Dilemme. Troisième partie - Amy
Ça faisait déjà plus de dix minutes que Théo me trainait sur son dos, mais il ne semblait pas ressentir de difficulté. J'avais retrouvé des sensations dans mes jambes et mes pieds. Mes orteils, cependant, étaient toujours impossibles à remuer. J'étais surement en mesure de marcher, mais j'étais confortable, perchée sur Théo comme un perroquet. Et ça m'amusait de tester sa générosité. C'était certainement la première fois qu'il l'utilisait depuis très longtemps !
— Tu fatigues pas ?
— Je pourrais faire un marathon avec toi sur mon dos. Et je suis même sûre que je le gagnerais !
Quinze minutes de route. Nous avions dépassé la moitié du chemin à parcourir, mais cette fois, j'entendais son souffle qui commençait à se faire plus lourd. Je passai une main sur son front ; elle en revint luisante.
— Tu sues, signalai-je en agitant mes doigts devant ses yeux. Lâche-moi, si t'en as marre.
— Mais non ! C'est pas de la sueur. J'ai la peau grasse.
Malgré ses protestations, je tirai pour retirer mes cuisses et me laissai retomber à terre derrière lui. Je tanguai dangereusement et Théo m'attrapa par les épaules.
— Ça va, Amy, t'as pas à me prouver que tu sais marcher. Ça me dérange pas de te porter.
Je levai les yeux au ciel. Il insistait ! Il n'était plus question de générosité, il en avait vraiment envie. Il me confondait avec son petit chien ou quoi ?
— Ça va, répétai-je en reculant d'un pas pour échapper à sa poigne.
Théo me présenta ses mains en signe de soumission, puis reprit la marche. Je me précipitai à sa suite, le sourire aux lèvres. Théo obéit à mes caprices. Intéressant.
Par simple fierté, je voulais lui montrer que j'étais capable parcourir la distance jusqu'à chez moi. D'un autre côté, je réalisai que mes jambes étaient encore un peu lourdes et qu'il restait plus de cinq minutes de route, environ.
Ce serait bien si un taxi ou un bus pouvait passer juste ici, par pur hasard...
Et par pur hasard, des phares apparurent au tournant de la rue, m'éblouissant. Nous étions peut-être qu'en banlieue, mais ça faisait plusieurs minutes que nous n'avions pas croisé de voiture et rien d'autre que les lampadaires nous éclairaient. Théo sembla aussi surpris que moi, s'arrêtant de marcher pour observer le véhicule qui approchait. Mais c'était un bus, le bus. Il s'immobilisa devant moi, ouvrant ses portes coulissantes.
— Hé, les jeunes ! s'exclama le chauffeur. Besoin que je vous dépose quelque part ?
J'échangeai un regard perplexe avec Théo.
— Tu nous surveilles ? demanda-t-il en se tournant vers Jack.
— Tu n'as jamais remarqué mon superbe timing ?
Théo pencha la tête en pouffant de rire. Il fallait bien admettre que le vieux n'était jamais loin quand on voulait aller dans le monde d'à côté.
— Je ne vous surveille pas, il se trouve seulement que je ne suis toujours près... Alors ? Vous montez ou pas ?
Je me tournai vers Théo. Jack tombait vraiment bien, mais je savais que Théo ne pouvait pas entrer. Ou du moins, pour lui, c'était un bus ordinaire.
Mais il sembla penser à la même chose que moi, car il leva une main pour me faire taire une seconde avant que je ne prenne la parole.
— C'est pas grave, Amy, fait comme tu veux. T'as plus que quelques petits jours à profiter, de toute façon. Alors, vas-y, profite.
— Viens avec moi.
Cette fois, Théo éclata de rire pour de bon, puis haussa les épaules.
— Oh, si t'insistes ! Je vais dans le bus... mais pas plus loin.
— On traine pas, les jeunes, j'ai un horaire à respecter.
Je fis un petit sourire pour Théo, puis grimpai les trois marches qui menaient à l'intérieur du bus. Théo me suivait, mais je le sentais tendu. Il posa une main sur mon épaule et m'empêcha d'avancer alors qu'il ne me restait plus qu'un pas à faire avant de basculer dans l'autre monde. Quelques personnes au fond du bus nous regardaient avec impatience, attendant qu'on s'installe pour que la route puisse reprendre.
— J'ai une idée, dit Théo en se penchant à mon oreille. Si je te tenais très, très fort, peut-être que je saurais te suivre jusqu'à côté ?
— Ça m'étonnerait que ça fonctionne, dis-je en secouant la tête. Et même si c'est le cas, tu ne réussirais qu'à mettre Branda en colère.
— Allez, ça coute rien d'essayer...
Oui, ça coute quelque chose. La colère de Branda, justement. Mais je n'avais pas le courage de le dire. J'avais entendu le désespoir dans sa voix. Après de longues heures à pleurer, je croyais qu'il avait fait des progrès, en ce qui concerne la culpabilité de la mort de sa mère, mais je remarquai présentement que ce n'était qu'une pause sur son humeur en général. Dès qu'il sera seul, il allait peut-être s'effondrer à nouveau, et peut-être que cette fois, il ne se relèverait pas. Et si l'unique façon de l'aider était justement de le conduire à Branda ? Après tout, ce n'est pas réellement elle, la méchante...
— Oh, d'accord !
Je me retournai pour faire face à Théo. Ses yeux étaient déjà humides. Rien qu'à l'idée que je puisse partir vers le monde d'à côté sans lui ? Ou pensait-il à autre chose ?
Je lui pris les mains entre les miennes et serrai au point de couper la circulation dans ses doigts. Si Branda arrivait à nous séparer, avec ça, elle est vraiment forte.
Je reculai d'un pas ; Théo avança. Ce fut suffisant pour que le décor change autour de nous, nous amenant au centre du salon de notre maison du monde d'à côté. Et Théo était avec moi.
— Ça a marché ! m'exclamai-je en souriant.
J'essayai de dégager nos doigts, mais Théo ne voulait pas me lâcher. Il était complètement figé. Je sentis mon sourire diminuer de moitié alors que je tentais toujours de récupérer mes mains.
Ce n'était pas qu'une façon de parler. Théo était immobile comme une statue. Ses yeux étaient écarquillés, fixés droit devant lui. Sa poitrine ne se soulevait plus en rythme à sa respiration.
— Théo ? dis-je, l'angoisse montant en moi. Théo !
— Il va bien.
Je me tournai vers la gauche, mon cœur pompant à toute vitesse. Branda était là, confortablement installé dans le fauteuil. Elle était en mode couverture, avec sa peau beige et ses cheveux blonds.
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ?!
— Il va bien, Amy, répéta-t-elle en secouant la tête. Il est juste... sur pause, si je peux dire. Hors du temps.
Je pinçai les lèvres, réprimant un juron. Je savais que je n'aurais pas dû le laisser venir avec moi ! Je tentai à nouveau de me dégager, sans résultat. Branda me regarda avec pitié, puis claqua des doigts, l'écho se rependant dans tout le salon comme une détonation. Les mains de Théo se décontractèrent aussitôt et j'en profitai pour m'éloigner d'un pas.
Résignée, je me tournai vers le canapé pour m'y assoir. Je remarquai alors que Xilena y était déjà, recroquevillé dans son coin, les bras autour des genoux. Nous échangeâmes un regard, sans rien dire. On commençait à se connaitre, je n'avais pas besoin de poser la question pour savoir ce qu'elle faisait ici. Elle voulait faire des vœux, tout simplement. Contre son père, j'en étais convaincue.
— Il manque plus que Peter, dit Branda. Où est-il ?
— Chez lui, répondit Xilena d'une toute petite voix. Il attend mon appel...
— T'es partie sans lui ? dis-je en me tournant vers elle.
Xilena soupira platement en hochant la tête.
Eh bien, c'est une bonne façon de démontrer son amitié ! Heureusement pour tout le monde, je réussis à m'empêcher de parler. Je me contentai d'un haussement de sourcils aussi subtil que possible, puis allai m'assoir à l'autre extrémité du canapé, les yeux fixés sur Théo. Il était toujours figé, n'avait pas bougé d'un poil depuis notre arrivée.
— Il ne va pas être coincé comme ça éternellement, hein ? demandai-je nerveusement. Vous allez le ranimer et le renvoyer dans notre monde sans aucune séquelle ? Oh, je suis désolée, j'aurais pas dû l'entrainer ici avec moi ! J'avais pensé que ça valait la peine d'essayer, et que si vraiment tu ne voulais pas qu'il vienne, il serait resté simplement dans le bus !
Branda me fit un sourire, sans répondre. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle semblait de bonne humeur, mais pour sûr, elle n'était pas en colère. Elle était quelque part au milieu, dans une zone floue que je n'arrivais pas à identifier.
J'échangeai un regard avec Xilena. On pensait à la même chose, en ce moment : qu'est-ce qui nous attend ?
Branda claqua des doigts. Je sursautai en tournant la tête vers elle, mais mon attention fut vite attirée ailleurs. Peter venait d'apparaître juste devant le meuble de la télévision, le poing fermé près de sa bouche et les yeux grands comme des soucoupes. Il regarda longuement les présents dans la pièce.
— Que quoi ? bredouilla-t-il après un petit moment de silence. J'ai été invoqué ?... J'étais en train de me laver les dents !
Il se tâta les lèvres à la recherche de mousse blanche, mais le dentifrice et la brosse avaient disparu.
— Va t'asseoir, Peter.
Peter lança un regard nerveux vers Branda, puis couru jusqu'au canapé pour s'installer entre Xilena et moi.
Toute l'attention était pour Branda. J'en étais sûre, elle allait nous gronder. Moi particulièrement pour avoir ramené Théo ici. Peut-être Xilena aussi pour avoir fait le vœu qui nous avait permis de découvrir la vérité et retrouver la mémoire à Théo. Et même Peter parce qu'il ne nous en avait pas empêchés.
— Bon, je ne ferais pas durer le suspense plus longtemps, je sais que vous êtes tous sur les nerfs, dit Branda en se penchant légèrement en avant, nous observant tous à tour de rôle. Pour être totalement honnête avec vous, j'avais un peu menti sur la lettre que je vous avais laissée, il y a deux jours, à propos de Théodore. Pour ma défense, je n'étais pas seule quand je l'avais écrite et n'importe qui aurait pu la lire au-dessus de mon épaule. La vérité, c'est que, même si je vous avais dit que les vœux le concernant ne fonctionneraient pas, ils auraient fonctionné. Et vous en avez eux la preuve, avec la vidéo que vous lui avez montrée. Aussi, j'avais fait exprès de ne pas totalement supprimer sa mémoire, simplement la cacher un peu plus loin dans son esprit. Il vous a été d'une extrême facilité à la faire revenir. Croyez-moi, si j'avais tout effacé, il vous aurait été impossible d'arriver à ce résultat.
Un long silence accompagna la révélation. Alors comme ça, rien n'était vrai ? Nous avions passé deux jours à stresser pour rien ?
— C'est sérieux ? dis-je, sentant ma colère monter progressivement. Et vous saviez pas à quel point j'avais eu peur pour lui ? Et ce n'était qu'une mise en scène !
— Calme-toi, Amy... Je n'avais pas le choix. C'est ce que je me devais de faire, et c'est ce que mes collègues attendaient de moi. Mais je ne voulais pas, sachant que Krishen était la responsable... (Branda soupira en regardant Théo.) J'étais déjà au courant que sa mère était venue ici. Mais j'ignorais que c'était Krishen qui avait sa charge, à l'époque. J'ignorais quels étaient les souhaits qu'elle avait faits, j'ignorais que Théodore était né d'un vœu interdit, et j'ignorais que Krishen l'avait elle-même tué ! Tout ça, je l'ai appris en même temps que lui. J'ai agi en sachant que j'étais observée, mais si ça n'avait été que de moi, je n'aurais pas effacé sa mémoire et je ne l'aurais pas banni.
— Vous auriez fait quoi, alors ? intervint Xilena. Parce que, pour l'instant, vous l'avez quand même transformé en statut !
— Quoi ?! s'exclama Peter. Il me semblait bien que c'était pas normal qu'il ne dise rien.
Branda lui lança un regard noir et il se tut aussitôt.
— C'est bien là le problème, soupira Branda en s'aplatissant dans le fauteuil. Je ne sais plus quoi faire. Je l'ai mis sur « pause » pour avoir le temps de réfléchir. Je suppose que vous allez m'aider ? Ou, au contraire, plaider en sa faveur sans penser à moi ?
— Il se passerait quoi, dans telle ou telle option ? demandai-je.
— Eh bien... je vous montre.
Branda claqua des doigts et un écran de fumée emplit aussitôt l'espace vide qui séparait le fauteuil et la sofa. Il était si épais qu'on aurait dit une masse solide, impossible à traverser. À sa surface, des images se mirent à trembler, jusqu'à se préciser sur un genre de dessin animé. Théo était là, représenté comme encore plus grand de ce qu'il était vraiment. Une petite légende au-dessus de sa tête indiquait « il connait la vérité ». Une seconde forme se matérialisa devant de lui, c'était Krishen. Le djinn était digne d'un classique, flottant près d'une lampe à huile. Théo se précipita sur elle pour l'étrangler, et le djinn fit à peine un mouvement de poignet que Théo s'effondrait déjà au sol, des X à la place des yeux.
— Il... il meurt ? dis-je dans un souffle.
Mon cœur battait à toute vitesse. C'était peut-être que des images tirées de la magie de Branda, je me devais d'avouer que c'était réaliste, quand on connait le tempérament de Théo. Il ne faut pas qu'il sache la vérité, ou il va se faire tuer.
Imperturbable, Branda passa à la suite. Théo se releva, Krishen disparut et la légende changea. « Il ignore la vérité. » Théo se fit de plus en plus petit, jusqu'à ce que je me rende compte qu'en réalité, c'était le focus qui s'éloignait pour mieux englober la scène. Il était au-dessus d'un grand bâtiment. Je reconnus rapidement notre école. Il était au bord du toit. Il fit un pas...
— Non ! Stop ! m'exclamai-je en plaquant mes mains sur mes yeux. Je veux pas voir ça. Tu ne peux pas savoir l'avenir, Branda ! Tu inventes !
La fumée disparut et je me risquai à regarder Branda. Je sentais mes larmes sur le point de couler, mon cœur se serrer douloureusement à chaque respiration.
Branda me fit un sourire désolé.
— Oui, Amy. Je peux connaitre le futur, si je me concentre suffisamment. Quand j'ai effacé la mémoire de Théo, je me suis aussi penchée sur son avenir. Ces deux-là sont les plus probables.
— Entre autres probabilités, releva Xilena. Alors rien n'est écrit dans la pierre.
— Non, en effet, mais c'est ce qui a le plus de chance d'arriver. Je n'ai pu voir que ceux-là.
— Peu importe ce qu'on fait, il meurt ! dit Peter. Et si on ne fait rien ; il meurt aussi ! D'une façon ou d'une autre, il faut tenter quelque chose. Il doit y avoir d'autres options.
— Oui, mais quoi ?
Personne ne sut répondre. Même Branda semblait démuni.
Je regardai en direction de Théo. Il était toujours figé, n'ayant pas son mot à dire alors que nous cherchions une solution pour l'empêcher de se faire tuer ou de se suicider.
De très petites possibilités. Mais il y en avait forcément une... même une sur quatorze millions six cent cinq. Mais j'allais la trouver.
Je lançai un regard vers Peter. Malgré la situation, un sourire en coin étira mes lèvres à l'idée qui germait dans mon esprit.
— Eh, Peter. Tu n'as jamais rêvé d'être un Avenger ?
— C'est quoi, ce changement de sujet ?
Peter pouffa d'un petit rire, mais sa joie de vivre tout entière s'envola quand il comprit ce que j'avais en tête.
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mini P.S : désolé du retard. J'ai pas d'excuse, cette fois :(
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