Chapitre 3 : L'épreuve
Je rentre chez moi le cœur lourd. Je connais le souci que je vais causer. Comment les convaincre, comment leur montrer que c'est pour le bien de tous ? Que ce n'est pas un sacrifice, mais une opportunité. Comment expliquer à un père et une mère que leur enfant prend des risques en son âme et conscience ? Comment les convaincre que c'est nécessaire ?
Je me dis que je n'aurais pas la force pour soutenir le regard épouvanté de ma mère ni celui désapprobateur de mon père. Et surtout le déchirement de la séparation avec Gina. Puis je pense aux larmes de Colline et à la résolution de Sylvain et Fred. Et je me remets en marche, un peu plus sûr de ma décision. Pas certain de trouver les mots, mais assuré de ma décision.
Le bien fondé de ma démarche m'apparaît évident. Aussi quand je franchis le seuil de la maison familiale, je suis étonné de trouver mes parents déjà inquiets, presque bouleversés.
– Que se passe-t-il ?
– On se faisait du souci pour toi, la séparation avec tes amis va être difficile.
Je les regarde avec des yeux ronds. Que veulent-ils dire ? Que je n'irai pas ? Leur décision est irrévocable ?
– Mais je veux y aller avec eux !
Ils se regardent avec un sourire dans les yeux.
– Mon chéri, ce n'est pas pour te contrarier, mais tu es un amoureux des Elfes. Jamais ils ne te laisseront participer à une mission capitale que ton affection risque de faire échouer...
Je me récrie :
– Je ne suis pas un amoureux des Elfes ! Je ne l'ai jamais été, ils m'intéressent, c'est tout.
– Ils t'intéressent au point de t'émerveiller et de te rendre rêveur. Je ne veux pas te donner de faux espoirs, mais tu risques fortement de devoir rester ici, avec tes parents, à te ronger les sangs.
– Alors vous êtes d'accord pour que j'aille faire le test ?
– Vas-y si tu veux, nous t'attendrons ici même, mais n'espère pas trop ou la chute n'en sera que plus dure.
Je sors furieux. Furieux, mais soulagé. Furieux que mes propres parents ne me croient pas capable de passer l'épreuve, mais soulagé de ne pas avoir eu à réaliser la joute verbale à laquelle les autres ont dû se livrer contre leurs familles. Alors que je viens de claquer la porte, je l'entends se rouvrir et me retourne juste à temps pour voir Gina me courir dans les bras. Elle manque de m'emporter dans son élan.
« N'y va pas, m'implore-t-elle de sa voix d'ange ! Grand-Frère, je t'en prie n'y va pas. Moi je sais que t'es pas un amoureux, mais je veux pas que tu partes, reste s'il te plaît. »
Ses yeux sont brouillés de larmes et sa petite bouille morveuse me déchire le cœur. Je chancelle sous son poids, d'un coup devenue lourde, comme si elle était de pierre. Elle enfonce sa tête dans mon pourpoint et je dois me forcer à la reposer. Mais elle paraît si fragile et il est si dur de lui résister. Pourtant je la pose par terre et tente de prendre ma voix rassurante de Grand-frère. Mais ce qui sort sonne comme une cloche ébréchée :
« Il le faut, c'est pour le bien de tous. Je n'ai pas le choix, sinon moi, qui pourrait y aller ?
– Et si jamais il arrive quelque chose ? Si vous vous faites manger par un animal méchant ou que vous croisez des tribus sauvages ?
– Ne t'inquiète pas, nous aurons des Elfes et leur magie avec nous. On sera en sécurité... »
Mais ma voix éraillée ne la rassure pas, elle se méprend sur la raison de mes sanglots. Ce n'est pas la peur qui m'émeut mais la confiance que cette petite boule d'amour place en moi et le déchirement de la séparation, même temporaire. Mais c'est aussi pour la sauver elle que j'y vais. Alors ma volonté se raffermit et éponge mes larmes.
« C'est pour vous sauver tous que j'y vais, surtout toi p'tite tête.
– J'ai pas une p'tite tête ! »
Là-dessus notre père vient la récupérer mais je l'entends pleurer de plus belle alors que je m'éloigne. Résolu comme jamais, j'avance et le rythme de mes pas se cale sur celui, rapide, de mon cœur. J'ai beau être sûr de ma décision, mettre le pied à l'extérieur du Havre me remplit d'appréhension. Le Soleil brûlant, pour commencer, va être un épineux problème. Même si je compte sur les Elfes pour avoir une solution, ça reste une sacrée contrainte.
Et c'est bien de se projeter au-dehors, comme s'il allait de soi que je participais à l'expédition, mais encore fallait-il passer l'épreuve des Elfes. Qu'est-ce que ce sera ? Un test de force ? D'endurance ? De réflexion ? Tout ça à la fois ? Comment prouver que l'on n'est pas amoureux des Elfes quand on a mon passif ? Y aura-t-il un Shaman ? Qui d'autre sera en lice ?
Pensif à cause de ces questionnements, je ralentis mon allure et décide d'attendre mes amis non loin du grand pavillon où se déroule l'épreuve. Tout ce qui s'y déroule est caché à ma vue, et mon ouïe ne m'est pas d'un grand secours non plus. D'autant que ceux qui ressortent restent interdits et refusent de répondre à mes questions. Je vois Hector, le fils du forgeron, passer. Même ce personnage habituellement joyeux et exubérant ressort comme lessivé de la tente.
Je ne sais toujours pas à quoi m'attendre, et à force de faire le pied de grue, mes angoisses grandissent. Sans entamer de ma résolution, c'est ma confiance en moi qui commence à me faire défaut. Et si mes parents avaient raison ? Et si j'étais un amoureux des Elfes ? Que m'arriverait-il ? N'aurais-je plus jamais l'occasion de contempler leur perfection ? Devrais-je me résoudre à une vie d'exil loin du Havre ?
Et puis je ne participerai pas à la tâche capitale de sceller au loin ce rejeton du Soleil. Et s'il arrivait malheur à mes amis, je m'en voudrais toute ma vie de n'avoir pu être là pour les secourir ! Tandis que ces pensées me traversent l'esprit, le temps semble ralentir, comme englué dans de la mélasse. Les secondes me paraissent des minutes, et les minutes des heures.
Ce qui fait que je n'ai aucune idée du temps que je passe réellement sur ce banc à ruminer mes sombres pensées. Le Soleil est plus bas sur l'horizon lorsque je suis enfin rejoint par Fred et son habituel sourire narquois. Tout a dû se dérouler sans accroc pour lui, comme toujours d'ailleurs. Il est toujours de bonne humeur, quelques soient les circonstances. Il tire le meilleur de ce qui lui arrive et me narre le début de l'entretien qu'il a eu avec ses parents de la manière suivante :
« Bien sûr, ils ne voulaient pas, mais je leur ai forcé la main en leur expliquant que j'allais bientôt être adulte et qu'entrant en tant qu'héritier du commerce parental, il serait normal que j'aille me rendre compte des conditions de vie de nos colporteurs. C'est ce que mon grand-père avait fait et cela a permis à notre famille de prospérer. Aujourd'hui je peux faire d'une pierre deux coup : non seulement mon nom sera loué parmi les héros, ce qui fait un peu de publicité gratuite, mais en plus, je me fais bien voir de nos distributeurs. Sans compter le blabla sur le bien commun et... »
Et sa phrase reste en suspens car c'est au tour de Sylvain d'arriver, les yeux et le visage rouge. Il a pleuré, comme moi, on ne le comprend que trop bien et nous ne relevons pas. Sa grande-sœur aussi va tenter l'épreuve et leurs parents sont dévastés. Ils ne supportent pas l'idée, et c'est bien normal, d'envoyer leurs deux enfants en même temps vers un extérieur si inconnu et dangereux. Alors, comme ils ont plus d'emprise sur lui, ils ont essayé de le retenir avec de l'affecte. Mais si ça a suffit à l'ébranler, ce n'était pas assez pour l'arrêter.
On s'assoit, le temps de laisser décanter nos émotions. Avec tous ces déboires, nous arrivons déjà au milieu de l'après-midi. C'est amusant de voir ce grand pavillon vert au milieu de la place, avec les curieux, qui se contentent de regarder d'un œil amusé les assurés qui se dirigent tout droit vers l'entrée de la tentes, les timides, qui jettent des petits regards en coin avant de s'avancer en crabe vers l'épreuve, et les craintifs, comme nous, qui restons à bonne distance sans savoir quelle attitude sera la bonne. Car tous ressortent avec la même expression et elle n'est pas encourageante.
Nous trois faisons partie des craintifs, mais, pour nous, la mission n'a pas le même enjeu. Nous avons Colline comme enjeu. Car c'est une amie proche, plus qu'une amie même, un sœur pour nous, que nous voulons accompagner et protéger. D'ailleurs c'est uniquement pour elle que je réussis à me convaincre de laisser Gina derrière moi. C'est ma seconde sœur, une sœur de cœur, choisie par les liens de l'amitié et je ne peux lui laisser courir un risque seule si je suis en mesure de l'accompagner. Et c'est aussi valable pour Sylvain et Fred, car je sais qu'ils partagent mon sentiment.
On se regarde en chien de faïence avant que Fred ose se lever le premier :
« Allez, on y va, on a assez traîné. »
Le cœur qui bat la chamade, on s'approche du battant qui flotte au vent. Nous le franchissons l'un après l'autre et nous sommes de suite déstabilisés par le dépouillement de ce qu'on trouve à l'intérieur. Nous qui nous étions attendus à des dragons, des chimères et toutes sortes de choses fantastiques, sommes presque déçus. Tout ce qu'il y a est une sorte de comptoir d'une matière lisse et brillante, comme du bois verni, mais d'une teinte unie nous accueille. Une Elfe à la beauté resplendissante est derrière, un sourire énigmatique sur les lèvres. Derrière elle, deux allées courent jusqu'au fond du pavillon avec quatre rangées d'alcôves de part et d'autre de celles-ci.
Elle s'adresse à nous d'une voix fraîche et douce comme de la soie :
« Prenez place, les alcôves deux, quatre et sept sont disponibles , même si je suis sûre que les amis choisis par Colline sauront se montrer dignes. »
Alors comme ça nous sommes déjà connus ? Ou bien a-t-elle lu dans nos esprits ? En tout cas, son ton est encourageant, même à mon égard. Ragaillardi par ces paroles, nous prenons place dans une alcôve. Je me dirige dans la numéro sept.
Quand j'y rentre, je suis perdu. Il n'y a rien dans mon carré qu'une table ronde et noire dont le plateau est en verre. C'est le seul objet et il est au centre de la pièce. Curieux, je m'en approche et, alors que ma main se dirige au contact de la table, celle-ci s'illumine de runes elfiques le long du bord. Surpris, je recule vivement en gardant les yeux fixés sur la danse de ces glyphes incompréhensibles. Je suis hypnotisé par le spectacle et, sans m'en rendre compte, je m'en approche à nouveau. Un son entêtant s'élève de nulle part et fixe mon attention sur cet autel magique. Bientôt, je vois des images apparaître et disparaître les unes après les autres, comme des fleurs qui écloraient et faneraient en un instant.
Ce sont des images disparates et j'ai peine à suivre une logique quelconque dans ce salmigondis d'information. Certaines restent presque une seconde tandis que d'autres s'en vont avant même que je ne reconnaisse le sujet. Je garde les yeux rivés à la vitre sans pouvoir les détacher. Mon attention est comme absorbée par la couleur, la lumière et le mouvement. L'ambiance sonore accompagne avec délicatesse les images et je suis immergé tout entier. Le temps semble s'arrêter.
Et d'un coup, plus rien. Le retour à la réalité. Je suis désorienté, perdu. Je regarde autour de moi, les yeux dans le vague dans l'espoir de quelque chose, de quelqu'un, d'une explication. Mais rien ne vient. Le pan de toile qui cachait mon alcôve se soulève doucement, tandis que je le fixe sans bouger.
Puis je comprends l'invitation polie à sortir. Je vois mes amis, aussi déroutés que moi sortir de leurs alcôves respectives. Nous avançons vers le comptoir de l'Elfe pour lui poser des questions mais elle se contente de nous dire :
« Vous saurez bientôt si vous êtes sélectionné ou non. Sortez et ne dites à personne ce que vous avez vu. »
Cette dernière précision me paraît inutile car, comme pour un rêve mon souvenir s'effrite et j'ai de plus en plus de mal à me représenter ce que je viens de vivre. Je sors de la tente l'air interdit, à essayer de rattraper cette pensée qui s'effrite entre mes doigts.
Nous rentrons chacun chez soi, sans prononcer un mot. Mes parents me pressent de questions, mais je suis incapable de répondre, le cerveau dans de la guimauve, tant cette expérience m'a laissé perturbé. Gina me boude. Comme je ne vais pas la voir contrairement à mon habitude, et ça l'énerve jusqu'à ce qu'elle me morde. Et d'un coup, je suis réveillé et bien présent, comme si on venait de me tremper dans un lac gelé.
Cette transe, je la connais ! C'est celle dans laquelle la danse elfique m'avait plongé. J'ai compris ! Je cours chez mes amis, d'abord, Sylvain, mais se dernier se traîne comme un zombie avec sa sœur sans réagir au monde extérieur. Je leur jette de l'eau froide pour les réveiller, mais rien à faire. Alors j'entraîne Sylvain dehors, dehors. Il me suit docilement sans se plaindre ni d'être tiré, ni de ma célérité. Direction chez Fred.
Qui se révèle être dans le même état. Je tente la morsure, les supplication et même la gifle pour les réactiver. Ceci malgré les récriminations des parents Marchand. Puis d'un coup, c'est l'illumination ! C'est ça la mise à l'épreuve ! Cet état second est une reproduction concentrée du Charme des Elfes. J'y suis peut-être plus sensible que les autres, mais j'y suis aussi plus habitué. Et donc plus à même de m'en sortir. Et aussi d'en sortir les autres. Je me mets à respirer au même rythme que les deux charmés, puis, quand j'ai leur attention, je fredonne une première note qu'ils reprennent. Je la fais varier. Petit à petit, j'accélère le rythme. La cadence est de plus en plus soutenue jusqu'à ce que je m'arrête d'un coup en claquant des mains.
Le choc est brutal, mais efficace. Les deux se réveillent abasourdis par le brutal retour à la réalité. Puis ils me demandent en même temps :
« Comment t'as fait ça ?
– Je ne sais pas, leur réponds-je honnêtement, mais ça m'est apparu comme la chose à faire. Rendons visite à la maîtresse du pavillon maintenant. »
Je sors le premier et mes amis me suivent. Nous retrouvons la même Elfe avec ses lèvres carmines contrastant avec la blancheur de sa peau, soulignée par le brun au reflet bleuté de ses cheveux. Ses yeux en amande sont verts comme une jeune pousse et chacun de ses gestes transpirent la grâce. Elle paraît jeune, mais connaissant la longévité de leur peuple, elle pourrait avoir vingt ans comme soixante-dix. Tandis qu'elle nous voit pénétrer dans la tente, son sourire s'élargit de manière imperceptible.
« Vous êtes les premiers, félicitations ! Maintenant, nous allons vous faire passer un entretien. Qui ira le premier ?
– C'est Jimmy qui nous a permis d'être là, alors à lui l'honneur, non, dit Fred ?
– Comme vous voulez, je vous laisse patienter tous les deux. Asseyez-vous donc. »
Là-dessus, deux chaises apparaissent dans les mains de l'Elfe qui les leur tend. Mes amis prennent place et me regardent tandis que notre hôtesse m'indique une alcôve qui n'est pas numérotée...
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