11. Kraïev - 2
Ce fut une nuit de Neelam. La plus proche lune de Mondor éclipsait sa voisine Nahel, réduite à un croissant fin comme une lame.
Quelques kilomètres avant Falgareth, un messen passa au-dessus d'Almira. Les ailes du messager des cieux découpèrent une ombre dans la clarté de Neelam. De loin, les ignorants verraient dans cette chauve-souris géante un draken, alors que le draken portait sa propre lumière...
Deux almains montaient la garde à l'entrée du hameau, sous le faisceau d'un lampadaire à cellules photovoltaïques. C'était la première fois qu'elle rencontrait des vigilants à Falgareth.
« Vous avez une pièce d'identité ? lança une femme, le visage caché par les reflets sur la visière de son casque. »
Almira laissa la discrétion de côté. Elle avait besoin de provisions et de repos ; le prochain village se situait à cinquante kilomètres de route discutable. Elle ne souhaitait donc pas passer son chemin. Elle tira sur l'une des deux chaînettes à son cou et décrocha la plaque d'identification en platine qui y était suspendue, la montrant en évidence.
« Vous êtes ? demanda le coéquipier, un okrane d'une trentaine d'années, assis sur une chaise avec nonchalance, la main sur un fusil d'assaut.
Vigilance avait bien ce bon côté : okranes et humains y collaboraient en parfaite symbiose. Deux espèces, mais un seul groupe, les almains.
— Almira Partel.
— C'est crédible ? l'interrogea la femme.
— Une autre réponse m'aurait étonné » répondit l'okrane.
La vigilante prit en photo la plaque d'Almira avec un boîtier noir. La machine émit un signe positif, attestant de la qualité du code et de l'identité de son porteur.
« Almira Partel, répéta l'okrane. Devrions-nous être... surpris ? Honorés ? Effrayés ?
— Choisissez ce que vous voulez, dit Almira en passant devant lui sans prêter attention.
— Vous venez de faire le chemin depuis Haven ? Toute seule ? On a reporté des attaques de lycan dans la forêt ces derniers jours.
— Je n'ai rien vu.
— Si vous avez besoin d'assistance, n'oubliez pas le transpondeur. Le vôtre est éteint. On a beau être la prophétesse, ça m'étonnerait que ça protège contre les dents.
— En tout cas, dit Almira, ça ne protège pas contre les balles. J'ai testé pour vous. »
Les deux soldats de Vigilance firent un grand silence à cette remarque, et elle entra dans le village.
***
« Je suis désolé, mais les soldats ont réservé mes deux chambres, et ils ont payé.
— Ce n'est pas grave, je dormirai dans l'entrée. Un toit suffit. L'accueil reste ouvert cette nuit ?
Un homme à lunettes passa discrètement à l'arrière, affublé de pantoufles et d'une blouse couverte de taches douteuses.
— Mon neveu fait ses heures de garde, et ensuite je prends le relais.
Almira sortit sa carte d'identification mais le vieil homme l'interrompit d'un geste.
— Inutile de payer si je ne vous donne pas de chambre. »
Son bras droit était une prothèse en bois articulée, sur laquelle se poursuivait la manche de sa veste. Le mouvement de l'épaule commandait la fermeture de la main gantée de lin.
Almira chercha le visage dans sa mémoire fragmentée.
« Je ne vous en voudrai pas de ne pas vous souvenir de moi, Almira-sen, dit l'homme.
— Je vous ai déjà vu, avoua-t-elle, mais je ne sais plus comment vous vous nommez.
— Je vous ai certainement aperçue, mais je ne le savais pas non plus.
— Comment est-ce que vous m'avez reconnue ?
— Les cheveux et les yeux, comme toujours. Cuivre et argent.
Beaucoup de gens ici connaissaient des habitants de Kraïev, mais nous avions tellement honte lorsque nous avons écrit les noms, et qu'il nous en manquait les deux tiers. On voyait les flammes d'ici. Une lueur dans l'obscurité.
— Je dois vous demander, dit-elle, si vous savez ce qui s'est passé cette nuit.
— Lorsque nous avons vu les lueurs, on a cru qu'une maison brûlait à Kraïev. C'était loin. Des voitures de Vigilance sont passées en trombe par ici, mais ne se sont même pas arrêtées. On a entendu le cri du draken. La plupart d'entre nous avaient trop peur et nous n'avions pas d'arme. Puis les soldats de Vigilance sont revenus en disant qu'ils avaient besoin de médecins s'il y en avait et de quelques adultes. Mais ce n'était plus pour se battre, simplement pour sauver les blessés et enterrer les morts.
— Vigilance a effacé la plupart des traces.
— Bien sûr qu'ils l'ont fait. Ils n'ont pu sauver personne. Tous les gens qui étaient restés chez eux, tous ceux qui étaient sortis dehors étaient morts. Plusieurs soldats étaient morts également, il y avait quelques blessés parmi eux. Des brûlés.
— Et moi ?
— On vous a retrouvée à un kilomètre du village, les vêtements en lambeaux et une énorme coupure sur le bras. Les vigilants voulaient vous emmener à Haven, le vieux Trasel s'est fait passer pour votre grand-père pour que vous restiez ici. Il avait de la répartie, le gars. Mais on savait que vous ne pouviez pas rester longtemps. C'était juste pour éviter les soldats. Des havènes sont venus vous chercher plus tard, vous mettre dans un orphelinat, je crois.
— J'étais comment ?
— Pas un mot. Effrayante. Le regard perdu. Les gens se demandaient si vous finiriez par renaître.
Silence.
— Merci de m'avoir parlé, dit-elle.
— Je vais voir s'il me reste de la soupe. »
Elle attendit au comptoir. La maison tenait à la fois lieu d'hôtel, de restaurant, d'infirmerie et de commerce. Il y avait encore des sacs de grain dans le coin de l'entrée, alignés sur le mur, avec quelques écritures rouges sur la toile écrue indiquant la date et l'origine de production. Certains resteraient ici, d'autres iraient sans doute à Haven, en échange de produits de l'industrie que seule la ville possédait.
Le vieil homme lui apporta un bol.
« Je mettrai aussi quelques babioles demain matin au comptoir, ça peut être utile pour le voyage.
— Je ne sais pas comment vous remercier.
Son regard fuyait, s'attardant sur le papillon de nuit qui volait après la lumière de la lampe.
— D'où est-ce que vous avez cette lueur dans les yeux ? demanda-t-il finalement.
— De mon père, je pense.
Il fit non de la tête.
— Vous ne l'aviez pas à l'époque. Pas avant. Il y a dans vos yeux la même couleur que celle des flammes cette nuit-là.
Il avait compris sans doute ; mais il la connaissait trop bien pour avoir peur. La peur face au draken.
— Ce sont de vieux souvenirs, dit l'homme.
— Vos souvenirs sont précieux, répondit Almira.
— Les vôtres surtout. Bonne nuit, Dylnia. Et bon voyage. »
***
La porte de l'entrée resta entrouverte et la lumière au comptoir allumée. Un deuxième papillon de nuit se joignit au premier. Le jeune médecin passa plusieurs fois dans la nuit. Almira s'était à demi allongée contre les sacs de blé ; son manteau épais adoucissait leur contact. Le draken occupait ses pensées et la privait de sommeil.
La fureur. Une si grande colère ne pouvait naître que d'une aussi grande tristesse. Une solitude unique sous le firmament. La solitude du tout-puissant.
« On a une épidémie de grippe en ce moment, dit le médecin. Mais on dirait que ça s'est calmé ce soir. Hier, il a fallu que j'aille voir plusieurs malades.
— Vous êtes aussi technicien radio ? demanda-t-elle en voyant le transpondeur à travers une ouverture vainement recousue dans une de ses poches.
— On fait un peu de tout. Mais Vigilance s'occupe de notre Balise depuis qu'ils sont arrivés ici.
— Cela fait combien de temps ?
— Une dizaine de jours. »
Elle avait la main sur son arc, posé à côté d'elle et attaché à son poignet par une cordelette. Ayant passé les dernières nuits en pleine forêt, elle s'était rapidement réhabituée à avoir le sommeil léger. La seule fenêtre laissait passer un rai de lumière de Neelam.
« Vous êtes humaine ou okrane ? demanda le jeune homme.
— Un peu des deux.
— Je m'en doutais. Almira, c'est ça ?
— De quoi est-ce que vous vous souvenez, de ce qui s'est passé ici il y a six ans ?
— Je dormais. J'étais resté au chevet d'un ami pendant vingt-quatre heures de suite et je n'en pouvais plus. Je n'ai même pas entendu les voitures passer. Je ne suis même pas allé au village le lendemain.
— Il y avait beaucoup de familles mixtes à Kraïev ?
— Il n'y en a jamais eu ici, mais à Kraïev... au moins cinq, je dirais. Les gens là-bas se comprenaient bien entre eux.
— Et des gens comme moi ?
— Deux, trois enfants. Mais on les voyait rarement. »
Elle ferma les yeux en essayant d'ôter de son esprit l'image d'Adriel. La silhouette menaçante bloquait sa progression. En avançant dans le temps, elle devrait se confronter de nouveau au draken, et comme toutes les fois précédentes, elle appréhendait cette rencontre.
La porte s'ouvrit sans ménagement et l'okrane de Vigilance entra, épuisé mais l'œil vif. Il toisa Almira et le jeune médecin, qui fit profil bas.
« Alors, prophétesse, on fait de beaux rêves prémonitoires ?
— La plupart de mes rêves ne sont ni beaux, ni prémonitoires. Dites-moi, depuis combien de temps êtes vous dans Vigilance ? Vingt ans ?
— Dix-huit.
— Vous êtes lieutenant. C'est que vous avez refusé les promotions, n'est-ce pas ?
— Je ne suis pas fait pour le travail de bureau. Je suis dans l'armée pour faire ce que l'armée fait : défendre les citoyens.
— Vous avez connu une guerre ?
— Non, mais vous allez me dire que vous, oui. Je connais la chanson. La guerre entre Donoma et Olathe. 45 AFS, n'est-ce pas ? Une guerre dans laquelle vous n'avez joué aucun rôle et que seule Vigilance a pu terminer.
— Une guerre depuis laquelle personne ne discute plus le rôle unilatéral de Vigilance dans le maintien de la paix à travers le monde.
— Allez, même les gens de mon espèce ont besoin de leurs heures de sommeil. C'était amusant de rencontrer « la » dylnia. Faites gaffe aux bêtes sur le chemin, ceci étant. Et, si vous le dites, aux balles.
— J'ai appris à éviter les balles » dit Almira.
Il exagéra un soupir et fit gémir l'escalier de bois un peu bancal. Almira se traîna hors du rayon de lune, puis ferma les yeux.
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