Chapitre 25

Mes yeux s'ouvrent, s'affolent, regardent de tous côtés sans enregistrer d'information. Ma respiration s'accélère et le sang me bat aux tempes.

Puis petit à petit, ma vue s'aiguise, s'accorde à la faible luminosité de la pièce. Devant moi se trouve un grand ring ; autour, le matériel de sport a disparu. Le Centre d'Entraînement.
Une voix étouffée s'écrie, et je crois reconnaître la sonorité de mon nom. Ma tête pivote brusquement. Rafael. Un bâillon dans la bouche et des cordes qui lient ses mains à un poteau. J'essaye de l'appeler, mais moi aussi, on m'a bâillonnée et les liens me scient la peau. Je cherche les autres du regard. Je tombe sur Elisabeth, Kayla, Rachel, Angelo, Nathalie, Zarah, Aaron… Même M. Forestier !

Où est Joyce ?

La question s'efface de mon esprit : mes yeux s'écarquillent quand je croise un regard noisette, comme le mien, et un autre, bleu ciel, tous deux familiers. "Maman, Papa !" essayé-je de crier ; le chiffon qui retient ma langue laisse filtrer un son incompréhensible.

Ma mère me regarde avec une douceur mêlée d'inquiétude qui me coupe le souffle. Mon père se bat avec ses liens, comme s'il voulait se détacher pour se précipiter à ma rencontre. Les larmes montent, dévalent mes joues. Vous m'avez manqué… leur transmets-je en pensée. Mon paternel cesse de gesticuler et me lance un long regard. Toi aussi, ma chérie.

Je fouille à nouveau le Centre des yeux. Félix et Kenneth sont là ! Les deux Anciens semblent affaiblis, dans leur toge fripée et poussiéreuse… Félix me salue d'un signe de tête serein – mais je sens qu'intérieurement, il panique. Kenneth cache moins bien son anxiété, tressautant par moments.

Je remarque que les fenêtres ont été fermées ; seul un filet de lumière se précipite dans la pièce. Il fait donc jour, dehors…

Je tente de défaire mes liens, grognant sous l'effort. Mais rien.

Montrez-vous ! crié-je en pensée en fusillant les alentours du regard. Le Chef des Destructeurs est dans les parages, c'est sûr. Dissimulé par les ténèbres de la salle…

— Bonjour à tous.

Une voix grave. Masculine.

Tout le monde redresse brusquement la tête, dans l'attente de voir apparaître le Chef des Destructeurs. Mais il préfère rester dans l'ombre pour le moment… Mes poils se hérissent, je déglutis.

Je ne sais pas pourquoi, mais cette voix me semble… familière.

— Comment allez-vous ? Pas trop écorchés ? J'ai demandé aux Enchanteresses de rester raisonnables, mais… Qui sait ? Elles ont l'air de n'en faire qu'à leur tête, dit-il avec une pointe d'humour.

Je vais lui arracher les cordes vocales.

Mon sang bouillonne, brûle dans mes veines, chauffe mes joues. J'entends mes alliés grogner, ne pouvant pas produire grand-chose d'intelligible avec les bâillons qui enserrent leur mâchoire.

— J'ai jugé approprié de ne pas vous donner la parole tout de suite… Vous m'excuserez.

On dirait presque qu'il est sincère… Je ne savais pas qu'il pouvait me dégoûter encore plus…

— Mais j'imagine que vous n'attendez qu'une chose, n'est-ce pas ?

Je fusille l'ombre du regard. Abrège. Montre-nous ton visage, salaud.

Alors, sous nos yeux attentifs, avides de connaître l'identité de cet homme qui s'est joué de nous maintes fois et qui cherche à conquérir le monde, son visage paraît. Mon cœur, qui s'est mis à tambouriner dans ma poitrine, rate un battement.

Non. C'est impossible.

Cheveux blonds. Yeux bleu glacier. Un sourire qui ne laisse rien filtrer de malveillant.

C'est impossible. Il a disparu durant la chasse au trésor de la Communauté de la Lumière… Il a disparu. Sans laisser de traces.

Et là, les pièces du puzzle commencent à s'imbriquer dans mon cerveau.

Les exclamations de surprise sont étouffées par les bâillons. Le visage de Rachel se déforme de douleur. Son ami. L'homme qui a failli devenir son amant. Aaron fulmine, le rouge lui monte aux joues et ses yeux se plissent. Des morceaux d'insultes mal articulées me parviennent aux oreilles. Le choc, la confusion emplissent le visage de mes camarades, des Anciens et de mes parents.

— Je sais. Je sais, fait Marc avec un semblant de compassion. C'est plus que surprenant.

Bel euphémisme, songé-je avec répulsion.

— Ça fait des années que je prépare cela, vous savez ? Des années à recruter des Destructeurs, des Créateurs et des Gardiens, des années à rester dans l'ombre, à mener une petite vie innocente – du moins, en apparence – en attendant l'heure de la rébellion ? (Les yeux de Marc brillent d'un éclat avare et affamé de pouvoir.) Une bonne dizaine d'années.

Je vois Rafael tressaillir du coin de l'œil et le questionne du regard, mais il ne me répond pas.

— J'ai envoyé le premier message à vous, Anciens. Vous ne m'avez pas pris au sérieux, et je m'y attendais. Alors, pour montrer que je n'étais pas juste un pauvre gamin paumé qui s'amuse à envoyer des lettres de menace, j'ai attaqué votre petit village avec mon armée de fidèles. Dans l'ombre, évidemment. Nous nous sommes assurés que nul ne pourrait s'échapper de l'État, pour que nous puissions mener à bien notre plan. Mon plan.

» Cela commence avec un carnet. (Les yeux froids de Marc se posent sur moi.) Et un mot. « Mais surtout, n'en parle à personne. Pas même à des personnes de confiance. » Rien de mieux pour enjoindre quelqu'un à faire exactement le contraire. (La culpabilité s'empare de moi. Si j'avais été un peu plus futée, seulement cette fois-là, nous ne serions jamais allés dans mon carnet. Sauf si Marc avait un plan B…).

» J'avais déjà rencontré les méchants de tes histoires, Evelyn, grâce à une Écrivaine très douée, qui nous a fait entrer dans ton carnet. Ça n'a pas été compliqué de les soudoyer – après tout, la soif de pouvoir est trop forte pour qu'ils fassent l'impasse sur la possibilité de dominer non pas un monde, mais des mondes. Très marrant de retrouver Dark Vador et Voldemort dans ce contexte, pas vrai ?

Je rêve. Il ose faire de l'humour ? Alors que nous avons failli mourir plus d'une fois ?

— Et puis, l'Exterminateur, le Chevalier Noir, l'Insaisissable, les Morts-Vivants, les Enchanteresses et la Sorcière de la Lune, sans mentionner les "gentils"… Quelle imagination, ma petite Evelyn.

Oh oui. Mon imagination pour te voir dix pieds sous terre est aussi florissante, tu veux que je te partage quelques idées ?

Zarah tente de prononcer quelque chose. Marc s'approche d'elle et tire le tissu vers le bas avec nonchalance.

— Pourquoi ? Pourquoi organiser tout ça ? interroge-t-elle, les yeux pleins d'incompréhension.

— J'y viens, Zarah.

Il nous connaît par cœur, pensé-je. Je le sens. Pas seulement pour les prénoms, mais… Il y a cette touche de familiarité chez lui qui me perturbe. Qui m'a perturbée dès la première fois que je l'ai rencontré.

— Ce monde est gouverné depuis trop longtemps par les Anciens, crache Marc en lacérant des yeux, telles des lames, les visages des vieux hommes. Pour celles qui sont nouvelles… (Il parle assurément d'Elisabeth et moi.) … vous a-t-on parlé des discriminations subies par les Destructeurs ? Interdiction d'exercer leur pouvoir. Ou les Gardiens-Créateurs ? Appelés des "bâtards", vus comme des erreurs de la nature. Ou encore les Gardiens ? Des gens bons qui protègent les Créateurs ; et qu'est-ce qu'ils y gagnent ? Rien. Ils se font rabaisser et sont traités comme des chiens. (Il dévisage les adultes présents.) Vous savez tout ça aussi bien que moi. Cela fait à peine quelques années que les hybrides et les Gardiens ont gagné du crédit, et à cause de qui cela a-t-il pris autant de temps ? Et encore, les mentalités sont dures à changer… Quant aux Destructeurs, ils sont obligés de se cacher et de dissimuler leur potentiel. Quel gâchis.

Il nous balaie du regard, avec un sourire nostalgique sur les lèvres.

— Cyriack le savait. Voilà pourquoi il avait œuvré pour prendre le pouvoir.

Cyriack. Le troisième Ancien. Le cadet des trois frères. Celui qui avait tenté un coup d'État, mais qui avait été intercepté par ses frères, malgré son armée. Il avait été enfermé dans un monde vide, du papier blanc, jamais usé par un seul stylo, pour ne plus nuire. Il doit être mort, à l'heure qu'il est.

Cela fait dix ans qu'il a tenté de s'emparer de l'État. Ça coïncide avec les manigances de Marc…

Les yeux des deux Anciens restants larmoient. Cela doit les secouer, d'entendre parler de leur frère disparu… chassé par eux-mêmes. Marc touche une plaie qui restera toujours ouverte…

— Vous êtes simplement Gardien, rappelle Zarah, qui est la seule à avoir la bouche libérée. Pourquoi vous souciez-vous du cas des hybrides et des Destructeurs ?

— Cyriack était Illustrateur, mais aussi Destructeur. (Il rit jaune, sans vraiment répondre à la question.) C'était une raison de plus pour se débarrasser de lui, j'imagine ?

Je décèle une pointe de douleur dans sa voix. Quel lien existe-t-il entre l'Ancien mégalomane et Marc ? Marc doit avoir été proche de Cyriack, s'il reprend les devants de son entreprise et est si affecté par sa perte. Cyriack avait-il été son Mentor ?

— Pour ce qui est des Gardiens-Créateurs, continue Marc, ce n'est pas parce qu'ils sont aussi Créateurs que je les néglige… comme les Créateurs négligent les Gardiens. Et puis, pourquoi ne pourrais-je pas avoir de l'empathie, hum ? (Son sourire se fige.) Mais la vérité… c'est que je ne suis pas seulement Gardien.

Marc. Créateur. Ou Destructeur. Ou les deux. Qu'est-ce que…

— Je suis Illustrateur. Je n'ai pas hérité des pouvoirs de Destruction de Cyriack, malheureusement…

"Hérité des pouvoirs de Cyriack" ? Pourquoi hériterait-il de ses pouvoirs ? Y a-t-il une manière spéciale pour transmettre son pouvoir de Destruction à quelqu'un ? À moins que…

Marc se tourne vers moi, comme s'il lisait dans mes pensées. Il vient me retirer mon bâillon, presque délicatement.

— Vous êtes le fils de Cyriack.

La révélation coupe le souffle de chacun et chacune. Félix et Kenneth sont abasourdis. Marc est leur neveu. Leur neveu.

Puis un éclair de surprise traverse leurs iris. Ils échangent un rapide regard. Ils ont compris quelque chose d'autre.

— Quoi ? ne puis-je m'empêcher de lâcher, inquiète au possible.

Mais ils ne peuvent pas parler. Ils ont l'air trop choqués pour partager l'information, de toute façon.

— Vous avez enfin compris… murmure Marc, l'expression contrite. 

Il soupire.

— Dans quel but pensez-vous que j'ai réellement voulu que vous voyagiez dans le carnet d'Evelyn ? Hum ?

Un geste de la main et tous nos bâillons se retirent. Il n'a nul besoin de nous les enlever lui-même. Ce sont ses créations. Et il peut les manipuler à distance.

— Nous tester, répond Nathalie avec hargne. Putain, quel connard vous faites. Je vais vous tuer après ce que vous avez fait à mon fr…

Marc a à peine levé le petit doigt que le tissu recouvre à nouveau la bouche de Nathalie. Je grince des dents. J'attends le bon moment pour me prononcer.

— C'est un peu vague, tout ça, dit Marc sans se démonter.

— Vous vouliez tester Evelyn. Et Rafael, ajoute Angelo d'une petite voix.

Tout le monde se tourne vers lui. C'est la supposition que mes camarades ont faite quand nous étions au royaume des Fées.

— Excellent. Bravo, Angelo. (Marc sourit, comme un professeur ravi de soutirer de bonnes réponses à un élève.) Néanmoins, la moitié de la réponse est fausse.

Je croise le regard de Rafael. Qui de nous deux…?

J'ai rapidement une réponse. Marc avance de quelques pas vers mon ami d'enfance. Il semble absorbé dans sa contemplation, tandis que Rafael commence à paniquer. Il ne comprend pas ce qu'il se passe.

— Evelyn n'était qu'une couverture, explique Marc d'une voix claire. C'était parfait : j'utilisais ses histoires pour pouvoir vous faire voyager et révéler le don d'Illustrateur de Rafael et vous pensiez tous qu'il était question d'Evelyn. Plus ou moins.

Il ne quitte pas Rafael des yeux.

— Pourquoi avoir… Pourquoi ? demande Rachel dans un sanglot.

Marc pivote d'un quart vers elle.

— Rachel… Rach… (Ma Mentor grimace comme si le surnom crissait dans ses oreilles.) Tu m'étais utile pour récupérer des informations. L'avancée sur l'emprisonnement de Cyriack. Où il était localisé. Je n'ai pas pu le sortir de là, malheureusement… (Il se racle la gorge.) Des informations sur Rafael. Son entraînement. Sur le moindre indice de l'apparition de ses pouvoirs… Sur Evelyn aussi, son arrivée a été un point-clé de mon plan. Aussi sur l'emplacement où se trouvaient peut-être les Destructeurs…

— Je ne t'ai jamais donné d'informations de ce type !

— Oh, jamais de ton plein gré. Mais j'avais des techniques pour te faire parler, et… Tu sais, tu ne cachais jamais assez bien tes accès à des sources d'information top secrète.

Rachel hurle de rage, ses yeux semblent brûler de haine. Le bâillon se referme sur ses lèvres et se resserre autour de sa mâchoire. Elle crie dans un son inarticulé, alors Marc resserre encore.

Arrête ça tout de suite, salopard ! s'écrie Aaron, les poings blanchis toujours liés au poteau.

La voix d'Aaron est tue par la création du Chef des Destructeurs.

— Voilà. On sera plus tranquilles.

La pomme d'Adam de Rafael remonte dans sa gorge. Il peine à rester maître de lui-même devant l'infamie. Moi aussi.

— Vous serez jugé par les Anciens et le reste de l'État, éructe mon père. Quand nous vous attraperons, vous ne pourrez même pas prier pour échapper à la mort.

Je n'ai jamais vu mon géniteur ainsi. Les globes oculaires sortis de leurs orbites de fureur, et puis cette façon de condamner Marc à mort…

Il le mérite. Il le mérite amplement.

Alors je reste dans mon mutisme. Mais une exclamation m'échappe quand Marc fait taire mon père, et ma mère, qui sanglote face au sort de son mari. Une larme coule sur ma joue ; je ne peux rien faire, je me sens impuissante.

J'ai déjà dit que je le détestais ?

— Excuse-moi, Hugo, lance Marc à mon père, mais tes menaces ne me touchent pas. Pense plutôt à rassurer ta femme et ta fille, veux-tu ?

— Ordure…

— Pardon, Evelyn ?

Il est satisfait par mon silence. Enfin, il retourne à Rafael. Sa douceur me provoque un frisson.

Et soudain, la question me vient :

Pourquoi Rafael ? Pourquoi pas moi ? Ou n'importe qui d'autre ?

— Tu sais où est ton père, Rafael ?

Personne ne s'attend à entendre cette question de sa bouche. Je m'immobilise. On n'entend que des respirations.

— Non.

La voix de mon ami tremble.

— Tu aimerais le revoir ?

Mes sourcils se froncent. Les lèvres de Rafael se mettent à trembler.

— Je… Mon père… (Sa bouche se crispe.) Mon père est mort.

Sa voix sonne creux. J'imagine la douleur qui assourdit son cœur.

Soudain, Marc pose une main sur une des joues de Rafael.

— Et si je te disais qu'il était vivant ? Et si je te disais qu'il est là, parmi nous, près de toi ?

Mon esprit se fige. Carl Nelson. Et si… et si Carl était associé avec Marc ? Et si Carl était parti pour le seconder ?

Dix ans plus tôt. Dix ans plus tôt, le père de Rafael est parti sans prévenir personne.

Marc essuie la larme qui trace son chemin et mouille la pommette de Rafael du pouce.

Chuuut… susurre-t-il doucement. Regarde.

Lentement, il recule d'un pas pour que Rafael puisse bien voir. Puis il appose ses pouces sur son menton et retire… sa propre peau ? Je grimace sous mon bandeau. Mais apparaît sous cette peau un nouveau visage.

Il jette le masque qui constitue le visage de Marc d'un geste nonchalant de la main. La peau élastique gît sur le sol.

— Papa ?

La voix de Rafael se brise. De nouvelles larmes aveuglent ses yeux émeraude. Tout le monde retient son souffle.

Carl Nelson se fend d'un sourire. Un sourire tendre. Paternel. Ses yeux verts, les mêmes que son fils, s'illuminent.

Carl Nelson est un Illustrateur.

Marc est un Illustrateur.

Carl est Marc.

Carl est le Chef des Destructeurs.

— C'est moi, fiston. C'est moi.

La mâchoire de mon ami se contracte. Il se retient de pleurer… J'ai envie de me précipiter vers lui pour le serrer contre moi.

— Dix ans, Papa… Dix ans… souffle-t-il dans le silence.

Carl caresse la joue de son fils. Comme s'il ne l'avait jamais quitté.

— Je sais. J'en suis profondément désolé, chuchote-t-il presque, dans le but, peut-être, de ne se faire entendre que par Rafael. Mais il fallait que j'accomplisse ce que j'avais à accomplir, tu comprends ?

Un pli douloureux se forme entre les sourcils de Rafael.

— Si j'ai fait tout ça, c'est pour toi, affirme d'un ton doux Carl Nelson en tenant plus fermement la joue de sa progéniture quand celle-ci cherche à fuir son regard. Pour que le monde, ici et au-delà, soit un meilleur endroit pour vivre.

J'entends alors des sanglots de plus en plus forts, plus loin dans la salle. Je tourne la tête.

Kayla pleure toutes les larmes de son corps devant son amour perdu. Ses râles retentissent dans la salle, faisant écho à sa souffrance. Dix années de souffrance.

Carl pivote. Son visage s'illumine en apercevant sa femme. S'assombrit quand il perçoit ses gémissements et ses pleurs ininterrompus.

Il s'approche d'elle sans un bruit, ses pas masqués par quelque technique qui ne m'est pas familière. Il n'est plus qu'à quelques centimètres d'elle.

Le contraste entre son jeu de comédien et sa véritable personnalité me révulse, me donne la nausée. Parce qu'il est bien en train de jouer la comédie, n'est-ce pas ? Après toutes ces années, il a bien dû développer des talents d'acteur.

Pourtant, il a l'air plus que sincère.

— Kayla, mon amour…

— Pourquoi ?

La voix de Kayla se brise sur ce simple mot. Son mari prend ses mains toujours attachées. Ils se regardent les yeux dans les yeux. Deux amoureux à nouveau réunis. Et pourtant séparés d'un gouffre sans fond : la soif de pouvoir de Carl.

— Comme je l'ai déjà dit, mon amour, il faut que je règle ce qu'il y a à régler. Cyriack… Mon père… C'est pour cela qu'il a œuvré. Un monde meilleur. Un monde d'égalité. De respect.

Kayla rit, d'un rire désespéré.

— Et tu crois que c'est la solution ?

— La seule et l'unique. On a laissé ça trop longtemps de côté. (Il l'embrasse.) Je t'en prie, mon amour, ne m'en veux pas.

Elle leva le regard le plus noir que j'ai jamais vu.

— Tu nous as abandonnés, moi et mon fils. Ton fils. Notre fils. Et tout ça pour quoi ? Pour conquérir le monde ? Carl, tu pensais quoi ? Que nous allions te suivre ? Partager ta vision du monde ? Je n'en veux pas, et je ne veux pas de toi non plus. Ça fait trop longtemps que je t'attends et que tu ne reviens pas. C'est terminé.

Le corps de Carl subit des spasmes. Il tremblote violemment, comme si dans ses membres résonnait une douleur sourde.

Enfin, son être se calme. Petit à petit.

— Bien. Bien.

Sa main se dresse. Il va frapper Kayla. Il va la…

Sa main se dresse, se serre en un poing et atterrit dans le nez de M. Forestier. La tête de mon ancien professeur percute le poteau. Nous crions.

— Pour t'être permis de toucher à ma femme et de m'effacer comme un vulgaire souvenir. (Il lui enfonce un coup de genou dans l'entrejambe, la voix sombre et lugubre. Je tressaille. Les souvenirs du Gardien que j'ai assommé m'assaillent.) Pour avoir cru une seule seconde que tu serais quelque chose de plus que le remplaçant de son mari. (Il craque son propre cou. Tout ce sang... Je chasse mes réminiscences. Ce n'est pas le moment.) Et ça, c'est pour…

— Arrête !

La voix de son fils ricoche jusqu'à ses oreilles. Carl sort de sa transe. Kayla s'effondre en pleurs en geignant des paroles à son amant. Je remarque que mes mains tremblent. Cet homme me fait peur…

— S'il te plaît, Papa, s'il te plaît. Arrête.

Un soupir s'échappe de la bouche de Carl. Il essuie le sang qui imprègne son poing sur son pantalon, puis expire profondément, le dos droit. Il sourit à nouveau. Retourne auprès de Rafael, qui a un léger mouvement de recul.

— N'aie pas peur, dit son paternel. À toi, je ne ferai jamais le moindre mal.

Permets-moi d'en douter.

Il muselle tout le monde, sauf son fils. Je mords dans le tissu pour me contenir. Il faut qu'on se libère. Il faut qu'on l'attrape. J'essaie de trouver un moyen pour me déloger du poteau.

— Tu en es à peine à tes débuts, Rafael. Tu vas voir tes pouvoirs grandir. J'ai hâte de voir ça… N'as-tu pas hâte ? (Il se rapproche encore de son garçon.) Je sais ce qu'on ressent de merveilleux quand on crée, Rafael. C'est un sentiment puissant et magnifique…

Un sourire ourle l'un des coins des lèvres de Carl.

— Mais sais-tu ce qui est encore plus fort que la Création ? 

Rafael ne répond pas.

— La Destruction. C'est une certaine forme d'art, tu sais. Et c'est très utile. Plus que puissant, c'est invincible. (Leurs yeux émeraude plongent les uns dans les autres.) Tu as aussi cela en toi, Rafael. Je le sais. Si je n'en ai pas hérité, alors le pouvoir de ton grand-père te revient.

Cyriack. Carl. Rafael. Rafael est donc le petit-fils de Cyriack. Et il est Destructeur.

Mais cela veut donc dire que…

Je me tourne vivement vers les Anciens. Mon ami leur jette un regard accusateur. Un secret jamais dévoilé. Jusqu'à maintenant.

Ils sont les grands-oncles de Rafael.

Les mains de Carl se posent sur les épaules de son fils. Aimantes. Protectrices.

— Viens, Rafael. Viens avec moi. Ensemble, on peut changer le monde. Le purger de toutes les impuretés qui le rongent.

— Je… (Rafael baisse la tête.) Je ne suis pas Destructeur. Impossible.

— Tu veux en avoir le cœur net ? (Carl dessine quelque chose au sol. Avec le sang de M. Forestier. Comme Rafael a représenté une corde dans le château du Chevalier Noir pour m'aider avec le sang d'Aaron.) Dans ce cas, tu vas voir.

J'ai à peine le temps de voir la lame de sang aller en arrière, derrière l'épaule de Carl, qu'elle fuse vers moi. Mon cri se fait intérieurement. Il n'y a plus que cette lame, moi, et ma vie qui s'apprête à m'échapper…

Je vais mourir. Pour de bon.

À quelques centimètres à peine, la lame s'arrête.

Puis elle s'évapore en un nuage écarlate. 

Rafael vérifie d'un regard que je vais bien, puis l'emplacement de la lame qu'il a fait disparaître, et se fixe sur son père, horrifié.

— Les émotions sont parfaites pour déclencher la Destruction. (Carl a l'air si désinvolte qu'on dirait qu'il ne m'a pas jeté un couteau à la figure quelques secondes plus tôt.) Rafael… Tu vois ton potentiel, à présent ?

Le poids sur les épaules de Rafael est si lourd qu'elles s'affaissent. Il a fallu d'une dizaine de minutes pour qu'il découvre la vérité sur son arbre généalogique, des pouvoirs qu'il n'a jamais soupçonnés, et qu'il voit ses amis et sa famille souffrir à cause de son propre père.

— Tu te souviens du papillon que tu as dessiné plus jeune ? questionne Carl en brisant le silence qui commençait à s'installer.

— Le papillon bleu…

— Oui. Tes dessins étaient déjà si précis, à l'époque…

Le morpho bleu. Un autre indice sur l'identité du Chef des Destructeurs.

J'observe Carl plus attentivement. Je comprends mieux pourquoi je croyais avoir déjà vu Marc.

Mais pourquoi j'ai eu une impression de familiarité avec cette Gardienne blonde ?

La vérité me frappe de plein fouet. C'était lui aussi.

— Mon fils, je t'aimais de tout mon cœur, et je n'ai jamais cessé. (Carl tend la main vers Rafael, qui ne peut de toute manière pas la prendre, puisqu'il est toujours attaché.) Viens. Toi et moi, on va accomplir de grandes choses.

Je sens la résistance de Rafael vaciller. Pas à cause d'une ambition monstrueuse, à l'image de Carl, mais à cause de ce petit garçon qui a perdu son père, a toujours au fond de lui espéré le revoir un jour, et qui aperçoit, là, tout de suite, devant lui, ce père qui promet de l'aimer et de ne plus jamais partir.

Ou plutôt, qui lui propose de partir avec lui.

Je proteste. J'ai un tissu entre les dents, mais je m'en fous. J'articule plus fort. Rafael me voit, et l'inquiétude se répand dans son regard. N'y va pas.

— Tu ne trouveras rien de mieux, Rafael. Tu veux rester dans ce monde pourri jusqu'à la mœlle ? Ou tu veux créer du changement, ici, et au-delà ?

Ce n'est pas la voix de Carl qui s'élève avec impatience. C'est une voix féminine, d'adolescente, et une adolescente que je connais bien.

Je reconnaîtrais ses cheveux turquoise n'importe où.

— Joyce, prononce Rafael en un souffle, incrédule. Pourquoi ?

— Ras-le-bol d'être traitée comme une moins que rien. Ras le bol que des gens comme Éric m'appellent "bâtarde" à tout bout de champ. (Son visage se durcit.) D'ailleurs, il a bien mérité la raclée que je lui ai mise.

Nathalie se débat contre son poteau. Elle hurle. Ses mouvements pour se libérer et se diriger vers Joyce sont vains, mais elle continue de gesticuler et de proférer des insultes par centaines à celle que nous considérions comme notre amie.

Que je considérais comme mon amie.

Surprise. Déception. Dégoût. Un petit tas d'émotions qui se mélangent à l'égard de Joyce Chapel.

— On aurait pu régler ça ensemble, Joyce, s'attriste Rafael.

Il retient une partie de ce qu'il pense : On peut toujours le faire. Si tu nous libères. Si tu nous aides à nous débarrasser de Carl Nelson, Chef des Destructeurs. Mais elle ne le fera pas. Je le vois dans ses yeux gris, féroces ; elle est persuadée de faire le bon choix.

— J'ai choisi mon camp, affirme-t-elle sèchement. À toi de choisir le tien.

Silence de mort. Je crois que je n'ai jamais ressenti un silence autant que celui-là. Du plomb. Un silence empli de réflexion, de pensées contradictoires, de débat intérieur, un silence qui va déterminer de la suite. Les phrases se bousculent, chahutent dans les yeux verts de Rafael, miroirs de ceux de son père, quand enfin, ses poings se serrent, son dos se redresse et son menton se lève.

Il a pris sa décision.

Je sais qu'il va faire le bon choix. Il ne nous abandonnera pas. Nous, sa vraie famille. Sa mère. Ses amis. Moi, son amie d'enfance, peut-être petite-amie.

Il a promis qu'il ne me quitterait plus.

— D'accord.

Son regard inflexible.

— D'accord.

Mon visage se décompose. Il n'a pas accepté. Non, il n'a pas…

— Je viens avec vous.

Carl change du tout au tout. Ses traits s'éclairent, il sourit abondamment, trop, son sourire est éclatant. Il prend son fils dans ses bras. Chuchote des paroles que seuls eux deux peuvent entendre. 

Si les liens ne me tenaient pas fermement, je me serais déjà écroulée.

Rafael répond à son père. Heureux, Carl Nelson le détache lui-même et fait valser le bandeau par terre.

Et alors que je crois que Rafael est en train de faire une feinte, qu'il n'a aucunement l'intention de suivre le Chef des Destructeurs, il ne fait rien. Si ce n'est rendre l'étreinte à son père. Mon dernier espoir s'enfuit.

— Tu ne le regretteras pas, assure Carl. Je te le promets.

Comme si c'était un signal de départ, Joyce disparaît dans les ténèbres. Puis elle revient avec un livre dans les mains.

— Les autres nous attendent.

Leur armée.

— Allons-y, s'exclame Carl, un bras sous celui de son fils.

— Je peux leur dire au revoir ?

— Bien sûr.

Rafael s'apprête à s'approcher de sa mère, mais le bras de son père le retient.

— Tu ne me fais pas confiance ?

Le doute s'immisce dans les yeux de Carl. Puis disparaît.

— Vas-y. Sois rapide.

Rafael va auprès de sa mère. Il l'embrasse, lui murmure quelques mots, mais ne la détache pas. Ensuite, il nous dévisage chacun notre tour, comme pour enregistrer chaque détail de notre visage.

Il retourne vers son père. Comme un gentil toutou retourne auprès de son maître.

Carl est soulagé.

Le livre que tient Joyce se met à briller. Comme mon carnet. Joyce est Écrivaine, comprends-je inutilement. C'est sans doute elle qui a trafiqué mon carnet… Mais je n'arrive pas à m'énerver.

Elle attrape l'autre bras de Carl, l'air digne.

— À bientôt, nous salue le Chef des Destructeurs – et de bien plus. Nous nous reverrons, soyez-en assurés.

Rafael m'adresse son dernier regard. Je crois apercevoir des regrets. Ces yeux émeraude me hanteront toujours.

Laisse-moi être avec toi, Evelyn. Je te quitterai plus.

Et ils disparaissent dans un flash de lumière.

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Beaucoup... beaucoup de révélations dans ce dernier chapitre.
Alors voilà. Vous connaissez l'identité du Chef des Destructeurs ! Vous vous en doutiez ? Aviez-vous d'autres théories ? Dites-moi tout 😊
Pauvre Evelyn... Rafael part à nouveau, sans elle. Est-il un traître, à votre avis ? (Bon, Joyce, n'en parlons pas...)

On se retrouve à l'épilogue ❤

Stella

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