Chapitre 10
Convoqués au Palais des Anciens, Rafael et moi nous y dirigeons. Depuis ce matin, il ne me lâche plus, prétextant que c’est son devoir de me protéger en toutes circonstances. Ma petite escapade d’hier soir dans mon carnet a dû lui faire revoir ses priorités...
Arrivés devant les deux grandes portes du château, celles-ci s’ouvrent toutes seules et nous pouvons nous engouffrer à l’intérieur. Nous passons par l’entrée, l'escalier, la Salle d’Exposition, puis le couloir qui mène à la Salle de Réunion.
— Evelyn, Rafael ! Vous voilà enfin ! se réjouit Kenneth en tapant des mains, assis sur son trône.
— Bien le bonjour ! salue Félix avec un sourire chaleureux, aux côtés de son frère.
J'adresse un signe de tête aux deux Anciens et Rafael leur dit “bonjour” à son tour. Balayant la pièce du regard, je vois mes deux Mentors, à ma gauche, qui ont un air lugubre. Maintenant que je dévisage les deux vieux hommes… ils ont une lueur de tristesse dans le regard.
— Pourquoi vous avez tous les quatre des têtes d'enterrement ? demandé-je sans passer par quatre chemins.
— Miss… débute Rachel avec un regard menaçant.
— Non, Rachel, la stoppe le plus vieil Ancien. Nous allons lui expliquer tout aussi clairement…
— Hier, nous avons reçu un message, raconte Kenneth, les yeux dans le vide. Un message inquiétant…
Si le plus enjoué des Anciens qualifie quelque chose d'inquiétant, ce doit être vrai.
Félix sort un simple morceau de papier jauni de l'une des poches de sa toge, se lève grâce aux accoudoirs étincelants de son siège et me donne le message. Je le prends et le lis à voix haute :
« Anciens de l’État Secret des Créateurs,
cela fait des lustres que j’attends ce moment, tapi dans l’ombre.
Je me présente : je suis le Chef des Destructeurs. Ces êtres ne vous sont pas inconnus, n'est-ce pas ?
J’ai une faveur à vous demander… ou plutôt un ordre que vous devez exécuter. Je souhaite que vous me laissiez siéger à votre place.
Votre règne a assez duré.
Il vous suffit de vous rendre devant mon armée et moi, demain, à la même heure où vous lirez ce message, dans la Grotte Enchantée. Vous avez intérêt à vous soumettre. Dans le cas contraire, les conséquences seront graves. Très graves.
Surtout, n’oubliez pas d'emmener la nouvelle Créatrice.
Votre pire cauchemar,
Le Chef des Destructeurs. »
— Ce n'est pas la première fois que nous recevons ce genre de messages, mais ça fait quand même bien longtemps que ce n’est pas arrivé. Et puis, user du nom “Destructeurs” seulement pour essayer de nous effrayer est une méthode un peu trop poussée…
— Les Destructeurs ? (Je me tourne vers mon enseignante et croise les bras.) Vous ne m'en avez jamais parlé…
— Parce que je pensais que cette partie de notre histoire méritait d’être enterrée...
— Mais plus maintenant, rétorqué-je avec impatience.
— Nous ne savons même pas si c'est une réelle menace ou…
— Je vous demande juste de faire votre boulot, Mlle Ferry, rien d'autre !
Au lieu de s’énerver, comme je m’y attendais, Rachel soupire avant de reprendre la parole :
— Les Destructeurs sont une lignée d’êtres contraires aux Créateurs : ils ne créent pas, ils détruisent. Ils peuvent détruire les œuvres d'un Écrivain ou d’un Illustrateur en un claquement de doigts.
— Mais les Créateurs peuvent annuler leurs créations eux-mêmes, non ?
— Seulement leurs propres créations. Les Destructeurs peuvent détruire n’importe quelle œuvre. Certains peuvent effacer un monde entier.
— Si un Destructeur cherche à faire disparaître cet État, il disparaîtra et nous avec, complète Aaron.
— Rassurant, dites donc… commenté-je en secouant la tête. Mais… pourquoi ne pas les appeler “Effaceurs”, dans ce cas ?
— Parce qu’il existe différents niveaux de destructions possibles, m'informe Rachel — non sans garder un œil sur mon entraîneur. Il faut être sacrément doué, cependant, pour exécuter une tâche aussi ardue.
Rafael avance d’un pas, cherchant à aussi prendre part à la conversation.
— Si je récapitule, un homme mégalomane veut conquérir ce monde-là, et nous avons deux choix : soit déclarer forfait et aller à la Grotte Enchantée dans une minute, soit lui résister, sachant qu'il possède une armée de Destructeurs… C'est ça ?
— Une minute ?!
— Exactement, acquiesce Félix en ne faisant pas attention à moi. Mais le plus déroutant, c'est qu’il parle de la nouvelle Créatrice.
Tous les regards convergent vers moi.
— Élisabeth est aussi une nouvelle Créatrice, contré-je en croisant les bras. Et je suis sûre qu’il y a plein de nouveaux Créateurs.
— Pas en cours d’année, non… dit Aaron en secouant la tête.
Pour échapper à la gêne créée par leurs yeux scrutateurs, je m’éclaircis la gorge.
— Et vous ne prenez pas la peine de vous rendre à ce “rendez-vous” ?
— C'est inu…
Rafael, mes Mentors et moi sommes projetés en arrière, les Anciens en avant, de manière à ce que nous atterrissons tous au sol, tandis qu'un son sourd parvient à nos oreilles… un son d'explosion. Je plaque mes mains contre mon crâne et gémis de douleur.
Rafael et mon entraîneur sont les premiers à se relever. Rachel n’accepte pas l'aide d’Aaron quand il tend la main vers elle — il me semble apercevoir une pointe de déception dans ses yeux, mais il se reprend vite en main —, et se met rapidement debout. Mes professeurs soulèvent les Anciens, alors que Rafael vient m'aider.
Nous sortons précipitamment du Palais, trébuchant et titubant. Il nous suffit de quelques secondes pour analyser ce qui se déroule sous nos yeux : des dizaines de maisons du village en face de nous se sont écroulées. Les banderoles oranges, noires et blanches d’Halloween qui décoraient les bâtiments sont toutes déchirées en mille morceaux. Les faux squelettes et les citrouilles qui accueillaient les enfants munis de sachets de bonbons sont maintenant renversés. Certains et certaines d'entre eux ont fondu à cause de la chaleur du feu, qui détruit tout sur son passage.
Nous accourons vers les flammes qui lèchent encore les bâtiments en bois. Des corps gisent sur les fragments de pierres effondrés.
Sur la Grande Colline, devant nous, demeure à présent une inscription : “Joyeux Halloween !” en lettres de sang.
Certaines personnes hurlent de rage, d'autres pleurent la perte d’êtres chers, d'autres restent immobiles devant ce carnage. Comme moi, face à cette femme au teint livide et aux yeux ouverts… Elle a une horrible brûlure au visage, digne des pires films d’horreur.
Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe autour de moi : le choc est tellement violent que je perds mon sang-froid. Ma vue se brouille et le sang bat à mes tempes, m’empêchant de voir ou d’entendre quoi que ce soit… Je ne sais pas comment j'arrive loin du carnage, assise sur un quelconque fauteuil. Ma vision et les sons reviennent progressivement, alors que je fixe la lueur dévorante qui réchauffe mon corps glacé d’effroi. Du feu. Encore.
— … -lyn. Evelyn.
Quelqu’un me prend la main. Quand je tourne la tête, je remarque que c'est Rachel, accroupie près de moi. La lumière que produisent les flammes de la cheminée ne me permettent pas d’étudier son visage, mais je reconnais sa silhouette.
Si j’étais pleinement consciente, je me serais sans doute étonnée de la tendresse qu'elle emploie.
— Tout va bien, Evelyn. C'est fini…
Non, ce n’est pas fini. Je le sens. Au contraire, ce n’est que le début…
Le claquement d'une porte qui s'ouvre brusquement retentit derrière moi, mais je ne sursaute même pas.
— Nous sommes au moins vingt à avoir tenté de sortir de l’État. Aucun n'a réussi !
Je vois à peine ma Mentor se lever pour intimer le silence aux nouveaux arrivants, trop occupée à observer les bûches de bois se consumer.
— Evelyn… Ça va ?
— Allez vous coucher. Evelyn a besoin de repos.
Ma professeure glisse délicatement ses mains sous ma taille, puis me soulève sans mal, brisant le contact visuel entre l’embrasement et moi. Je ne cherche pas à me débattre.
— Bonne nuit, Meyer.
Je soupire en entendant ces mots.
Rachel avance, moi blottie contre elle, et pénètre dans une autre pièce. Une chambre, d’après le lit aux draps violets sur lequel elle me dépose. Rachel va tirer les rideaux de la seule fenêtre, rabat les couvertures de la couchette jusqu’à mes épaules et éteint la lumière de la lampe de chevet, nous laissant dans le noir presque complet.
— Ma chambre est à droite de la tienne, m'informe-t-elle en évitant mon regard. Viens me chercher si tu as le moindre souci.
Je ne prends pas la peine d’acquiescer, fixant l’ombre de Rachel qui se détache de l’éclat orangé qui dépasse le seuil de la pièce... Elle tourne ensuite les talons et ferme la porte derrière elle, sans un mot.
Je n’ai aucune envie de dormir. Alors je me lève en chancelant.
Par instinct, je commence à fouiller la chambre. Plus précisément le bureau, à droite du lit. Je regarde dans un tiroir, puis un deuxième. Je trouve les feuilles que je cherchais, prends le premier support qui me passe sous la main et m’empare d’un stylo. Je ne réfléchis pas, couchant sur le papier toutes les idées qui me viennent en tête. Les histoires se succèdent sans interruption, comme si elles avaient déjà toutes été tracées sans que je le sache.
J’en fais une nuit blanche. Quand le jour commence à se lever, les rayons du soleil traversent les rideaux comme pour me faire revenir à la réalité. Je pose enfin le bic, ne faisant pas attention à la douleur qui parcourt mes doigts. Je n’ai pas besoin de miroir pour deviner les cernes qui doivent entourer mes yeux.
Quand j’entends une porte grincer dans la maison, je range le stylo dans son gobelet et plie les feuilles utilisées pour les caler entre ma hanche et mon pantalon, les dissimulant avec mon T-shirt. Je me couche sur le lit, sans prendre la peine de fermer les yeux.
Personne n’a pu s’endormir cette nuit, c’est évident.
La porte s’ouvre.
— Evelyn.
Je tourne la tête vers Rachel. Elle non plus n’a pas l’air d’avoir trouvé le sommeil… Je la rejoins sans qu’elle me le demande et la suit en dehors de la demeure. Les nuages menaçants qui couvrent le ciel semblent refléter l’émotion du moment. Ma professeure m’emmène jusqu’à une estrade érigée près du Centre d’Entraînement des Gardiens, où une bonne dizaine d’adultes se tiennent face à une foule secouée. Je me faufile parmi tous ces Créateurs et Gardiens.
— Des Gardiens ont été assignés tout autour de l’État… informe Aaron, le visage sombre. Nous serons rapidement informés s’il y a une intrusion.
Il croise mon regard et m’adresse un signe de tête. Je le lui rends, impassible.
— Et comment allons-nous faire pour manger, boire et dormir ? demande un homme dans l’assistance, tout bonnement furieux. Le village a été totalement détruit, je vous signale !
Un tonnerre de vociférations et de gémissements suit. Parcourant l'assemblée du regard, je remarque que les villageois ont mauvaise mine. Certains ont les paupières gonflées à cause des larmes versées...
— Les Illustrateurs ont le don nécessaire à la construction de tous nos besoins, alors ce n’est pas un problème, argue une voix masculine qui ne m’est pas inconnue. Néanmoins, par sécurité, nous allons faire un camp public avec gardes et autres protections intégrées où tout le monde dormira. La nourriture se trouvera dans la cantine de l’établissement.
Voici donc le retour de Marc, désormais planté à droite de mon entraîneur. Ce dernier lance un regard noir au blond, tandis que Marc lui offre un sourire suffisant. Je sens la tension d’ici...
Les exclamations reprennent de plus belle et les deux hommes se reconcentrent sur le vrai problème de la situation. Une femme roudouillette, à la gauche d’Aaron, frappe du pied sur le bois de la scène, les traits tirés, faisant sursauter une grande partie de la foule.
— Je suis désolée si cette solution-là ne plaît pas à tous, mais cela est une question de sécurité. De plus, le périmètre de l'État où nous pouvons nous rendre sera restreint pour éviter les accidents.
— C-comment les Illustrateurs vont-ils faire p-pour matérialiser un aussi g-grand bâtiment qui pourra accueillir toute la population ? interroge une mère sanglotante, entourée de ses enfants à la tête baissée.
— Il ne leur faudra pas plus de la journée pour qu’il soit prêt, intervient une autre voix féminine.
Rachel, totalement stoïque, monte sur le plateforme et se campe près du reste des adultes interrogés. Contrairement à ce que je m’attendais, elle ne jette pas un seul regard à ses deux prétendants et fait face à la foule.
— Il y aura aussi un couvre-feu, continue ma professeure. À vingt heures, vous retournez au Camp. À vingt-deux heures, il faut que vous soyez dans votre chambre, couché(e) sur votre lit. Si l’un ou l’une d’entre vous n’obéit pas à ces règles, il ou elle sera puni(e).
« Le dortoir du bâtiment sera coupé en cinq catégories : d’abord les familles, puis les femmes, puis les filles, puis les hommes et les garçons. Vous n’avez en aucun droit de vous aventurer en dehors de votre secteur quand le couvre-feu a été signalé, à part les gardes de nuit et les surveillants.
« Les repas seront pris dans la cantine du Camp : le petit-déjeuner entre huit heures et neuf heures, le déjeuner entre midi et treize heures, un goûter sera organisé pour les enfants entre seize heures et dix-sept heures, et le dîner aura lieu entre vingt heures et vingt-et-une heures pour que vous puissiez bénéficier d’un temps de repos entre ce dernier repas et l’heure du coucher.
« Si vous avez un quelconque souci, veuillez en parler aux Gardiens qui portent l’insigne rouge à leur haut — comme moi, en ce moment. (Elle désigne le petit pin’s qui est accroché à son gilet.) D’autres adultes Créateurs seront aussi en service, alors n’hésitez pas.
« Pour ceux qui n'ont pas une très bonne mémoire, le règlement sera collé un peu partout dans les couloirs et à l'extérieur de l’établissement.
« Merci pour votre attention.
Les Gardiens adultes descendent de l’estrade sous les lamentations et les pleurs déchirants sans y faire attention. Ils traversent l’attroupement et se dirigent vers la construction en béton, que certains Illustrateurs ont commencé avant le rassemblement, près du lac et du coin pique-nique. D’après le regard flamboyant d’Aaron sur Marc, leur proximité va établir des dialogues plutôt hostiles…
— Evelyn ?
Je me retourne lentement, croisant le regard sinistre de Zarah. L’intonation optimiste de sa voix s'est éteinte.
— Zarah !
Des yeux bleus et une chevelure noir de jais entre dans mon champ de vision. Nathalie enlace mon amie avec force, puis s’écarte en lui caressant la joue.
— J'ai eu tellement peur ! Je ne te trouvais pas, alors… je… j'ai pensé…
Sa voix se brise. Elle se rend compte de ma présence et me fusille du regard derrière le rideau de larmes qui recouvre son visage. Elle ouvre la bouche pour répliquer, mais quelqu’un d'autre prend la parole.
— Les filles !
Le ton est trop enjoué pour être sincère. À nos côtés apparaît Angelo, qui n'a pas été épargné par la douche froide de la nuit dernière.
— Vous savez où est Rafael ?
La pointe d'inquiétude que je perçois me fait reprendre mes esprits et je commence à scruter les nombreux visages autour de nous. Où est Rafael ?
— Rafael ! Rafael Nelson, reviens ici tout de suite !
Le soulagement me submerge quand je tourne la tête en direction de la voix. Mais voir les yeux rouges de Rafael et sa mine renfrognée me refroidit. Il marche rapidement dans notre direction et Kayla court à sa suite, M. Forestier sur les talons.
— Rafael ! apostrophe encore sa mère.
Mon ancien ami d'enfance dépasse notre groupe, silencieux, et se dirige vers la forêt. Quand Kayla nous atteint, elle baisse la tête en soupirant, une main sur le front.
— Je ne sais plus quoi faire…
— Laisse-le respirer un peu, dit mon ancien professeur en l’entourant par la taille. Il a besoin de se calmer un peu. Surtout avec ce qui est arrivé...
Kayla se laisse aller contre le torse de M. Forestier et l’étreinte de ce dernier se fait plus protectrice. En les observant de plus près, je peux apercevoir les joues écarlates de la mère de Rafael, ainsi que les yeux encore brillants des deux adultes. Je secoue la tête.
— Qu’il y a-t-il, Evelyn ?
Je me tourne vers eux.
— Rien.
… Je ne comprends juste pas pourquoi vous pensez à vous embrasser dans de telles circonstances.
— Vous devriez vous expliquer en face à face. Sincèrement sans trop insister.
Le dernier mot s’échappe de ma bouche et je m’immobilise. Qu’est-ce que j’essaye de faire, au juste ? Apparemment, Kayla a compris l’allusion et hoche la tête.
— Tu as raison. Merci, Evelyn.
Elle prend alors une grande respiration, se rapproche alors de moi et pose une main sur mon épaule.
— Evelyn. Je suis désolée de devoir te dire ça, mais… le livre-portail a été verrouillé. Plus personne ne peut entrer ou sortir d’ici. Y compris tes parents.
Mes parents qui sont encore à la maison, ou qui l’étaient.
Je ferme les yeux. Explosion. Destruction. Morts. Sang. Piégés.
Exactement. Nous sommes piégés dans notre propre État.
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Tin tin tiiin.
L'action arrive à point nommé, non ? Vos impressions sur ce chapitre ?
Le Chef des Destructeurs... Il a pas l'air très sympa, hein ? Avez-vous déjà des idées de qui ça pourrait être ? Ou de qui ça ne pourrait pas être ? 👀
On se retrouve au prochain chapitre (j'allais écrire "au prochain épisode" 😂) !
Stella
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