Chapitre 1

Je suis Evelyn. Evelyn Meyer.

Une adolescente de quinze ans qui pense être tout à fait normale, qui fait des choses tout à fait normales, dans un monde tout à fait normal.

Descendant les escaliers menant à ma chambre et à celle de mes parents, je me rends dans la cuisine.

- Bonjour, ma chérie ! Tu as bien dormi ?

Elle, c'est ma mère : Jane Meyer. Elle est toujours de bonne humeur, même s'il est très tôt le matin. On peut même dire qu'elle est du genre à voir le verre à moitié plein.

Elle prépare tranquillement des œufs pour le petit déjeuner, face à l'établi en marbre noir.

Je lui réponds vaguement, préférant garder secret mon insomnie de la veille, et m'assois sur l'une des chaises de la table à manger avant même qu'elle me le demande.

- Alors ? Prête pour une nouvelle année scolaire ? Ta dernière année de collège, en plus !

Elle pose sur moi son regard noisette, commun à nous deux, où brille sa bonne humeur.

Sincèrement, je me demande pourquoi les parents sont toujours enthousiastes quand il est question de la rentrée des classes. Si les miens ne m'aimaient pas autant, je penserais qu'ils se réjouissent de se débarrasser de moi...

- Mouais... lui réponds-je avec une mine blasée.

Elle me fait un petit sourire, posant une main sur mon épaule. C'est parti pour la "mission réconfort", comme elle le dit si bien !

- Tout va bien se passer, ma puce : tu as l'habitude ! Et puis tu vas retrouver tous tes camarades de classe !

Oui, et ça représente une grande partie du problème...

Mais je lui réponds un petit "bien sûr" d'un air faussement joyeux, puis regarde ma montre. Il est sept heures quarante et je n'ai pas toujours pris mon petit-déjeuner... Plaçant une tartine tout juste beurrée entre mes dents, je me dirige vers l'entrée et attrape mon sac qui est contre la porte.

- Je dois y aller, Maman, ou je vais être en retard !

Je l'embrasse et elle m'étreint avec force, manquant de me faire avaler de travers ma bouchée. J'avale cette dernière quand ma génitrice s'écarte de moi.

- Passe une bonne journée, Evelyn !

Je sors et la salue une dernière fois, un léger sourire aux lèvres. Puis je me retourne pour gagner au pas de course la maison de mon amie de primaire, Zarah Bouvier.

J'atteins le petit chemin de pierre menant à sa demeure en bois des plus modernes. Elle sort au même moment, puis arrive à ma hauteur. Ses cheveux noirs et bouclés tressautent à chacun de ses pas.

- Evelyn Daphné Meyer ! Encore et toujours en retard !

Elle croise les bras et me fixe avec ses yeux plissés. Je suis sûre qu'elle joue la comédie : ses prunelles ont une lueur amusée. Je lui adresse un sourire et m'excuse, même si je me sens à peine coupable. Elle se jette presque sur moi pour me prendre dans ses bras.

- Tu m'as tellement manqué !

Je la serre contre moi à mon tour.

- Toi aussi.

Personne, personne d'autre que mon amie et mes parents n'a le droit d'utiliser mon nom complet, ou ne serait-ce que "Daphné". Voilà pourquoi elle est toujours en vie...

Nous nous séparons, souriantes, puis commençons à marcher dans notre quartier de banlieue parisienne, que nous connaissons par cœur depuis notre plus jeune âge.

Nous discutons de choses et d'autres jusqu'à ce que nous arrivions au collège et lycée Victor Hugo. Ce bâtiment en briques que l'on fréquente depuis trois ans, bientôt quatre... C'est étrange de se dire que dans dix mois, c'est fini, que le collège sera derrière nous. Mais bon, quand un chapitre se termine, un autre débute, n'est-ce pas ?

Nous nous arrêtons un moment pour les jauger, lui et les autres élèves. À part les sixièmes, nous connaissons plus ou moins l'identité de chacun, que ce soit des connaissances d'école ou extérieures, vu que notre quartier est plutôt petit.

- Prête, Ève ?

Je prends une grande inspiration, les poings serrés, plus assurée que jamais.

- Toujours.

Après tout, qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

Après avoir écouté la proviseure hurler son discours annuel dans le gymnase et crier sur des nouveaux un peu trop bavards à son goût - notamment des sixièmes -, Zarah et moi nous débattons dans la foule d'élèves pour atteindre les affiches des différentes classes. Un soupir de soulagement s'échappe de mes lèvres quand j'aperçois son nom sur la même feuille que moi et un sourire éclaire mon visage. Par chance, mon professeur principal est M. Forestier, un quarantenaire plutôt sympathique qui s'occupe du français. D'ailleurs, je l'ai déjà eu en professeur secondaire, l'année dernière.

Mon amie est tellement contente qu'elle m'enlace en souriant.

- L'année s'annonce bien avec Forestier ! lance-t-elle en se séparant de moi.

Je lui souris en retour et nous nous dirigeons vers la salle 203, comme il est indiqué sur le tableau. Nous entrons dans la pièce et nous installons comme le reste de nos camarades. M. Forestier, qui a revêtu ses lunettes, ferme la porte de la salle quand la majorité de la classe est arrivée. Il fait l'appel à l'aide de l'ordinateur de la salle, près de son bureau.

Quand vient mon tour, j'ai à peine le temps de lever la main que la porte s'ouvre, laissant passer le nouvel arrivant. Vu cette entrée précipitée, ce n'est pas quelqu'un de l'administration. Effectivement, quand cette personne pénètre dans la salle et se tourne directement vers l'enseignant - de façon à ce que je ne vois pas ses traits -, je remarque que c'est un grand adolescent plutôt costaud.

- Bonjour, salue-t-il. Excusez-moi du retard.

J'écarquille les yeux. La voix me semble à la fois familière et inconnue. Peut-être est-elle un peu plus grave qu'avant...

M. Forestier le dévisage brièvement, puis retourne à l'ordinateur.

- Votre nom de famille, s'il vous plaît.

- Nelson, Monsieur.

Ce n'est pas possible que ce soit lui, il est parti du collège il y a deux ans.

Je secoue la tête en soupirant. Mes oreilles doivent me jouer un tour...

- Je vous en prie, Monsieur Nelson : présentez-vous, dit M. Forestier avec un petit sourire.

Dès que le garçon s'avance avec assurance devant le tableau et se place en face de nous, tout sourire, mon visage se décompose. Je crois que mon cerveau est actuellement en pleine implosion.

Je reconnaîtrais cette silhouette entre mille. Ces cheveux châtains, ces yeux émeraude...

J'écoute sa présentation d'une oreille, trop occupée à le scruter.

- Bienvenue, Monsieur Nelson, souhaite le professeur de français.

- Vous voulez dire "Rebienvenue, monsieur Nelson", non ? demande un élève.

Quelques rires amicaux éclatent, alors que je reste silencieuse, toujours sous le choc.

- Effectivement, affirme Rafael.

Nos regards se croisent alors. Son sourire s'élargit, puis il m'offre un clin d'œil.

- Je suis de retour.

L'heure passe à la vitesse de l'éclair, malgré mon abasourdissement. Je note une chose sur deux de ce que le professeur demande d'écrire et me retiens de fixer Rafael.

En sortant de la salle de classe, Zarah n'arrête pas de jeter des coups d'œil furtifs dans ma direction. Étrangement, aucun son n'est sorti de sa bouche depuis que Rafael a fait irruption dans la salle, tel un boulet de canon.

Trop absorbée par mes pensées, je marche à l'aveuglette dans le bâtiment et finis par percuter quelqu'un.

- Mais fais gaffe ! me réprimande une voix féminine, que je ne connais que trop bien.

La jeune fille me pousse, sans doute pour pour se venger, et me toise, les mains sur les hanches.

- T'es aveugle, Meyer ?

Elisabeth Bouvier est, disons, une des pestes du collège. Et de ma classe, une fois de plus...

On pense souvent que les pimbêches d'école ne sont qu'un cliché des plus utilisés. Mais j'ai le regret de vous dire qu'il est bien réel...

- Calme-toi, Lili, tente Zarah, les paumes levées en signe d'apaisement.

La dénommée "Lili" la fusille du regard, les dents serrées.

- On t'a sonné, l'adoptée ? Il me semble pas.

Mon amie se rembrunit, blessé par le surnom qu'utilise Elisabeth pour la désigner.

Zarah est en fait une jeune Congolaise adoptée par les parents de la peste. Et cette dernière ne cesse de le lui répéter à longueur de journée...

- Ferme-la, répliqué-je en serrant les poings, les yeux plissés.

- UN PEU DE TENUE, JEUNES FILLES ! s'écrie la proviseure en s'élançant vers nous.

Nous baissons toutes les trois la tête. Zarah fixe le sol en se mordant la lèvre inférieure, tandis qu'Elisabeth et moi nous foudroyons du regard. Je sais que mon amie a envie de pleurer, mais elle ne le fera pas, car elle est plus forte qu'on ne le croit.

Nous nous excusons sans même nous regarder, puis nous dirigeons vers la même salle, à mon plus grand malheur.

Après la deuxième heure de classe, Zarah recommence à sourire. Nous avançons dans les couloirs à la recherche de la cour, mais quand nous arrivons devant la porte qui y mène, je repère une personne familière adossée au mur. Je croise son regard. Il m'adresse un sourire et mon amie profite de ma "déconcentration" pour me murmurer à l'oreille et sortir.

- Je t'attends dehors...

J'entends la porte se fermer dans un cliquetis, toujours focalisée sur les yeux du jeune homme face à moi. Puis les miens descendent petit à petit pour le détailler. Même yeux, même cheveux, même teint bronzé... Mais ça se voit qu'il a grandi et pris du muscle. Je secoue la tête, puis reviens à son visage. Je m'étonne quand je remarque enfin que ses yeux qui ne revêtent désormais plus de lunettes, alors qu'il a toujours eu des problèmes de vue. Je le vois me scruter à son tour, puis nos regards se rencontrent.

- Tu es si contente de me voir que tu as perdu ta langue, Meyer ?

Une lueur d'amusement brille dans son regard.

Rafael Nelson était mon meilleur ami. Il a gardé ce titre pendant treize ans. Un jour, il a disparu. Comme ça, sans prévenir. Je me souviens être allée chez lui pour demander de ses nouvelles. Personne n'était là, même pas sa mère. « Ils ont dû déménager, m'a expliqué ma mère quand je suis revenue à la maison, détruite de l'intérieur. Ils ne pouvaient en parler à personne, ma puce, je suis désolée... ». Raison familiale, a-t-elle renchéri.

Je ne l'ai jamais crue.

Le mois suivant la disparition de Rafael - et non le départ... Du déni, me direz-vous -, je suis retournée devant sa maison, mais les lumières étaient toujours éteintes. La poussière s'amassait à l'intérieur, et pas un souffle de vie ne semblait déranger la maison.

J'ai fini par abandonner. Oublier mon ami d'enfance. Enfin, presque oublier.

Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes, tandis que mon cœur cogne dans ma cage thoracique. Non, je ne dois pas m'énerver. Pas maintenant, pas ici. Je tente de me calmer le plus possible. Puis je gagne la sortie sans me retourner.

À la fin de la journée - pendant laquelle j'ignore royalement les regards insistants de Rafael et ceux, interrogatifs, de Zarah -, je me dirige vers ma maison de toujours. En arrivant devant la porte joliment sculptée et peinte d'un bleu nuit, j'insère la clé que j'ai sortie de ma poche sur le chemin et m'apprête à la tourner. Mais j'arrête mon geste à mi-parcours en entendant le rire caractéristique de ma mère.

C'est Papa qui la fait rire comme ça ?

Je perçois trois voix : celle de ma génitrice, une autre féminine et une masculine. Cette discussion pique ma curiosité et je colle une oreille contre la porte, la clé toujours dans la main droite.

- Qu'est-ce que tu as grandi ! s'exclame ma mère d'un ton admiratif. Et que de muscles, dis-moi... Tu dois en faire tomber plus d'une !

Son gloussement retentit et celui de l'autre femme le rejoint. Les clés manquent de glisser de ma main, mais je referme mes doigts dessus. La morsure du métal me fait revenir à moi... Ce rire ne m'est pas inconnu.

Kayla. La mère de Rafael.

- L'entraînement se passe bien, Rafael ? demande ma génitrice.

Mes dents se serrent avec tellement de force que je me serais sans doute demandé comment elles font pour ne pas se briser, si je n'étais pas si concentrée sur la colère subite qui monte en moi. Apparemment, il n'a pas compris le message de ce matin...

- Oui, il s'est beaucoup amélioré, d'après son entraîneur ! répond Kayla à la place de son fils.

- Félicitations, Rafael !

Les ongles de mes doigts se plantent dans mes paumes, mais la douleur est tellement légère que j'y fais à peine attention. Qu'est-ce qu'il a fait de si impressionnant à cet entraînement qui puisse tant attirer les compliments ?

Je n'ai aucune envie d'attendre que ma mère finisse ses éloges auprès de mon ex-meilleur ami, alors je déverrouille l'entrée et ouvre la porte à la volée.

- Au fait, tu as prévenu...

Avant que la génitrice de Rafael ne puisse terminer sa phrase, le bois et le mur en plâtre se rencontrent dans un fracas assourdissant. Le trio dans le salon se tournent vers moi comme un seul homme.

- Evelyn ! s'écrie ma mère, rouge tomate. (Il me semble percevoir une pointe de nervosité dans sa voix.) Depuis quand on ouvre les portes comme ça ?!

- Excuse-moi, dis-je en attrapant celle de l'entrée pour la fermer sans observer mes gestes.

Mon regard passe de Rafael à sa mère et de celle-ci à la mienne. Puis il se pose de nouveau sur Rafael pour le foudroyer.

- Bonsoir, Evelyn, me salue chaleureusement la mère de Rafael.

- Bonsoir, Kayla.

Ma voix est ferme, glaciale. Mais en mon for intérieur, c'est un tremblement de terre d'incompréhension.

Surprise, elle a un mouvement de recul. La culpabilité se lit sur son visage.

J'ai toujours considéré Kayla comme une tante. Mais partir sans prévenir, sans explication après deux ans...

- Tu... tu es magnifique, ma chérie... déclare-t-elle presque timidement, ne sachant que dire ou comment agir.

Ses yeux bruns désolés me fendent le cœur, mais je ne flanche pas.

Ma mère et elle nous dévisagent, Rafael et moi, attendant sans doute... qu'il se passe quelque chose. Le sourire idiot de mon ex-ami a disparu.

Et la pièce transpire de tension.

- Evelyn, mets la table, s'il te plaît, réclame ma génitrice avant que j'ouvre la bouche.

- Non.

Contrariée, elle me dévisage. Je lance un regard peu amène à Kayla et - surtout - à Rafael.

- Vous avez perdu votre langue ? les nargué-je en reprenant les mots de Rafael plus tôt dans la journée. Pourtant, vous aviez l'air bavards, avant que j'arrive. À moins que je n'aie pas le privilège de parler avec vous ? Ni de savoir pourquoi vous êtes là ?

- Evelyn !

Je serre les poings.

Ils n'ont pas le droit. Ils n'ont pas le droit de débarquer comme ça.

Je monte les marches de l'escalier quatre à quatre. S'ils croient que leur retour va se passer sans accroche, ils se trompent.

Je claque la porte de ma chambre. Mais je n'ai pas le temps de renverser mon bureau de colère ou de me jeter sur mon lit pour hurler dans mon coussin que Rafael entre dans mon espace personnel. Je l'observe, rouge de fureur.

C'est quoi, son problème ? Pendant deux ans, aucune nouvelle, aucune visite, rien, niet, nada, et là, il arrive comme une fleur, comme si de rien n'était ? Mais qu'il aille se faire voir !

- Evelyn...

Je place mes mains sur mes oreilles, les yeux fermés. Ça ne sert à rien d'éclater pour... lui.

- Juste... tais-toi. Je veux pas entendre la voix d'un traître.

Sur ces mots, un silence pesant s'abat sur la pièce. Lui reste dans mon coin, immobile, à me dévisager. Avec ses yeux de chien battu. Je me fais violence pour ne pas lui rendre son regard, vais m'asseoir sur ma chaise de bureau et ne pense plus à rien.

Plusieurs minutes s'écoulent avant que ma mère nous interpelle pour manger - d'une voix un peu altérée, nerveuse.

- Allez, me dit-elle lorsque je descends. La table ne va pas se mettre toute seule.

Je vais dans la cuisine et installe tout ce qu'il faut sur la table à manger. Je ne regarde même pas Rafael, qui garde une certaine distance entre nous. J'aperçois mon paternel, Hugo Meyer, rentré du travail, scruter mon ancien ami d'enfance avec hostilité. Et tant mieux, parce que, moi non plus, je n'ai pas envie d'être sympa avec lui.

Le dîner est tendu. Le silence plane sur la table, seules les mastications résonnent dans la salle. Ma mère et Kayla échangent des regards gênés, tandis que mon père jette des coups d'œil à Rafael à la dérobée. Pour sa part, le garçon que je reconnais à peine garde la tête baissée vers son assiette. Je ne peux m'empêcher de lâcher, sarcastique :

- Bah alors, ma présence vous empêche de converser tranquillement ? Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi ! Parce qu'apparemment, ça ne vous dérange pas de partir et de revenir sans explication.

- Evelyn ! s'effarent mes parents.

Je me lève, jette les couverts.

- Je m'en vais, j'ai plus faim. Sur ce, bonne soirée.

En temps normal, mes géniteurs me reprendraient. Mais ils n'en font rien, comme s'ils savaient qu'il vaut mieux laisser couler pour cette fois.

Quant à Rafael... je crois l'avoir blessé. Mais s'il croit qu'il ne m'a pas blessée, moi, il se trompe lourdement.

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Coucou !
Alors, vos impressions sur ce premier chapitre ?
C'est surtout un chapitre d'introduction qui présente certains personnages de l'histoire, mais l'action arrive.

Quels personnages vous font bonne impression ? Au contraire, ceux qui vous semblent antipathiques ? (Bon, Rafael et Kayla ne font pas une entrée particulièrement triomphante... Mais ça s'arrangera. Peut-être)

On se retrouve au chapitre 2 😉

Stella

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