, appelant les scients et leurs pouvoirs.
Tristan écouta la respiration.
Il se leva et se tourna vers Malina. Elle savait ce que cela signifiait. Elle sortit, d'abord en marchant, puis en courant au hasard, laissant dans son sillage des sentiments confus.
Parfois Tristan sauvait des vies, parfois il ne pouvait rien. Parfois les scients guérissaient, parfois ils échouaient. Parfois, les spores, ces micro-organismes présents dans l'air, que les chamanes utilisaient pour guérir, n'étaient pas suffisants pour vaincre les microbes, recoudre les plaies, reconstruire les chairs. L'intérêt des scients dans les affaires des almains était objet de mystère ; les pouvoirs des chamanes n'étaient pas infinis.
Pourquoi moi ? se répétait-elle.
Elle s'arrêta devant le torrent, qui se déchirait dix mètres plus bas sur des arêtes de pierre.
Tristan la rejoignit après un temps.
« Tu m'as sauvée il y a sept ans, dit-elle.
— Oui.
— Est-ce que tu savais déjà qu'une autre maladie me mangerait le cœur ? Je ne le sens plus. Je n'ai plus qu'un vide, comme s'il avait disparu.
— Je ne le savais pas, dit sourdement Tristan.
— Pourquoi moi ?
— Pourquoi Tivalhac t'a-t-il choisie ? Je ne sais pas. Qui peut prétendre à comprendre totalement les scients ? Toi seule peut savoir ce que veut Tivalhac. Il a une mission pour toi, c'est certain, mais toi seule connaîtra ce chemin. Tu seras la seule à l'emprunter, car il est tien.
— Je ne m'en sens pas capable.
— Ma conscience vient de l'intérieur de moi.
Le sens de mon chemin vient de l'extérieur de moi.
Toujours je suis en peine, jamais le trouble ne cesse.
Tu connais ces paroles du Livre. C'est ainsi que le monde se met en mouvement. C'est ainsi, et c'est pour cela que nous sommes vivants.
— Tu vas me dire que je n'ai pas trouvé mon sens, car je n'ai pas assez vécu.
— Non, dit-il de la même voix bourrue et légèrement rauque. Une maladie enserre ton cœur. Un lierre a grandi en toi depuis ta naissance. S'il masque aussi ta vue, alors tu ne peux voir ta finalité dans ce monde.
Tu ne dois pas vivre parce que Tivalhac t'a choisie. Ce serait te précipiter plus rapidement contre le mur que tu ériges dans ton âme. Non, tu dois vivre pour abattre ce mur.
— Ni toi, ni Tivalhac ne pourrez m'aider ?
Elle contempla le lieu où mourait la chute d'eau.
— Non, dit Tristan. Nous ne pouvons faire que ce que nous voyons en toi. Je vois en toi une chamane, pour Tivalhac tu accomplis une mission.
Il posa un sac à côté de lui.
— Cela dépend de toi et de ceux que tu rencontreras sur ton chemin. Tu ne peux te libérer que si tu vois les barreaux qui entourent ton âme, et si tu ne le peux, il faudra que tu acceptes que d'autres te libèrent. »
Elle devina qu'ils se quittaient ici. Ce moment devait arriver tôt ou tard. Elle le savait. Depuis sept ans que Tristan l'élevait et la formait, sur les routes de la Lande, de village en ville, il s'était montré assez distant. Elle avait fini par deviner pourquoi.
Tivalhac l'avait choisie pour accomplir sa mission, et ainsi, prise à ses parents et ressuscitée sciente.
Maintenant le monde la prenait à Tristan. Il devait voir partir sa fille adoptive sans ciller, malgré l'incertitude qui la tourmentait. Six mois ? Deux ans ? Dix ans ? Sur quel chemin l'emmènerait Tivalhac ? Sa vie se perdrait-elle dans la taïga ?
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