Dilemme. Deuxième partie - Théo

Quand je fus totalement calmé de ma petite crise existentielle, la nuit était tombée dehors et mon père n'était toujours pas revenu. Amy, qui avait tenté de me réconforter par sa simple présence, avait fini par s'endormir dans le fauteuil. Sa tête était penchée en un drôle d'angle sur l'accoudoir, une mèche de cheveux blonds traversait son visage et entrait dans sa bouche. Un léger soupir faisait office de ronflement, une fois aux trois secondes.

Il y a des heures qu'elle aurait pu me laisser seul dans ma misère. Je lui avais même répété plusieurs fois que j'allais mieux, qu'elle pouvait partir. Mais elle refusait de me croire, elle disait que mes yeux ne pouvaient lui mentir. J'avais supposément un petit look de chien battu, du genre bébé danois.

Elle avait réussi à me faire sourire. Ses blagues m'avaient remonté le moral, un peu à la fois. Ma mère me torturait encore l'esprit, mais sur le moment, elle se tenait tranquille dans ma tête. Va savoir pour combien de temps ça allait durer.

Il était déjà plus de vingt-et-une heures. Pensant d'abord pour Amy, je décidai de la réveiller, posant une main sur son épaule et la secouant doucement. Elle lâcha un dernier ronflement, qui ressembla étrangement à un jappement, avant de sursauter et de regarder dans toutes les directions d'un air un peu perdu.

Je m'assis sur l'accoudoir du canapé, les bras repliés sur un genou remonté, le pied appuyé à la table basse.

— Bon retour parmi les vivants, princesse, dis-je avec un sourire arrogant.

Amy grogna et m'envoya une claque imaginaire. Elle bailla, retira la mèche qu'elle avait toujours dans la bouche et grimaça de dégout en avisant la bave qui y était restée.

— J'ai dormi longtemps ?

— Une vingtaine de minutes... Ça devait être ennuyant de me regarder pleurer comme un bébé.

— Tu ne pleurais pas comme un bébé, Théo. Comme quelqu'un qui a des sentiments. Et c'est plutôt bon signe que tu ne sois pas un robot.

Je haussai les épaules en grimaçant. Pas la peine d'en rajouter une couche ! On ne parlait plus que de moi depuis beaucoup trop longtemps, ça commençait à être lassant.

— Il se fait tard. Tu devrais pas retourner chez toi ? Attention, je veux pas te foutre à la porte, je dis ça pour tes parents qui doivent s'inquiéter.

Amy tourna la tête vers la télévision où, sur le meuble en dessous, le boitier indiquait vingt-et-une heures passées.

— Ouais... Faut que j'y aille.

— Je t'accompagne, si tu veux. Je peux prendre la voiture...

Je m'interrompis en soupirant. Non, je ne pouvais pas prendre la voiture ; mon père n'était toujours pas revenu. Et celle de ma mère... plutôt crever.

— Pardon. Va falloir marcher... ou que tu appelles tes parents.

— Je vais marcher.

— T'es sur ? Y'a au moins deux kilomètres entre ici et chez toi. Et avec tes jambes...

— Hé, tant que le vœu fonctionne, je ne risque pas d'avoir mal !

Je voulus continuer d'argumenter, mais à quoi bon gâcher son bonheur ? Aussi bien la laisser faire comme elle le voulait, pour le temps qu'il lui restait.

— Très bien. Mais je t'accompagne vraiment.

Je me levai pour aller chercher un blouson et mes souliers. Amy n'avait jamais retiré les siens, alors la préparation se fit rapidement. En peu de temps, nous étions déjà dehors sur le balcon. Je verrouillai la porte de la maison, puis descendis les marches en même temps qu'Amy. Nous commençâmes notre route côte à côte une fois sur le trottoir.

Le soleil n'était pas encore couché, mais il n'en restait plus grand-chose de visible. Un mince trait de lumière à l'horizon, teintant les nuages d'oranges, de roses et de violets par endroit. Derrière nous, le ciel était déjà d'un noir d'encre.

— C'est joli, dit Amy avec un petit sourire. Tu sais, la fenêtre de ma chambre donne sur l'ouest. Quand j'étais plus jeune, je voulais toujours regarder le soleil se coucher, et je piquais des crises quand je le manquais.

— Ah ouais ? dis-je en riant. J'étais pareil, je pouvais faire des crises sur n'importe quoi. Vraiment n'importe quoi...

Ma bonne humeur s'était volatilisée aussi rapidement qu'elle était apparue. Je revoyais tous ces moments, étant enfant, où j'avais fait vivre l'enfer à mes parents. À ma mère, surtout...

— Hé, Théo, s'exclama Amy en posant une main sur mon bras. J'ai dit quelque chose que j'aurais pas dû ?

— Non, dis-je en m'efforçant de lui faire un sourire. C'est rien, ça va.

Je me dégageai continuai ma marche, les poings serrés dans les poches de mon blouson de cuir. Amy me rattrapa en deux pas de course.

— Ça te ferait du bien de parler.

— Et ça me ferait du bien de changer de sujet.

Amy n'ajouta rien, visiblement mal à l'aise. Je soupirai en levant les yeux au ciel, puis me tournai pour lui faire face.

— Excuse-moi... Je suis à cran, mais c'est pas contre toi. C'est pas mes meilleurs jours pour me faire des nouveaux amis, dis-je dans un petit rire forcé.

— Ça se comprend, et je t'en veux pas. N'importe qui le serait, à ta place...

Je hochai la tête, sans rien ajouter, même si j'étais convaincu qu'elle avait tort. Ce n'était pas n'importe qui qui avait été un diable avec ses parents et qui avait conduit sa mère sur la trajectoire d'un camion.

— Dommage que le monde d'à côté ne me laisse plus entrer, j'aurais bien aimé faire toute sorte de vœux stupides... (Je fermai les yeux en soupirant platement avant de les ouvrir à nouveau, fixant mes pieds qui avançaient en rythme avec ceux d'Amy.) C'est vraiment pas juste que Branda m'ait banni rien que pour ça ! Je voulais seulement voir ce monde, j'étais curieux... c'est pas comme si j'avais un plan diabolique derrière la tête.

Amy ne répondit rien. Je lui lançai un regard de côté, intrigué par son mutisme soudain. Elle semblait perdue dans ses pensées. Est-ce qu'elle se remémorait la scène ? Était-elle présente à ce moment-là ? C'était difficile à dire, tout était encore flou dans mes souvenirs. J'aurais facilement pu les confondre avec des rêves.

— Quoi ? dis-je, commençant à trouver le silence pesant. Y'a un truc que je sais pas ?

— Non.

J'attendis, espérant un peu d'explication. Mais visiblement, elle n'avait rien à ajouter.

En même temps, pourquoi me mentirait-elle ? Mais j'avais cette impression étrange qui me compressait le cœur, me faisant douter. C'était un peu comme si mon détecteur de mensonges interne s'agitait pour rien... Comme une alarme à feu qui n'a plus de batterie. C'est exactement ça. Mon sixième sens déraille. Amy n'a aucune raison de me mentir.

Je pris une grande inspiration d'air frais, tentant d'oublier le sujet. Ce n'était rien, Amy n'avait rien à voir là-dedans. Je savais déjà que Branda ne m'aimait pas particulièrement. Elle avait dû sauter sur la première occasion de me mettre en faute, c'est tout ! Elle voulait se débarrasser de moi... comme le faisait tout le monde...

Et comme l'avait fait Amy.

Je m'arrêtai de marcher. Amy n'était plus à côté de moi. Un frisson me parcourut le corps, toute sorte de scénarios catastrophes me passant par la tête à la vitesse de l'éclair. Quand je réussis enfin à me ressaisir et à me retourner, je poussai un long soupir de soulagement. Elle s'était simplement arrêté cinq pas derrière moi !

— Bon sang, Amy ! J'ai l'imagination trop fertile en ce moment pour que tu me fasses des peurs comme ça. Je croyais qu'un type t'avait attrapé par derrière et... Pourquoi tu t'es arrêté ?

Malgré l'obscurité qui se faisait de plus en plus prononcé, j'apercevais ses yeux briller d'une étrange lueur. Je crus pendant un instant que c'était de la malice, qu'elle me préparait un mauvais coup, et je souris en prévoyant ce qui m'attendait. Mais mon sens de la déduction devait être vraiment à l'ouest, aujourd'hui, car elle explosa en sanglot, se cachant le visage derrière ses paumes. Mon sourire s'évanouit aussitôt, remplacé par l'incompréhension. Est-ce que j'avais fait ou dit quelque chose de mal ?

— Amy ? dis-je en faisant un pas vers elle. Qu'est-ce que t'as ? Ça va pas ?

Amy renifla en abaissant ses mains, me permettant de voir que ses yeux inondés de larmes. Je fis un pas de plus, nerveux. J'avais l'impression d'approcher un animal dangereux.

— Hé, tu peux me parler. Tu m'as écouté pleurnicher tout l'après-midi, alors crois-moi, je risque pas de me moquer !

— J'arrive plus à bouger, avoua-t-elle d'une voix triste qui me transperça le cœur. Mes pieds sont lourds comme du plomb. Si j'essaie, je vais tomber, je le sais.

Quelques larmes coulèrent sur ses joues alors qu'elle me regardait toujours de ses grands yeux mouillés.

J'étais désolé pour elle. Mais égoïstement, la première pensée qui me vint à l'esprit fut « je ne suis pas seul ». Évidemment, des merdes arrivaient à tout le monde, tous les jours. J'en faisais partie, et Amy aussi.

Ce genre de trucs, ça se supporte mieux à deux.

Sans réfléchir, je franchis le dernier pas qui nous séparait et la pris dans mes bras. Amy hoqueta de surprise, puis se prêta au jeu, s'appuyant contre moi pour ne pas tomber.

— Je savais même pas que j'en avais besoin, dit-elle dans un rire entrecoupé de pleur.

— Moi, je le savais. Et j'en avais besoin aussi, alors... Pourquoi devrait-on s'en priver ?

Amy répondit d'un nouveau gloussement, et cette fois, je ne percevais plus de larmes cachées derrière. J'entendais son cœur battre en rythme avec le mien.

Je rompis l'accolade, me sentant rougir. Ça prenait une drôle de tournure, il valait peut-être mieux mettre un peu de distance...

Quelle distance ?! me réprimandai-je aussitôt. Elle ne peut plus marcher !

— Oh, je suis con ! m'exclamai-je en réponse à ma propre pensée. Grimpe sur mon dos.

— Quoi ? dit Amy en essuyant ses joues avec les manches de son blouson.

— Oui, allez ; grimpe sur mon dos. T'inquiète pas pour moi, tu dois être aussi légère qu'une mouche.

Je m'accroupis devant elle, lui présentant mon dos. Elle hésita un peu, peut-être par simple politesse, puis elle serra ses bras autour de mon cou. Je me redressai et passai ses jambes de chaque côté de mon corps, mes mains sous ses cuisses. Finalement, elle était beaucoup plus lourde que ce que j'avais imaginé, mais je jugeai préférable pour ma vie de garder cette remarque pour moi.

Je repris ma marche sur les trottoirs de la banlieue, un nouveau poids sur les épaules et plus d'un kilomètre et demi restant à parcourir. Et ça, ce n'était qu'un minimum, car je ne savais pas exactement où elle habitait. Je n'étais pas sûr d'y parvenir, mais ça me faisait plaisir d'essayer. Bien sûr, je ne l'aurais pas fait pour n'importe quoi, mais Amy était spéciale.

— On est confortable, là-haut ? Madame voudrait une limonade, avec ça ?

— J'apprécierais beaucoup, cher valet !

— Bah, j'en ai pas !

Amy me donna une petite claque derrière la tête, qui ne réussit qu'à me faire pouffer.

— Ou si t'insistes, je peux faire un stop à un magasin.

— Mais non, je veux pas de limonade !

— Je voulais juste être gentil !

— T'as pas l'habitude, hein ?

— Pas vraiment, avouai-je en riant à nouveau.

— C'est l'effort qui compte, dit-elle en resserrant ses bras autour de mon cou. Merci beaucoup, Théo. Je crois bien qu'aucun de mes amis n'en aurait fait autant pour moi.

Pour une raison mystérieuse, j'avais maintenant l'impression qu'un kilomètre et demi, c'était beaucoup trop cours. Je me surpris même à souhaiter qu'elle ne retrouve pas ses sensations de sitôt.


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