Le silence devenait contraignant. Severian, dans une confusion sévère, regardait Brocéliande qui lui souriait rigidement malgré tout. Assis sur le plancher glacial de la modeste piaule du binoclard, se faisant face l'un et l'autre, on cherchait encore à briser les rouages de cette nuit sombre.

— Si je comprends bien, tu viens de Goldstone, un archipel flottant dans les lointaines contrées de Weaver..

— Tout à fait !

— Un certain Hahn Bäcker aurait pris la Terre pour cible. Et si rien n'était fait, ce monde serait condamné. C'est bien ça?

— Exactement. Tu as cerné l'essentiel du problème ! reprit Brocéliande souriante.

Severian commençait à serrer les poings de frustration et d'agacement.

— Brocéliande Alcyone Rose-Epiphanie Edelweiss.. Juste pour savoir.. Ne le prends pas mal hein.. Mais ai-je l'air d'un pigeon? Ou bien aurait-on écrit «abruti fini» sur mon front?, répliqua-t-il en remettant ses lunettes en place.

— Absolument pas ! Je n'ai jamais été aussi sérieuse, reprit Brocéliande à qui la spontanéité ne faisait pas défaut.

— Je vois. Attends un moment.., déclara Severian en se levant brusquement avant de se diriger vers les toilettes communes du couloir, près de sa chambre.

Par le plus grand des hasards, en s'entretenant avec la duchesse, l'envie d'uriner lui était revenu. Surtout qu'il voulait mettre de l'ordre dans ses idées. Il prit alors place dans une cabine étroite avant de laisser libre cours à sa fontaine.

Severian réfléchissait profondément à la succession étrange des événements. Ne trouvant pas une raison particulière à tout ce qu'il venait de se passer, il se résolut à s'enfuir dans une triste illusion, où peut-être il pourrait trouver le sens caché de cette rencontre.

Mais rien ne lui arrivait dans la tête, rien du tout. Il explosa subitement de rire, en urinant de façon très maladroite, peignant le mur crasseux du fond de haut en bas, successivement, répandant l'odeur fétide de son jus acide dans la cabine.

Mais soudain, une imposante masse vint le redresser. Brocéliande, sortie de nulle part, s'était collée à lui par derrière, en stabilisant sa position, puis prit le robinet coulant de celui-ci en main, dans son gantelet droit précisément, avant de viser avec précision le fond de la cuvette.

— Là d'où je viens, les hommes manquent de maîtrise.. Tu n'as pas à te sentir gêné..., dit la duchesse serviable qui tarissait peu à peu la fontaine.

— Les hommes ont l'air très proches dans ton pays dis-moi..., répliqua Severian, à qui la gêne, ôtait toute volonté de résistance.

— Tout à fait, la proximité est un signe de virilité !

— Je vois. reprit Severian, d'une intonation faible. L'Étrangère alternait entre douceur et douleur dans sa prise de main.

— Malheureusement, je ne pourrai pas te renseigner davantage sur nos coutumes masculins. Après tout, je suis une femme.

— Hein?.. Non aucune chance.., déclara Severian incrédule.

— Dans ce cas, regarde-moi ! proposa Brocéliande en retournant le jeune homme face à lui. Le lycéen, surpris, urinait de nouveau involontairement sur la pauvre visiteuse.

— Une femme plate, ça n'existe pas. déclara-t-il en la purifiant de nouveau.

— Justement, je suis parfaitement d'accord. Nous devons retrouver cette bête pour lui faire payer son crime.. Celui d'avoir interverti toutes les femmes en hommes. C'est impardonnable !

— Attends, c'est de toi que je parlais quand je sous-entendais femme plate.. Tu sais?.. Ou bien tu feins l'ignorance pour préserver ton amour propre.

— Ravi de voir que nous sommes sur la même longueur. Ensemble, nous rendrons à ce monde son état d'origine. L'homme dérive de la femme, depuis la nuit des temps. reprit Brocéliande en appuyant avec fermeté sur les épaules de Severian.

— L'homme dérive de la femme?

— Avant, la terre appartenait aux femmes. Elles vivaient paisiblement, en harmonie et se suffisaient à elles-mêmes. Mais c'est alors que Hahn Bäcker, cet immondice, a pris l'apparence d'un lapinout tout rikiki pour les berner. Il a incité les femmes à manger des champignons avariés et suite à cela, des pénis ont émergé de leurs entre-jambes. Voilà d'où proviennent les hommes !

Brocéliande avait énoncé ces paroles avec tellement d'envie et de panache, que Severian, immobile, continuait à la purifier en silence. Il se résolut à couper court à sa fontaine, attrapa tendrement les épaules de la jeune femme, sourit de toute son âme, puis affirma d'un air satisfait:

— Je ne me suis jamais senti aussi fier d'avoir pissé sur quelque chose... Merci à toi.. Sincèrement.