Le monde, c'est comme un puzzle

« Dites, comment vous appelez-vous ? »

Surpris, je tourne la tête vers l'endroit d'où provient la voix. Une femme, dans la vingtaine, regarde dans ma direction.

« M-moi ?

_ Oui, vous ! » fait-elle en souriant.

Son visage m'est bizarrement familier.

« Adam... je bafouille, en détournant le regard. »

Elle s'approche de mon lit, les talons de ses bottines martelant le carrelage froid de la pièce. Elle vient vers moi, mais je suis incapable de m'enfuir. Déjà, ce mur se dresse entre nous. 

Comme j'aimerais pouvoir ainsi être maître de mes mouvements...

« Allons, il ne faut pas avoir peur de moi, je ne vous veux aucun mal. dit-elle sur un ton rassurant, en s'asseyant sur l'un des sièges de mon chevet. Ça fait un petit moment que vous êtes ici, non ? Je vous vois à chaque fois que je viens visiter mon frère.

_ V-votre frère ? »

Elle désigne un lit plus loin.

« C'est lui, là-bas. Il est là depuis un peu moins d'un mois. Vous êtes dans la même chambre, vous n'avez pas encore fait connaissance ?

_ Je ne bouge pas vraiment d'ici souvent... je fais en me frottant l'arrière du crâne, embarrassé. 

_ Oh, je vois. Mais arrêtez donc de détourner les yeux, vous savez, je ne vais pas vous manger ! dit-elle en riant. »

Je murmure presque.

« Je n'aime pas vraiment quand les gens me regardent... »

Soudain, la femme s'approche encore plus et me saisit la main. J'en reste pétrifié. Je n'aime pas ça du tout...

« Vous savez, ce n'est pas parce que vous n'êtes pas comme moi que je vais vous regarder de travers. Vous n'avez jamais de visites, je me trompe ? »

Alors, j'ose lever les yeux.

On dirait qu'elle a à peu près mon âge. Mais elle, elle est belle. Pas comme moi. Rien n'est déformé, tout est normal. Ses deux jambes sont fines et droites, elles fonctionnent, et ses mains sont délicates. On a envie de les saisir. Pourtant, son contact me brûle presque. Je n'aime pas qu'on ait pitié de moi, je ne veux pas qu'on se force à me toucher juste pour faire de la charité.  Si mon aspect les dégoûte, ils n'ont qu'à rester chez eux, dans leurs familles parfaites.

Je retire un peu brutalement ma main.

« Non, personne ne vient me voir, vous avez raison. »

En même temps, qui viendrait pour voir agoniser une enflure telle que moi ? Ce corps difforme incapable d'assurer le poids de sa propre vie. Je le hais, ce corps, je le hais tellement. C'est lui qui me vaut tous ces regards de dégoût, de mépris, de terreur. C'est lui qui fait peur aux enfants.

« Je sais ce que vous pensez... »

La dame me regarde avec une mine triste, et tente de reprendre ma main. Je la lui laisse. Une telle obstination, après tout... Elle doit vraiment avoir peur pour le salut de son âme.

« Vous pensez que je me force, pour vous faire plaisir, parce que j'ai pitié. Vous pensez qu'en réalité vous me répugnez. »

Elle sourit et serre ma main entre les siennes.

« En vérité, je m'en fiche que vous soyez ainsi. Vous savez, vous auriez eu un corps parfaitement normal, je vous aurais pris la main de la même façon. Vous êtes comme mon frère, après tout. Personne ne mérite tout ce que vous pouvez subir, même les pires hommes du monde. Tout ce que je vois, c'est un patient qui est seul, atrocement seul. Alors, vous pouvez me faire confiance. »

Je la dévisage. Elle a l'air sincère, seulement, je ressens toujours ce malaise.

Cela a toujours été comme ça, après tout. Quelqu'un vient me voir, et me dit que je peux avoir foi en lui. Comme je suis naïf, et que de toutes façons ce n'est pas comme si j'avais quelqu'un d'autre vers qui aller, j'y crois.

Et puis, un jour, on me trahit. Ceux dont je pensais que j'avais enfin trouvé quelqu'un qui regardait au-delà des différences finissaient inévitablement par se retourner contre moi. Lorsque je pensais que j'avais enfin trouvé quelqu'un qui regardait au-delà des différences, il finissait inévitablement par se retourner contre moi. Toujours. Il n'en avait jamais été autrement.

J'ai perdu foi en la bonté de l'être humain.

Cette femme a l'air d'être vraiment désireuse de me réconforter, mais la vérité, c'est que j'ai fini par préférer être seul. Au moins, je ne risque pas de me trahir moi-même. Toutes les réflexions qu'on faisait dans mon dos, ou parfois même en face, je me les dis moi-même. C'est plus efficace. Plus rapide, plus franc, plus direct.

Et puis les gens perdent moins leur temps avec un déchet comme moi.

Quoi, peut être que c'est "déchet" qui est trop choquant ? Pardon, c'est vrai qu'on me l'a souvent tellement répété, j'ai fini par supposer que c'était vrai.

Et ce, même si cette magnifique femme me regardait comme si j'étais réellement quelqu'un.

« Pourquoi venir parler à un inconnu comme moi ?

_ Vous devez broyer du noir, tout seul, ici. Vous voulez que je m'en aille ? »

Si je veux qu'elle s'en aille ? Oui, j'aimerais qu'elle me laisse me noyer dans mon noir plutôt que de me rappeler que la lumière existe. C'est plutôt douloureux de s'en souvenir, je commençais à m'habituer à la pénombre. C'est toujours plus facile d'abandonner.

Seulement, au fond de moi, je suis toujours attiré par la lumière. Comme tout le monde, en fait. Peut être qu'au fond, je ne suis pas si différent, peut être que finalement je suis comme tout le monde, désireux d'aimer et d'être aimé... 

Non, je veux qu'elle reste, j'ai l'impression de remonter à la surface rien qu'un petit peu, quand je sens le contact chaud de sa main qui tient la mienne.

Ma tête se met soudain à tourner, comme si souvent depuis que je me suis réveillé de l'opération.

« Non...

_ Vous voulez quelque chose ? De l'eau, par exemple ? Vous n'avez pas l'air très bien...

_ Non, ça ira, si vous pouviez encore rester comme ça un moment... »

Je ferme les yeux le temps que le vertige passe. Je la sens qui serre ma main encore plus. Ça fait vraiment du bien, finalement...

« Au fait, si ce n'est pas indiscret, pourquoi êtes-vous ici ? Vous semblez être hospitalisé depuis un moment...

_ Je me suis fait opérer à la jambe. C'était la dernière. Je sors bientôt.

_ Oh, je vois... ça ne doit pas être facile, vous devez être courageux...

_ Non, ça va, je suis habitué, je vis des choses comme celle-là depuis ma naissance...  »

D'un côté, quand je suis à l'hôpital, la vie est plutôt paisible. Je veux dire, quand on le compare à ce que j'ai pu vivre par-exemple à l'école.

Ici, au moins, les gens sont plus ou moins comme moi. On est tous dans la même galère, alors c'est vrai que moins de personnes me font des réflexions.

Les gens ne supportent pas les anormalités. Les aspérités. Les difformités. Comme moi.

Pourtant, le monde, c'est comme un puzzle. Chacun en est une pièce, et l'ensemble ne pourrait pas fonctionner s'il en manquait ne serait-ce qu'une seule. Chacune est différente, et pourtant, c'est comme ça que cela marche, et cela ne gêne personne. 

Je me souviens d'un livre que j'avais lu, un jour, plus jeune. C'était une histoire d'amour, mêlée à de la fantasy. Le héros, quand il rencontre pour la première fois celle dont il tombera amoureux, remarque un défaut dans la dentition de la jeune fille. Il était écrit : "Il n'avait jamais rien vu d'aussi parfait que cette canine de travers."

Alors, si cette petite imperfection peut devenir un atout pour cette jeune fille, pourquoi la mienne, plus grande, ne m'a jamais valu que de la pitié ou pire, du dégoût ou du mépris ?

Pour que chaque pièce du puzzle trouve sa place, il faut que toutes les autres l'accueillent parmi elles. Et pour que tout tienne en place, ils faut qu'elles soient solidaires entre elles.

Alors, pourquoi, dites, pourquoi ?


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