Dans ce monde... deuxième partie - Xilena

Les Asiatiques sont intelligents, ils sont toujours les meilleurs en tout. Toujours.

Du moins, c'est ce que mes parents me disaient tout le temps. Je sais, c'est un cliché. Mais essayez de leur faire comprendre ça. Ce n'est pas parce qu'on a des cheveux noirs et des yeux bridés qu'on a forcément un QI astronomique.

J'ai été adoptée. Parce que, vous savez, les choses se passent légèrement différemment en Chine qu'au Canada. Là-bas, c'est surpeuplé. Les familles n'ont droit qu'à un seul enfant, il faut donc bien le choisir. Vous avez eu une fille, mais c'est un garçon que vous vouliez ? Allons-y pour la deuxième chance et qu'on se débarrasse du bébé indésiré. Et ce bébé, c'était moi.

Quand j'ai été assez vieille, mes parents - mes parents canadiens - m'ont fait « la grande discussion ». Au début, j'avais beaucoup pleuré parce que, malgré leur façon douce de me dire la chose, j'avais bien compris que mes géniteurs n'avaient pas voulu de moi. Que j'étais ce fameux bébé indésiré. Mais suite à cette crise de l'armes, qui avait dû être si déchirante à assister alors que je n'avais que sept ans à l'époque, mes parents, ma mère me serrant l'épaule droite et mon père celle de gauche, m'avaient regardé droit les yeux et avaient dit : « Nous, nous t'avons choisi. C'est toi qu'on aime. » Bien sûr, j'avais continué de pleurer encore longtemps après ça, mais c'était pour une raison radicalement différente. Je me sentais aimée.

Jusqu'à l'apparition du cliché. Les Asiatiques sont intelligents.

Comprenez, mes parents adoptifs ne sont pas asiatiques, et ils sont encore moins intelligents. Aucun n'avait fait d'étude supérieure. Mon père n'avait même pas terminé l'école. Elle était caissière dans une épicerie, et lui travaillait dans une usine de fabrication de boite en carton. Mais ils souhaitaient un avenir meilleur pour leur petite fille adorée.

Tout a commencé quand j'avais douze ans. Un peu honteuse, j'avais ramené à la maison le résultat d'un examen de mathématique. J'avais fait soixante-huit pour cent. C'était la première fois que je faisais aussi bas. Mais tout de même, on s'entend que ce n'était pas catastrophique. J'avais réussi l'examen. J'étais légèrement en dessous de la moyenne, mais pas énormément. J'avais encore beaucoup de temps devant moi pour me rattraper.

Ma mère avait pleuré. La voix hachée et à peine comprenable par sa crise de sanglot, elle m'avait expliqué qu'elle ne voulait de moi que le meilleur, pour un avenir meilleur. J'avais le potentiel de devenir médecin ou avocate ; tout ce que je voudrais ! Je n'étais pas chinoise pour rien, bon sang !

Tout était dit. Mon père n'ayant rien trouvé de mieux à ajouter s'était contenté de me gifler. Pour que le message de ma mère entre bien en profondeur. Et pour finir le tout, une petite menace pour bien me stimuler avant le prochain examen : à l'avenir, ce ne sera peut-être pas qu'une gifle que je récolterai.

Les années se sont enchainées, les examens aussi. J'avais fait beaucoup d'efforts pour m'améliorer - oui, vraiment ! Je passais toutes mes soirées à étudier. Je n'allais jamais aux fêtes où j'étais invitée, préférant me concentrer sur mes devoirs - et à la longue, je n'avais plus jamais été invité dans aucune autre fête. Mes notes avaient remonté, j'étais l'une des meilleures dans toutes mes classes. Mais pas la meilleure. Je faisais régulièrement des quatre-vingt-quinze, parfois même allant jusqu'à quatre-vingt-dix-huit. Mais jamais de cent pour cent.

Enfin, Xilena, il te manque un seul point pour faire cent ! Un seul ! Tu as besoin d'un peu d'encouragements, peut-être ?

Et vas-y, une gifle. Et voilà, un coup de poing pour aujourd'hui. Tiens que je te pousse contre un meuble. Et un coup de pied dans le ventre parce que tu as cassé ce qui était sur le meuble ! Mais tu sais qu'on fait tout ça pour ton bien, pas vrai ? On t'aime beaucoup, ta mère et moi.

Ça faisait quatre ans que ça durait. Avant, j'aimais mes parents. Maintenant, ils me faisaient peur. Je n'étudiais pas pour mon avenir ; uniquement pour éviter la colère de mon père et les larmes de ma mère.

Et dire que tout tournait autour d'un vieux cliché.

҉

Cette semaine avait été un peu différente. Aucun examen, pas même de petit test surprise, absolument rien. Un test d'anglais avait bien été prévu, mais il avait été repoussé au mardi prochain. De ce que j'avais su comprendre, c'était une guise de faveur à un élève de ma classe qui avait vécu toute une tragédie. Aucun détail et aucun nom n'avait officiellement été dit, mais selon les rumeurs, c'était Théo qui avait perdu sa mère. Théodore, cet élève grand et menaçant, toujours en noir, qui n'hésitait pas à faire du bruit pour avoir tout ce qu'il voulait. C'était le cliché du Bad Boy à lui tout seul. Je hais les clichés, je hais Théo. Ce n'était pas pour faire ma snob, mais dans cette histoire, j'étais juste heureuse de ne pas risquer de le croiser, puisqu'il n'était pas venu en cours.

Même si ce fameux mardi n'était que dans deux jours, je m'étais permise de faire ce que je n'avais pas osé depuis très longtemps : respirer. Après un rapide au revoir à mes parents - j'étais toujours polie, malgré l'envie parfois écrasante de les envoyer se faire foutre - je sortis de la maison et allai marcher un peu en ville, où une amie devait me rejoindre. Je la retrouvai dans notre café préféré, où on allait quelques fois boire un chocolat chaud après les cours tout en faisant nos devoirs. Elle était déjà à table avec son breuvage, répandant une douce odeur sucrée dans l'air.

Maya était ma meilleure amie depuis aussi loin que ma mémoire pouvait me porter. Elle était très gentille et généreuse, toujours prête à m'aider quand je ne comprenais pas en classe. Et ce que j'adorais pardessus tout : elle était blonde et intelligente. J'aime briser les clichés.

— Xi ! s'exclama-t-elle en m'apercevant, balançant son bras en l'air et attirant sur elle l'attention des autres clients du café. Eh, Xi ! Je suis là !

— Je le sais bien ! m'esclaffai-je en la rejoignant. Je t'avais vue la première.

— Oh, il faut toujours que tu sois la première en tout, hein.

— Même pas vrai, dis-je en rougissant.

Maya me fit un regard voulant clairement signifier que je me trompais, avant de pousser une tasse de chocolat vers moi. Je la remerciai d'un sourire et pris la tasse à deux mains pour en boire une petite gorgée. C'était encore un peu trop brûlant, mais tellement délicieux que je n'avais pas envie d'attendre. De minuscules morceaux de guimauve flottaient à l'intérieur, un peu croquants, mais bien sucrés. Ça faisait du bien à l'âme.

Maya était au courant de ma situation. Elle l'avait en partie découvert par elle-même, une journée où il faisait chaud et que j'avais mis un short. Elle avait aperçu le bleu que j'avais à la cuisse et m'avait demandé, sans y porter une réelle attention : « Tu t'es cognée quelque part ? Ça a dû faire mal. » En guise de réponse, je n'avais su que bafouer quelques mots inintelligibles. Et pour ajouter une couche de malaise, mon père était passé en même temps derrière elle et il m'avait lancé un regard voulant clairement signifier : « tu parles et je te tue. » Enfin, je sais que mon père ne me tuerait jamais, il m'aime à sa façon. Mais ça m'avait fichu une telle frousse que j'avais aussitôt prétexté une envie urgente. Je m'étais éclipsée jusqu'à la salle de bain où je m'étais mise à doucement paniquer. Maya, cette intelligente petite blonde, n'avait pas insisté et m'avait laissé « faire ma toilette » en privé. La même soirée, quand elle fût retournée chez elle, elle m'avait envoyé en message « explique-moi ». Alors, j'avais expliqué. Et elle avait répondu « je le savais » avec un émoji violet et des cornes de diable, l'air pas content du tout. Et moi, je savais que ce petit diable était destiné à mon père.

Je l'avais convaincue de ne rien dire. Pas que j'avais peur du sort de mes parents si la vérité éclatait, mais j'avais peur pour moi-même. Qu'est-ce qu'il m'arriverait, si je perdais ma famille, encore ? On allait me remettre en adoption et je partirais dans un autre pays ? Quelque part en Europe, pourquoi pas ? Et perdre ma meilleure amie ? Recommencer toute ma vie à zéro ? Mes parents avaient peut-être une façon particulière de faire les choses, mais il fallait bien avouer que ça marchait, quand on regardait mes notes. S'il avait fallu que j'endure tout ça pour rien, je serais bonne pour une crise de panique puissance maximum.

Je pris une deuxième gorgée de mon chocolat chaud, tentant de me changer les idées. Je ne savais pas pourquoi je pensais à tout ça maintenant. Peut-être parce que, pour l'une des rares fois dans ma vie, je n'étais pas en train d'étudier. Ce moment dura dix longues secondes. Puis je craquai.

Je reposai bruyamment ma tasse sur la table et me penchai pour atteindre mon sac à dos. J'en ressortis mes notes sur les conjugaisons et temps de verbes anglais et les étalai devant moi.

— Il faut qu'on révise pour le test.

— Xilena... soupira Maya en levant les yeux au ciel. Nous sommes dimanche, relax !

— Nous serons pas dimanche éternellement ! C'est dans moins de quarante-huit heures. Sans compter quand on dort, qu'on mange et autres, il ne nous reste qu'à peine vingt heures pour étudier.

Maya secoua tristement la tête, prit mes notes et les posa sur ses genoux, les cachant à ma vue.

— Tu n'as aucune difficulté en anglais. Tu es parfaitement bilingue.

— C'est pas vrai. Parfois, je me mélange entre passé et futur ! J'ai déjà perdu un point là-dessus.

— Écoute. Si tu fais la gentille, on regardera un film en anglais, ce soir. OK ?

Je me mordis la lèvre, nerveuse. Maya était décidée à ne pas me laisser étudier. J'allais encore me mériter un coup, et cette fois, ce sera sa faute. À l'idée de ce qui allait se passer si je revenais à la maison avec que quatre-vingt-dix-neuf sur cent, je sentais les larmes me monter aux yeux et mon souffle s'accélérer.

J'en avais marre. Tellement marre...

— Oh... Xi, panique pas ! s'exclama Maya en posant sa main sur la mienne. Je veux seulement que tu relaxes un peu, pas que tu paniques encore plus !

— Je sais ! m'écriai-je, attirant sur moi l'attention des quelques clients aux tables voisine. J'essaye, figure-toi. Mais j'y arrive pas.

J'essuyai rapidement une goutte qui s'était mise à descendre sur ma joue et prit une grande inspiration. Maya était figée sur sa chaise, me regardant avec pitié, ne sachant plus quoi dire ou faire pour me calmer.

— On peut étudier, si tu veux, dit-elle après un moment de silence embarrassant.

Je secouai la tête, prise d'un petit rire nerveux. Maintenant, je n'arriverais plus à me concentrer. Tout ce qui me passait à l'esprit, c'était comment ma meilleure et seule amie avait tant pitié de moi. Parfois, je me demandais comment elle faisait pour m'endurer. Peut-être justement qu'elle n'était là que par pitié, et rien d'autre.

— Non... je vais rentrer. J'ai besoin d'être seule, je crois.

— Tu es sûre ?

— Oui, vraiment ! À demain, Maya. Et... Je suis désolée.

Avec un petit sourire triste, je repris les notes qu'elle me tendait, les mit soigneusement dans mon sac, et sortit précipitamment du café. Je savais que je n'aurais pas la force de marcher jusqu'à chez moi, alors j'allai vers l'arrêt de bus le plus proche.

Je n'avais pas que besoin d'être seule, ou de prendre de l'air, de respirer et de me calmer un peu. J'avais besoin de m'éloigner de mes parents.

Parfois, une fugue se présentait comme une solution envisageable.

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