14. La Division 1


Orbite de Mondor, 2387


Le rythme d'une musique retentissait dans ses oreilles.

Ce n'était qu'une illusion, car en réalité, aucun son ne faisait vibrer ses tympans, la musique arrivait dans son cerveau au stade d'impulsions électriques transmises à ses neurones par le nanoscope.

Elle aimait cette musique. Cette symphonie avait une longue histoire. La première génération de colons mondores l'avait construite en honneur à son nouveau monde, vers le début du 23e siècle.

Elle arrêta l'écoute interne pour mieux se concentrer. La porte coulissante s'ouvrit sur la salle de réunion. Saeko mit les mains devant elle, paumes écartées, et les joignit. Les participants déjà présents firent de même. Puis le regard de l'un d'entre eux fit le tour de la salle circulaire, s'arrêta sur la porte d'entrée, qui se ferma et se scella sans un bruit. Elle était imperméable aux ondes électromagnétiques, spécification exigée de toute salle de réunion stratégique.

Le nanoscope l'informa de sa déconnexion du réseau de données du Carlsson.

« Nous avons besoin que vous déconnectiez vos nanoscopes » dit le chef de la réunion.

Saeko ne le connaissait pas personnellement, mais elle savait qu'il s'agissait d'un aleph nommé 123-Nombres, chef scientifique des études menées dans le système Mondor par la Division 1. Du fait de l'importance de ces études, elle n'était pas étonnée de voir quelqu'un d'aussi compétent en charge. 123-Nombres était un très vieil aleph qui cumulait les connaissances scientifiques et historiques nécessaires aux études, et l'intelligence sociale nécessaire aux rôles-clés de la Division 1.

Après la tentative de C de ravager le système Sol, l'ancien Bureau International de Surveillance terrien et la Cellule de Veille de l'Union fédérale martienne avaient fusionné certaines de leurs prérogatives, offrant un terrain pour la Division 1. Puis, avec le temps, la Division 2 et la Division 3 avaient vu le jour.

Les trois Divisions, harmonisées au niveau de la Conférence des Planètes, se partageaient la surveillance et la protection des planètes et des systèmes connus. La toute première, la Division 1, bénéficiait des plus grandes prérogatives et de la latitude d'action la plus importante. Ses missions concernaient l'ensemble de la Conférence, en retour, elle rendait compte à la Conférence toute entière.

Le corps robotique de 123-Nombres avait la peau du visage mate, constellée de petites taches luminescentes. Une mode très répandue chez les alephs et un moyen facile pour eux de se distinguer des êtres biologiques de base humaine, les almains, auxquels ils ressemblaient par commodité. Il portait une combinaison grise d'un seul tenant.

Saeko mit son nanoscope en veille et retrouva la sensation d'être de nouveau seule dans son système nerveux. Les dizaines de milliards de particules nanorobotiques, intégrées partout dans son organisme, qui formaient le « deuxième réseau nerveux » de son corps, profiteraient de l'occasion pour optimiser leur configuration réseau et le partage des données.

Depuis son propre système, 123 vérifia que les participants étaient redevenus de parfaits almains. Les almains augmentés de la Division 1, les augs, brouillaient la frontière entre le « cerveau » et la « machine », la « conscience » et le « réseau », tout comme les alephs.

Les participants s'étaient tous assis sur leurs genoux, 123 resté debout. En face de Saeko se tenait l'amiral Bertram, le commandant du Carlsson, en charge de tous les éléments de la Division 1 présents dans le système Mondor. C'était un okrane d'âge moyen, né sur Terre, qui avait travaillé pour l'Exadiel avant de rejoindre les hautes instances de la Conférence des Planètes.

« Nous considérons, expliqua 123, qu'il est plus sûr de ne pas recourir à la Vision Augmentée pour transmettre ces informations. Nous nous contenterons de schémas holographiques. Ceux d'entre vous qui auront besoin de données numériques les recevront plus tard sous forme chiffrée. »

123 écarta les mains et une planète apparut devant lui. La sphère transparente, d'autant plus luminescente que les autres sources d'éclairage de la pièce étaient atténuées, mesurait deux mètres de diamètre. On y distinguait le tracé des continents, ainsi que des points lumineux et des tracés de trajectoire pour tous les satellites de taille notable visibles depuis l'extérieur.

Sur une nouvelle commande invisible et inaudible, une partie des satellites changea de couleur. Ils formaient un maillage compact, sous lequel la surface de Mondor disparaissait presque.

« Voici le réseau Égide, indiqua 123. Deux mille cinq cent soixante satellites. Chacun d'entre eux dispose d'une propulsion et d'un système d'armement autonome. Leur trajectoire et leurs actions sont décidées au niveau global à l'aide de leur réseau chiffré. Leur source d'énergie interne est un réacteur à effet Hawking.

Revenons peut-être brièvement sur ce qui nous a amené ici.

Comme vous le savez certainement, la crise de 2143 dans le système Sol a durablement impacté nos stratégies défensives. Le Bureau International de Surveillance, qui auparavant gérait la défense de la planète Terre contre les menaces panterriennes ainsi que la régulation des activités spatiales, a été incapable de réagir de manière efficace à l'attaque préparée par les membres du groupe Alcyon, mise en œuvre par des alephs renégats et orchestrée par un maître d'œuvre nommé par commodité « C », dont les motivations sont restées jusqu'à ce jour obscures. »

L'histoire était restée gravée dans les mémoires, mais pas ces noms. Dans la vague de réorganisation qui avait suivi l'arrêt in extremis des alephs et de C, le BIS avait cessé d'exister et d'autres agences internationales et institutions diverses s'étaient partagé ses restes, tandis que l'Exadiel et l'Union martienne réfléchissaient sérieusement à l'avenir.

Ils étaient passés près de la catastrophe et C n'avait été arrêté que par miracle.

Son plan consistait à balayer la surface de la Terre et de Mars par des astéroïdes ramenés par des alephs, tandis que le virus Alcyon, la peste du XXIIe siècle, se chargeait de mettre un frein aux tentatives de défense des deux planètes.

Toutefois, seuls quelques astéroïdes avaient pu s'écraser – et plusieurs avaient été déviés – avant que les martiens mettent en activité le réseau Égide, une arme d'autodéfense d'une catégorie tout à fait nouvelle. Les deux mille satellites artificiels en orbite autour de la Terre et de Mars avaient désintégré les alephs renégats, avec une efficacité remarquable, sinon effrayante. La précision et la puissance de feu d'Égide dépassaient tout ce que les almains avaient bâti en plusieurs millénaires d'histoire et en un siècle d'histoire commune.

« À l'époque, les réseaux Égide de la Terre et de Mars sont restés en activité pendant quelques semaines avant que l'Exadiel ne mette fin à leur fonctionnement. Les deux planètes, ainsi que notre chère Raven, se sont ensuite dotées de mécanismes de défense similaires mais moins... radicaux.

Nous pensions que C avait été définitivement stoppé en 2143 et nous avons continué les programmes d'exploration spatiaux, en organisant la collaboration au niveau de la Conférence des Planètes. Ce qui a amené à l'exploration de Mondor. Pour les terriens, Mondor était l'occasion de fonder une colonie extrasolaire et elle suscitait de nombreux espoirs.

Il y avait donc de nombreux alephs dans le système Mondor. Nous étions chargés de préparer la planète pour l'installation d'almains. Le processus de « terraformation » a été de courte durée, car l'atmosphère était déjà respirable pour les mammifères. L'air avait été chargé en dioxygène par l'action de microbiotes locaux. Nous avons installé de nombreuses espèces génétiquement modifiées à croissance et à prolifération rapide, et l'expérience acquise avec Mars a permis de faire de ce processus un succès. Les premiers almains se sont installés sur Mondor en 2200. Au regret des exobiologistes, cependant, il est apparu que les biotes locaux résistaient très mal à la concurrence des espèces apportées, et les scientifiques tentèrent d'en sauver le maximum. Mondor était un eldorado, un monde neuf et vierge exempt de toute pollution industrielle. Comme Mars l'avait été pour les okranes dans les années 2120, suite aux traités qui leur donnaient administration de la planète.

Puis vinrent les années 2250. La population sur cette planète atteignait environ cent millions, dont trente pour cent d'okranes, soixante-dix pour cent d'humains. La société mondore était très réputée pour son système économique sain. En 2251, les alephs présents dans le système Mondor recommencèrent exactement ce qui s'était passé dans le système Sol : ils s'affrontèrent entre eux avant que la faction gagnante ne mette sur pied un plan d'anéantissement de la planète. Jusqu'à maintenant, nous n'avons jamais su si c'était aussi l'œuvre de C ou de quelqu'un qui avait copié le même plan d'action.

Mondor étant une planète jeune, et les alephs mieux préparés que la fois précédente, la destruction fut quasiment totale. Les almains furent immédiatement bombardés de l'espace. Toutefois, la planète disposait d'un réseau Égide prévu pour cette situation.

Nous n'avons jamais eu d'explication sur le fait que le réseau ait été activé aussi tard. Nous pensons que ceux qui ont planifié cette attaque avaient aussi ralenti le processus de mise en marche d'Égide. Toujours est-il que, comme la fois précédente, le réseau satellitaire fut activé et il repoussa immédiatement les alephs.

Mais, comme vous le savez, le propre du réseau Égide est que c'est une arme à double tranchant. Il protège de manière optimale la planète, mais la coupe du reste de l'univers. Lorsque la guerre est totale, on ne peut se permettre de laisser passer le moindre objet. N'importe quel système ayant une taille suffisante pour pouvoir se protéger d'une rentrée atmosphérique est immédiatement oblitéré. N'importe quel objet sortant de la planète également. Enfin, il est impossible de faire passer un signal radio. »

123 rétrécit la planète à la taille d'une bille, tandis qu'apparaissaient dans le champ de l'hologramme ses deux satellites naturels, Nahel et Neelam.

« La zone d'exclusion est de cent mille kilomètres, dit-il tandis qu'un fond vert encerclait Mondor.

Le premier réseau Égide avait été conçu par les martiens et il n'a fallu à l'Exadiel que très peu de temps pour casser son système de chiffrement et tuer les satellites. J'ai participé à cette opération. Mais la situation qui se présente dans le système Mondor est différente : ce réseau Égide dispose de protocoles beaucoup plus sûrs, que nous avons développés en contournant les failles du premier. Nous avons été pris à notre propre piège : nous sommes maintenant en 2387. Cela fait cent trente-six ans que Mondor a été enfermée dans sa prison. Depuis tout ce temps, nous n'avions pas trouvé de moyen de la forcer.

Le but de mes recherches, depuis cent trente-six ans, est d'ouvrir cette coquille. Grâce à l'augmentation de nos capacités techniques, et à l'investissement de la Division 1, je pense qu'il existe aujourd'hui un moyen de franchir la barrière. Nous sommes ici pour investiguer. Le moment venu, nous tenterons l'opération. Nous ignorons s'il reste des almains sur Mondor ni quel est l'état de la planète. Nos seules données sont des simulations suggérant qu'ils ne se sont pas éteints mais qu'ils doivent être peu nombreux, entre dix et vingt millions, et que leur niveau technologique doit être entre R2 et R3. »

Saeko côtoyait les alephs depuis assez longtemps pour savoir qu'ils avaient eux aussi des émotions. Avec les humains et les okranes, ils formaient un groupe de trois « espèces » distinctes mais semblables. Et elle sentait parfaitement l'émotion qui sous-tendait le discours de 123. Les almains qui vivaient sur Mondor avaient été enfermés sur une planète jeune, dont la biosphère et le climat étaient en évolution rapide. Leurs vies ne devaient pas être enviables. Ils devaient avoir perdu depuis longtemps tout espoir de secours venant de l'espace. Et tout cela, grâce à l'efficacité du système Égide, celui-là que 123 avait contribué à construire. Il était l'architecte de cette prison. Nul doute qu'il désirait plus que tout la voir ouverte.

Dix millions ? Et combien d'humains ? Combien d'okranes ? Combien d'alephs ? Impossible d'avoir ces réponses en regardant depuis l'espace : Égide floutait les émissions électromagnétiques de la planète. Quant aux mondores, ils ne verraient pas les vaisseaux de l'Exadiel à cette distance.

« Saeko-sen.

123 s'était tourné vers elle et avait remplacé l'image d'archives de Mondor par des informations textuelles.

— Vous avez manifesté un intérêt pour ce projet, et votre candidature, ainsi que celle de Tanak, pour une éventuelle mission au sol, me paraît des plus recevables. Cependant, en lisant votre dossier, je me demandais si vous n'aviez pas sous-estimé la difficulté de cette mission.

— C'est-à-dire ?

— Même si nous arrivons à percer Égide, il est probable que nous ne puissions avoir aucun contact avec la surface pendant encore de nombreuses années, jusqu'à ce que nous déployions une puissance de feu suffisante pour abattre définitivement le bouclier.

— Je l'ai pris en compte, répondit Saeko.

Vingt ans pour les okranes, c'était entre trente et quarante pour les humains. Elle avait donc déjà de l'expérience et de la maturité.

— Je me suis destinée à l'exploration spatiale depuis le début de mes études, et c'est le propre des explorateurs que de devoir marcher sans regarder derrière eux. Même si nous ne pouvons revenir en arrière, à certains suffit la perspective de la découverte. Ainsi que de retrouver et d'aider les almains qui vivent sur Mondor.

— Je comprends votre point de vue. »

Un siècle plus tôt, la famille de Saeko avait certains de ses membres sur Mondor. Elle ne l'avait appris que récemment et ce n'était pas inscrit dans son dossier. Mais cette coïncidence sonnait de manière curieuse : peut-être était-elle destinée à revenir sur cette planète, à retrouver ses lointains cousins.

Maintenant qu'ils s'approchaient de la planète, l'appel retentissait, mille fois plus fort.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top