Le monde sans distraction. Dernière partie - Peter
Théo se prenait la tête à deux mains en grimaçant et gémissant, se tortillant comme une chenille. Il tomba du canapé, accrocha la pipe à eau d'un coup de pied et son liquide se répandit sur le tapis.
— Qu'est-ce qu'il fait ? dis-je sous le choc. J'aurais pas dû dire que c'était Avatar ?
Comme pour me confirmer, Théo poussa un hurlement déchirant. On aurait dit les cris d'une femme sur le point d'accoucher. Malgré la situation, je ne pus m'empêcher de rire nerveusement.
Amy, qui le prenait complètement à l'envers, me donna une claque contre le bras.
— Arrête, il faut pas mentionner... ce film ! Je crois que ses souvenirs lui reviennent !
— Ça a l'air plutôt douloureux, dit Xilena. Son cerveau serait pas en train de se transformer en compote ?
Un long silence accompagna ses paroles, seulement interrompu par les gémissements de Théo. Amy se précipita près de lui et serra sa main, mais lui ne semblait même pas se rendre compte de sa présence.
— J'aurais pas dû lui montrer ces images, dit-elle, les yeux brillants de larmes contenues. Il va mourir et ce sera ma faute !
— Il est pas en train de mourir ! s'écria Xilena en allant s'agenouiller près d'elle et de Théo. Il est juste...
— Ces souvenirs reviennent, dis-je en m'approchant à mon tour. Quand je lui ai parlé, un peu plus tôt dans les toilettes de l'école, j'avais remarqué qu'il touchait ses tempes comme s'il avait la migraine... mais peut-être que c'étaient ses souvenirs enfouis qui tentaient de remonter à la surface, et le mal venait pour les chasser ? Si j'ai raison, alors c'est surement la même chose qui se passe en ce moment, à plus grande échelle. Il n'est plus question d'élancent pour une impression, mais... (je levais mes bras vers Théo, comme pour le prendre à témoin) une terrible douleur pour tous ce qu'il a oublié. Ou au moins, une bonne partie.
— Oui, mais si c'était trop intense ? répliqua Amy, qui pleurait maintenant pour de bon. Et s'il en mourait ?
Cette fois, je n'avais rien à répondre. Elle avait raison, en somme : et si cette douleur était, en fin de compte, un avertissement ? Et si elle était là justement pour le tuer s'il franchissait une limite ? C'était peut-être dans les plans de Branda depuis le début. Il valait mieux que Théo disparaisse plutôt qu'il se souvienne de ce qu'il sait. Il avait quand même promis, selon la vidéo qu'on venait de lui montrer, qu'il reviendrait pour tuer cette Krishen !
Au moment où je commençais moi aussi à paniquer, Théo s'arrêta enfin de gémir. Il ne bougeait plus, ne faisait plus le moindre bruit, comme s'il s'était endormi. Je me précipitai à mon tour près de lui, alors que Xilena posait une main contre son cou pour sentir son pouls. Une mince ligne de sang glissait de sa narine, un filet de bave au coin de sa bouche entrouverte et une goutte d'eau de sa paupière.
— Il respire et son cœur bat, dit Xilena, mais aucun soulagement ne perçait sa voix. Il est juste dans les vapes... du moins, j'espère.
Je levai les yeux vers Amy avec appréhension. Elle avait le regard dans le vide, mais ne semblait pas en panique. Pas encore.
— Il va se réveiller, dis-je pour la réconforter. Ce n'est qu'une question de minutes. Ou de secondes !
— C'est pas la peine de me mentir, dit-elle en pleurant pour de bon. Pour ce qu'on en sait, il est peut-être dans un coma, ou un truc dans le même genre ! Il faut appeler une ambulance.
Elle se leva pour atteindre le téléphone qui était posé sur la table basse. Elle hésita, les doigts au-dessus des chiffres. Et juste comme elle était sur le point de composer les numéros, Théo poussa un petit gémissement, qui ressembla étrangement à un jappement. Amy balança le combiné au loin et donna un coup de coude à Xilena pour avoir la place près de lui.
— Théo ! s'écria-t-elle en pleurant. Tu vas bien ? Réponds-moi !
Théo ouvrit la bouche, mais ne réussit qu'à grogner. Il porta une main à sa tête, grimaça, puis se redressa en s'adossant sur le canapé derrière lui. Il dévisagea Amy, puis Xilena et moi, avant de revenir à Amy.
— Il s'est passé quoi ? demanda-t-il d'une voix faible. J'ai fait un malaise ?
Sans répondre, Amy se précipita dans ses bras. Elle pleurait toujours, mais pour cette fois, ça semblait être de joie. Théo figea, étonné par le geste, avant de poser ses mains sur ses hanches sans trop savoir quoi faire.
— On peut m'expliquer ce qui se passe ?
— D'abord, est-ce que tes souvenirs sont revenus ? demandai-je en m'avançant d'un pas.
— Quel souvenir ? répliqua Théo en grimaçant.
Un silence lourd accompagna sa question. Amy se dégagea de son accolade et recula pour mieux le dévisager.
— Le monde d'à côté ? tenta Xilena.
Théo eut un petit sourire en coin. Il se releva du tapis pour s'installer sur le canapé et porta une main à son front.
— Comment oublier ?... Vraiment, j'ai l'impression d'avoir manqué un bout. Pourquoi vous êtes tous regroupés autour de moi comme si j'étais Jésus ?
— Ou l'antéchrist, tu veux dire ! ne pus-je m'empêcher de répliquer. Alors tu te souviens du monde d'à côté, mais tu sais quand même pas ce qui se passe !
— Il a oublié qu'il avait oublié quelque chose, dit Xilena d'un air blasé.
— C'est le comble !
— Oh, mais arrêtez de vous moquer et expliquez-moi ! s'énerva Théo. Et Peter, va me chercher de l'eau.
— Vas-y toi-même.
— Vas lui chercher de l'eau ! s'exclama à son tour Amy.
Je levai les mains comme un bandit, m'avouant vécu, et allai à la cuisine. Au salon, la conversation continuait sans moi.
— C'est quoi, ton dernier souvenir du monde d'à côté ? demanda Xilena.
Un long silence accompagna sa question. Je risquai un regard dans leur direction pour apercevoir Théo ; il réfléchissait, les sourcils froncés par la concentration.
— C'est très flou... un peu comme si j'étais saoul pendant tout le temps que j'étais là-bas. Mais je crois qu'en dernier... On était allé dans le vrai monde. Je veux dire, leur vrai monde, pas ici. On s'était tous déguisé pour passer inaperçu, mais on s'est quand même fait avoir. Et je sais pas pourquoi, mais j'ai été le seul puni.
— Et tu ne sais pas pourquoi on était allé dans ce vrai monde ? Ni pourquoi tu as été le seul puni ?
Théo haussa les épaules et secoua la tête. Nerveux, je me remis à la recherche de verres. Peut-être était-il préférable de le laisser dans l'ignorance. Il se souvenait du meilleur du monde d'à côté, mais pas du pire. Et pour quelque chose qui ne durera pas de toute façon, c'était peut-être mieux ainsi.
Je trouvai enfin les verres. Je le portai au robinet et l'apportai à Théo à temps, juste avant que les filles ne se décident à parler.
— T'as été puni parce que c'est toi qui as eu l'idée d'y aller, dis-je d'une voix forte. Et tu as eu l'idée parce que c'était interdit, et tu aimes l'interdit ! C'est simple ; il faut toujours que tu enfreignes les règles.
Amy et Xilena se tournèrent d'un même mouvement vers moi pour me lancer un regard noir. Je leur répondis d'un froncement de sourcils, espérant qu'elle comprenne le message. Je nous épargnais une tonne de problèmes en agissant ainsi !
Théo, sans rien remarquer de notre conversation muette, vida le verre d'eau d'un trait et me le rendit, l'air de me prendre pour son serviteur. Étant donné le mensonge que je venais de lui faire avaler, je préférais me taire.
— C'était pas, genre, la seule règle qu'on se devait d'honorer ? Et je l'ai enfreint, dit-il en pouffant de rire. Je suis presque fier de moi.
— Tu n'as pas à être fier, répliqua Amy d'un air sévère. J'ai eu vraiment peur pour toi !
— Toi en particulier ? dit Théo avec un sourire en coin.
— Nous tous. On a tous eu peur pour toi.
— Mais il m'était arrivé quoi ?
Pour seule réponse, Amy tourna la tête vers la pipe à eau, toujours renversée sur le tapis. Celui-ci semblait avoir absorbé une bonne partie du liquide qu'il contenait autrefois.
Théo regarda dans la même direction. Il fronça les sourcils, visiblement perplexes. Quand il comprit enfin, on aurait dit que tout ce qu'il lui restait de joie de vivre venait de s'envoler.
— Je vois, dit-il lentement. Ça explique ce petit gout bizarre que j'ai jusque dans le fond de la gorge... Je dois avouer que j'ai jamais été contre un peu de Marie de temps en temps, c'est plutôt relaxant. Mais depuis un temps, j'essaie d'arrêter autant que possible. Et quand je ne fume, c'est juste un joint, jamais plus ! Alors si j'ai sorti la grosse pipe, c'est que...
Le reste de sa phrase disparu dans un soupir. Il baissa les yeux, entortillant ses doigts.
— T'avais besoin de relaxer, terminai-je pour lui. Parce que tu pensais trop à ta mère... Sans le monde d'à côté, tu n'avais plus... comment dire... de distraction ?
— Oui, fit Théo dans un murmure. C'est exactement ça.
Un long silence accompagna ses paroles. Je me sentais mal pour lui. Qui l'eut cru ? Qu'un jour, je ressentirais de la compassion pour Théo, soit le sale type qui s'amusait à me foutre des coups de pied dans le ventre à la moindre occasion ?
Théo leva les yeux vers moi. Pendant un instant, je crus qu'il avait lu dans mes pensées, car un mince sourire étira ses lèvres, l'air de dire : « C'est pas moi qui aurais parié là-dessus ! »
— Le monde est plein de surprise, hein ? Tous les mondes, même. Vous allez me prendre pour un fou, mais je crois bien que vous, sale bande de crétins, je peux dire honnêtement que vous êtes mes amis.
Ses paroles lui valurent un nouveau câlin de la part d'Amy. J'échangeai un regard avec Xilena, qui ne savait plus comment réagir. Théo nous considère pour ses amis ? Il a perdu une casse ! semblait-elle penser.
Je sais, c'est dingue ! répondis-je avec une simple grimace.
— Puisqu'on parle d'amitié toute niaise, j'ai pas été totalement honnête avec vous, dit Théo, toujours dans les bras d'Amy qui ne voulait plus le laisser. Je l'ai dit à personne, j'en ai jamais eu la force. Je peux compter sur vous ? Ne le répétez pas, s'il vous plait... je mériterais la prison.
— Pourquoi tu dis ça ? s'étonna Amy en lui accordant enfin un peu d'espace.
Théo prit une grande inspiration, avant de lâcher la bombe :
— C'est moi... J'ai tué ma mère.
Je sentis mon cœur chuter jusqu'au centre de la Terre. Devant mes yeux, Théo craqua pour de bon, explosant en sanglots incontrôlés. Ses mots lui avaient couté cher.
Même Amy ne savait plus quoi dire pour le réconforter. Par exemple : Non, Théo. Ce n'était pas toi, mais Krishen. Elle ouvrit la bouche, mais ne sut aller jusqu'au bout. Xilena dansa d'un pied sur l'autre, indécise. Et moi, je restai figé comme un piquet.
Cette fois, c'était ma faute. Je ne voulais pas qu'il se souvienne de Krishen pour éviter qu'il fasse un meurtre, tel que promis. En échange, il allait croire être responsable d'un crime encore pire.
Je lançai un regard angoissé vers Xilena. Qu'est-ce que je dois faire ?
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