Le monde sans distraction. Deuxième partie - Amy
— Alors, comment il va ?
Peter haussa les épaules en même temps de se laisser tomber sur son siège. Il lança un regard à la ronde, comme pour s'assurer que personne n'écoutait, mais c'était peine perdue. Nous étions tout au fond de la classe de français, notre dernier cours de la journée, et plein d'élèves nous entouraient. Au moins cinq seraient en mesure de nous entendre chuchoter. Nous savions qu'il aurait été plus sage d'attendre pour en parler, mais la peur me rongeait les tripes.
— Je sais pas... il est bizarre... Et il s'est remis à fumer.
— Ah, parce qu'il avait arrêté ? intervint Xilena en se penchant sur son pupitre, derrière le mien.
— Il fume le cannabis pour paraitre cool, mais ça fait plusieurs mois qu'il touchait plus aux cigarettes, dit Peter en hochant la tête. Mais je suppose qu'il a juste pris ce qu'il avait sur lui.
— Tu crois qu'il va se mettre à consommer des drogues plus fortes ? dis-je avec angoisse.
— Je sais pas... mais ça m'étonnerait pas de lui.
Je pressai ma main sur ma bouche, réfléchissant. Je remarquai à peine le professeur, au-devant de la classe, nous lancer un regard d'avertissement.
— Je crois que vous devriez arrêter de peser le pour et le contre, et passer à l'action, dans le temps qu'il vous reste.
Je plissai les yeux en tournant la tête vers celle qui venait de parler. C'était Maya, l'amie de Xilena, qui occupait le pupitre en diagonale du mien. Elle souriait gentiment, enroulant une mèche de cheveux blonds autour de ses doigts en attendant ma réaction, qui ne manqua pas d'arriver.
— Je rêve ou tu lui as tout dit ?! m'écriai-je en me penchant sur mon bureau pour me rapprocher de Xilena.
— Je vois pas en quoi c'est interdit, répondit-elle d'un banal mouvement d'épaule.
Le prof nous lança un second regard noir. C'était notre dernier avertissement ; la prochaine fois, il allait nous virer de la classe. Ce qui ne serait pas plus mal, car j'avais hâte de sortir d'ici. Je n'avais su me concentrer dans aucune matière, mes pensées étaient toujours orientées vers Théo. Il m'avait ignorée toute la journée, mais c'était normal, en somme : selon lui, le monde d'à côté n'avait jamais existé, et notre amitié naissance — même si elle était au stade d'embryon — l'était encore moins.
Malgré moi, je devais admettre que Maya avait raison. Nous avions trop tourné autour du pot, il était temps de faire quelque chose.
— On en reparlera à la fin du cours, dis-je d'un ton grave.
— Excellente décision ! s'exclama le prof en levant le pouce en l'air.
҉
L'heure avait été longue, comme l'avait été la journée entière. En sortant enfin de classe, cependant, nous ne savions déjà plus quoi faire. L'éternelle question revenait toujours ; faire quelque chose, ou non ? Et si on faisait quelque chose ; on le faisait comment ?
Nous nous assîmes à un arrêt de bus dans un silence angoissant. Peter et Xilena à chaque extrémité, moi au milieu. Il était situé tout près de l'école et, les cours étant terminés, plusieurs élèves passaient devant nous. Certains nous regardaient bizarrement, car une rumeur étrange s'était mise à circuler. Celle-ci racontait que, nous trois, nous étions maintenant copains. Ce qui choquait le plus, là-dedans, c'était ma présence. Moi, la fille superficielle qui avait un peu oublié de se maquiller depuis quelques jours, qui trainait avec le petit gros et la Chinoise à l'énorme cerveau.
Mes amies aussi me regardaient bizarrement. Elles m'avaient questionnée sur mon choix plus qu'étrange, et je n'avais rien trouvé à répondre. J'étais peut-être en train de les perdre, et j'avais hâte que cette histoire se termine pour revenir à une vie normale. En même temps, j'étais surtout impatiente que les choses s'arrangent pour Théo.
— Alors... on va dans le monde d'à côté, dit Peter, brisant le silence qui s'éternisait depuis un peu trop longtemps.
— Peu importe ce qu'on décide de faire, il faut passer par là.
— Et affronter Branda, ajouta Xilena, ses yeux noirs braqués devant elle. C'est Maya qui a raison...
— Et je peux savoir pourquoi tu lui as parlé ?
— Et je peux savoir ce qui m'en aurait empêchée ? s'empourpra-t-elle en se tournant vers moi, l'air grave.
— Ça va, elle a le droit de dire ce qu'elle veut à qui elle veut, intervint Peter.
J'ouvris la bouche pour répliquer, mais je me renfrognai, croissant les bras sur ma poitrine. En réalité, ce qui me vexait, c'était que Xilena faisait confiance en son amie, et que Maya lui renvoyait cette confiance. Qui ferait pareil avec moi ? J'avais plus d'amis que Xilena, beaucoup plus, mais aucun à ce niveau...
Le bus arriva juste à temps, m'empêchant de me pencher sur le sujet. Je pris une grande inspiration, me levai d'un air faussement courageux, puis m'aventurai la première à l'intérieur du véhicule. Le chauffeur me salua d'un sourire et d'un léger signe de tête, comme toujours, et je lui rendis la pareille, souhaitant que mon sourire ne paraisse pas trop crispé.
Habituellement, c'était passé la troisième ou quatrième rangée de bancs qu'on basculait dans le monde d'à côté. Mais une idée me vint à l'esprit, et je m'arrêtai à la deuxième pour m'y assoir. Xilena et Peter me lancèrent un regard intrigué, avant de suivre mon exemple.
Le vieux leva les yeux vers nous à travers le miroir qui lui permettait de voir jusqu'au fond du véhicule.
— L'autre monde, c'est un peu plus loin, les jeunes.
— Je voulais vous poser quelques questions, en fait. Ça vous embête pas ?
— Pas du tout. Allez-y !
En disant ses mots, il referma la porte du bus et reprit sa route. Je mis ma main sur le banc devant moi pour m'empêcher de balloter dans tous les sens.
— Votre nom, c'est Jack, pas vrai ?
— Exact.
— Et vous êtes déjà allé dans le monde d'à côté ?
Jack explosa de rire avant de hocher vigoureusement la tête.
— Je croyais que c'était évident. Vous n'êtes pas les seules à y être allées, loin de là ! (Il reprit son sérieux, avant d'enchainer :) Quelques rares villes ou villages dans le monde ont un portail. Et à chaque génération, environ, un petit groupe est permit de l'emprunter. J'ai fait partie des chanceux !
— Des chanceux, répéta Peter en se penchant sur son banc. Tout était toujours rose, à votre époque ?
— Pourquoi ce ne le serait pas ? On pouvait souhaiter tout ce qu'on voulait. Enfin, presque tout, il ne fallait pas abuser...
Jack secoua la tête en grimaçant et arrêta le bus à un feu rouge. Il en profita pour se retourner vers nous.
— Pourquoi ces questions ? Vous avez des problèmes avec les djinns ? Si c'est le cas, je n'ai qu'un seul conseil à vous donner ; faites ce qu'ils vous disent, et puis c'est tout. Ne cherchez pas à les contrarier, car ils sont plus forts que vous.
— Pourquoi ils nous permettent de faire des vœux s'ils veulent pas qu'on fasse n'importe quoi ? demanda Xilena.
Jack pouffa de rire et haussa les épaules.
— C'est évident, non ? C'est comme la légende d'Aladdin, à quelques détails près. Il faut qu'ils réalisent des vœux pour conserver leurs pouvoirs. S'ils ne le font pas, ils finiront par le perdre assez rapidement.
҉
Jack nous avait appris quelque chose d'intéressant, mais je ne savais pas quoi faire de l'information. Alors, après un banal merci, je me levai et fis un seul pas dans le bus. Ce fut suffisant pour m'emmener dans le monde d'à côté, dans le salon de notre grande maison. En réfléchissant, je tournai en rond entre le sofa et le fauteuil, avant que les deux autres n'arrivent à leur tour. Dans un état de stress, je fonçai dans Xilena, qui était apparu devant moi. Je tombai sur les fesses sous la surprise, m'arrachant un petit cri au passage.
— Désolé ! Je t'ai fait mal ? s'exclama Xilena en me présentant sa main.
— T'inquiètes, j'ai rien ressenti.
J'acceptai son aide, serrant mes doigts autour des siens pour tenter de me relever. Peter vint me soutenir par mon autre bras, mais la difficulté était persistait ; mes jambes refusaient de m'obéir. Je serais les dents, toute ma concentration à repositionner un pied, et je parvins enfin à me redresser pour m'assoir ensuite sur le sofa, qui était derrière moi. Je soufflai en passant une main sur mon front.
— T'avais pas fait de vœux « pour toujours » concernant le problème ? demanda Xilena en s'installant à une extrémité du canapé.
— Si je me souviens bien, tu avais souhaité ne plus avoir mal aux jambes, intervint Peter en plissant les yeux. La douleur et la capacité à bouger un muscle, c'est deux choses totalement différentes. Je vous avais dit que ça allait mal tourner.
— Tout tourne mal ! m'énervai-je en levant les bras au ciel.
— Vous l'avez un peu cherché.
Nous sursautâmes tous simultanément en nous retournant vers l'entrée. Branda était là, dans son apparence humaine et ses vêtements professionnels. Peau beige et cheveux blonds, comme si elle jugeait nécessaire de passer inaperçu. Comme si nous ne savions pas déjà à quoi elle ressemblait, en réalité.
— Qu'est-ce qui vous a pris tout ce temps ? C'est depuis hier que je vous attends.
Personne n'osa répondre. Pour ma part, j'étais tétanisée par la peur. Je ne m'étais pas imaginé qu'elle serait apparue si soudainement devant nous. On était ici pour trouver un plan d'action contre Branda, pas pour parler avec elle !
Branda s'avança dans la pièce pour s'installer dans le fauteuil en face du canapé. Peter, qui était toujours debout, s'assis entre Xilena et moi, frottant nerveusement ses mains moites contre son jean.
— Je ne le prendrais pas mal si vous avez peur de moi. Ça se comprend parfaitement. Mais j'espère aussi que vous savez que vous êtes les seuls à blâmer là-dedans. Je vous avais dit de ne pas quitter le dôme, et vous l'avez fait. Les autres voulaient que je vous efface à tous la mémoire, vous me devez un merci d'avoir pu diminuer la sentence à Théodore uniquement.
— Un merci ? répétai-je d'une voix anormalement aigüe. Théo avait une bonne raison de sortir. Je le ferais encore pour lui, s'il me le demandait !
— Amy, souffla Peter, comme un avertissement.
Je lui lançai un regard noir et il baissa la tête. Je me redressai, me tournant à nouveau vers Branda.
— Il était venu pour savoir si tu étais responsable de la mort de sa mère. Est-ce que c'est vrai ?
Le visage de Branda se teinta instantanément de grosse plaque rouge sur les joues, mais elle ne cilla pas, me fixant toujours droit dans les yeux.
— Non, je n'ai rien à voir là-dedans. C'était un accident.
— Les autres djinns, peut-être ? demanda Xilena.
— Personne ne l'a tué ! Ni moi, ni mes collèges.
— Alors pourquoi une telle sentence pour Théo, s'il avait tort ? fit Peter.
— Il a été puni parce qu'il était sorti du dôme, le reste est superflu.
— Nous sommes sortis aussi, dis-je en serrant les poings.
— C'était à cause de lui, il vous avait convaincu de le faire.
— C'était pour une bonne raison !
— Et maintenant, tu radotes ! Alors cette conversation est terminée.
Branda se leva du fauteuil et lissa sa jupe. Elle nous lança à tous un regard noir, comme pour nous mettre au défi d'ajouter quelque chose.
— Il vous reste peu de temps pour profiter des vœux, j'espère que vous saurez être responsable.
Je lui répondis d'un sourire tordu et malicieux, avant de me lever à mon tour, chancelant sur mes pieds. Peter s'empressa de me prendre la main et de me tirer en arrière, mais je résistai, fixant toujours Branda droit dans les yeux.
— Je souhaite que tu nous expliques en détail les circonstances de la mort de la mère de Théo.
— Tu ne lâches vraiment pas l'affaire, Amy ! Rien ne m'oblige à exaucer ton vœu. J'avais bien stipulé que tout ce qui concerne Théodore ne fonctionnerait pas.
— Alors, c'est que t'as quelque chose à cacher.
Branda se massa le front, sa patience se faisant de plus en plus petite. Enfin, elle me fit un sourire tout aussi tordu que le mien, puis tourna les talons pour sortir de la maison. Elle se retourna une dernière fois devant l'entrée, nous lançant un regard noir.
— Je n'ai rien à cacher. Sa mère s'est fait frapper par un camion, et c'est tout. Passez à autre chose et profitez, pour les trois jours qu'il vous reste.
Puis elle sortit, claquant la porte derrière elle comme un enfant capricieux. Je soupirai en me laissant retomber sur le canapé, croisant les bras sur ma poitrine.
— Peut-être qu'il n'y a vraiment rien à faire, dit Peter.
— Peut-être, répétai-je platement.
— Peut-être que non, intervint Xilena. J'attendais seulement qu'elle parte pour dire mon idée.
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