23. Histoires de famille
En silence, Madame Jeon déposa la tasse de thé fumant devant son invité qui la remercia d'un signe de tête. Ce dernier colla aussitôt ses mains de chaque côté de celle-ci pour en apprécier sa chaleur, puis la porta lentement à ses lèvres avant de souffler dessus pour refroidir la boisson.
Taehyung n'était pas un grand fan de thé vert, il ne buvait généralement que du noir aromatisé à la vanille ou au caramel. Mais lorsque la mère de son ami lui avait proposé de la rejoindre dans la cuisine, il n'avait pas osé refuser et faire son difficile en demandant à la place un chocolat chaud. La situation était déjà suffisamment délicate pour qu'il en rajoute.
Il but une première gorgée sans faire d'histoire mais se retint de grimacer quand le goût légèrement amer vint tapisser les parois de sa gorge. Oui, il n'était vraiment pas fan du tout.
– Je suis désolé, madame Jeon, prononça-t-il honteusement.
Son interlocutrice lui adressa un regard surpris.
– De quoi t'excuses-tu ?
– Je n'ai pas réussi à le faire sortir de sa chambre. Ni même à arranger quoi que ce soit. Je sais que vous attendiez beaucoup de cette rencontre.
Madame Jeon le dévisagea quelques secondes sans rien dire, avec une expression indescriptible.
– Tu n'y es pour rien, répondit-elle finalement en buvant à son tour un peu de thé. Et ce n'est pas à toi de régler nos problèmes. Je suis désolée si je t'ai fait penser que c'était le cas.
Taehyung secoua poliment la tête, même s'il ne pouvait que lui donner raison. C'était effectivement ce qu'elle lui avait laissé penser, mais il ne le dirait pas, car il aurait réagi exactement de la même manière indépendamment de ça. Il ferait tout pour Jungkook. Peu importe ce qu'on lui demandait.
– Tu sais, ce n'est pas la première fois que nous vivons ça.
– Mais c'est la première fois qu'il manque l'école et s'exclut autant, devina-t-il.
Madame Jeon acquiesça.
– Jungkook n'avait jamais fait ça, avant. Peu importe l'intensité de ses crises ou leur fréquence, il a toujours suivi ses cours sérieusement. Toutes les fois où il a dû s'absenter n'étaient pas de son propre chef mais de celui de l'infirmière qui le renvoyait à la maison après ses malaises.
Parce qu'il lui était souvent arrivé de perdre connaissance à cause d'un stress trop important. Taehyung se souvenait de ce qu'elle lui avait raconté la première fois qu'il était venu dormir.
En imaginant tout ce que son ami avait dû subir, l'angoisse, les brimades, les pertes de conscience et la frustration d'être renvoyé chez soi, il soupira. Ce n'était pas une vie, ça. Ce n'était pas possible. Et Jungkook ne pouvait pas retomber dans un tel schéma, lui qui commençait enfin à en sortir.
– Je pensais qu'il allait mieux, reprit madame Jeon, comme si elle avait lu dans son esprit. Je pensais que les jours sombres étaient maintenant derrière nous. Mais je me suis trompée.
– Il allait mieux, vous savez ? Vraiment mieux. Il a beaucoup changé depuis que je le connais. Il s'ouvre de plus en plus, il a appris à sourire et à avoir confiance en certaines personnes.
– Je sais. J'ai vu ce changement, admit-elle. Jungkook et moi avons toujours eu du mal à communiquer. Mais depuis qu'il t'a rencontré, nos rapports se sont adoucis.
Et Taehyung était ravi de l'apprendre. Sincèrement. Il était heureux d'avoir pu être bénéfique à cette famille rien qu'un peu.
– C'est pour ça que je suis si confuse. Je ne comprends pas ce qui a pu amener une telle régression. On ne s'adresse plus la parole, si ce n'est pour se crier dessus. Il ne sort plus de sa chambre à part pour se laver. Je sais aussi qu'il ne dort pas de la nuit. Il a toujours fait beaucoup de cauchemars et d'insomnies, mais ces derniers temps, je l'entends parler à travers la porte, parfois même jusqu'à l'aube.
– Parler ? Avec qui ?
Madame Jeon laissa échapper un petit rire difficile à interpréter. C'était à mi-chemin entre du cynisme et de l'amusement.
– À son gros lapin qu'il ne quitte plus. Il le traîne partout, même dans la salle de bain.
Taehyung ouvrit grand les yeux, surpris par cette révélation. Quand il lui avait offert la peluche, il ne s'attendait pas à ce que Jungkook fasse d'elle une extension de lui-même et l'emporte partout où il allait. Toutefois, cela le rassurait car c'était principalement pour qu'il se sente moins seul en son absence qu'il la lui avait confiée. D'une certaine manière, les deux garçons restaient connectés, et ça lui faisait chaud au cœur.
Sans en avoir conscience, il sourit doucement. Mais son mince élan de joie fut terni par madame Jeon qui reprit :
– Taehyung, je sais que vous vous êtes vus juste avant qu'il ne se renferme sur lui. Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ? Est-ce que, par hasard, vous vous seriez embrouillés ?
L'adolescent déplaça ses yeux dans les siens et soutint son regard quelques secondes avant de secouer la tête.
– Tout va bien entre nous, affirma-t-il, convaincu. On ne s'est pas pris la tête. C'est autre chose.
– Quoi donc ? insista-t-elle.
Taehyung ouvrit la bouche, prêt à répondre.
« Il a croisé un homme », s'apprêta-t-il à dire avant de ravaler ses mots aussitôt. Une voix en lui lui intimait de se taire. Il ne savait pas du tout d'où celle-ci provenait, mais elle était suffisamment forte pour lui nouer la gorge et le dissuader de révéler cet incident. C'était comme si son instinct le suppliait de passer sous silence la rencontre entre Jungkook et l'inconnu. De ne pas trahir le secret de son ami. Car oui, il avait l'intuition qu'il s'agissait bien d'un secret.
Alors il fit ce qu'il détestait le plus : mentir.
– Je ne sais pas...
Il savait tellement bien, pourtant. Et il était si frustré de ne pas pouvoir en parler car il était persuadé qu'elle aurait pu lui apporter certaines réponses, comme par exemple l'identité de ce monsieur.
Qui était-il pour Jungkook ? Pourquoi avait-il eu si peur ? Que s'était-il passé ?
Au milieu de ces interrogations, il repensa aux paroles de Hoseok. La plupart des phobies naissaient d'un traumatisme. C'était devenu pour Taehyung une évidence : Jungkook avait été profondément traumatisé. Mais par quoi ? Par qui ? L'homme ?
– Madame Jeon, il faut que je vous pose la question.
En sentant la gravité dans son timbre, Madame Jeon se redressa sur sa chaise et croisa les mains devant elle, attentive.
– Je t'écoute.
– Est-ce que...
Taehyung s'interrompit en buvant une gorgée de thé, prenant ces quelques secondes pour se donner du courage. Une fois la tasse reposée, il se racla la gorge et se lança calmement :
– Est-ce que quelqu'un aurait fait du mal à Jungkook ?
– Du mal ? répéta sèchement la femme. Tu as bien vu comment se comportent ses camarades avec lui. Si ce n'est pas du mal, qu'est-ce donc ?
– Je ne parle pas de ce genre de mal, contra-t-il sans se laisser intimider.
Madame Jeon resta silencieuse le temps de digérer ses propos. Elle comprenait très bien ce qu'il sous-entendait et son visage traduisait le choc qu'elle ressentait rien qu'en imaginant son enfant subir de telles atrocités (bien qu'il en ait subi d'autres tout aussi destructrices). Heureusement, ce n'était pas le cas.
– Il n'est jamais rien arrivé de tel à Jungkook, assura-t-elle. Je sais ce que tu penses, mais son aversion du toucher ne vient pas de là. Si j'ai autrefois eu des suspicions, les différents psychologues que mon fils a vus ont écarté cette hypothèse.
– Mais alors dans ce cas, de quoi peut provenir cette peur irrationnelle ?
L'atmosphère était pesante dans la cuisine mais aucun d'eux ne se souciait de sa lourdeur. Ils étaient tous deux si investis dans leur conversation que la seule chose qu'ils éprouvaient était l'envie de comprendre. De percer le mystère. Taehyung voulait savoir. Savoir pour pouvoir traiter la source du problème et aider son ami à guérir. Quant à la mère de celui-ci, elle était si dépassée qu'elle n'arrivait même plus à lier ses souvenirs entre eux dans le bon ordre chronologique. Tout ce dont elle pouvait se rappeler était combien son fils avait souffert, et eux aussi.
– Jungkook a connu beaucoup de moments difficiles, tu le sais.
– Je le sais, confirma Taehyung, mais je pense que ce qui doit nous intéresser, c'est la période de son enfance. Vous m'avez dit que son comportement avait commencé à changer vers ses six ans, c'est bien ça ?
– Je...
Madame Jeon réfléchit.
– Oui, dans ces eaux-là. Peut-être un peu avant, ou après...
– Est-ce qu'il aurait vécu quelque chose qui l'aurait impressionné vers cet âge-là ? Il a peut-être été témoin de violences ?
Taehyung s'en voulait d'être aussi intense. Il avait l'impression de la bousculer en en faisant trop, mais c'était plus fort que lui. Sa nature curieuse lui donnait ce côté impulsif qui le poussait à faire ou dire des choses sans aucune retenue. De toute manière, il ne pouvait pas ravaler ses paroles, elles étaient déjà sorties. Alors, il attendit que son interlocutrice mette fin à sa réflexion pour lui répondre.
– Il y a un événement marquant, oui... Mais il était si petit que je ne suis même pas sûre qu'il ait vraiment réalisé ce qui s'était produit. Nous évitons d'en parler à la maison ou devant lui pour ne pas raviver sa mémoire. À vrai dire, ce n'est que très récemment que j'ai moi-même recommencé à y penser. Après ta première venue ici, pour être exacte.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Jungkook devait avoir quatre-cinq ans. À cette époque-
– Je suis rentré !
Madame Jeon s'arrêta en entendant la voix de son mari et Taehyung se retint de jurer. Il voulut rebondir sur le sujet et la pousser à continuer, à lui donner cette information qui lui semblait tout à coup cruciale, mais monsieur Jeon fit son entrée dans la cuisine. En le voyant, le père de son ami afficha un air aussi surpris que ravi.
– Oh, Taehyung ! le salue-t-il. Comment vas-tu, mon grand ? Tu es venu voir notre tête de mule ?
Taehyung répondit brièvement qu'il allait bien et se gratta la nuque par la suite. Il était venu voir Jungkook, en effet, mais ça n'avait pas donné grand-chose. Cependant, il ne fit aucun commentaire. Il se sentait étrangement plus à l'aise et léger face à monsieur Jeon. Ce dernier se montrait toujours très chaleureux et sa bonhomie était vraiment agréable. Il était l'opposé parfait de son épouse qui, plongée dans un mutisme glacé, lui jetait des éclairs avec ses yeux depuis sa chaise.
C'était souvent comme ça entre eux, alors Taehyung ne s'en formalisait plus. Il savait toutefois que les deux adultes allaient encore se quereller. Ce n'était qu'une question de minutes. Car si le couple restait soudé et fort malgré les épreuves traversées, il ne faisait pas de doute qu'il en avait tout de même été bien écorché.
– Tu rentres tôt, lâcha froidement madame Jeon.
– Plus personne n'a besoin de moi aujourd'hui et je ne vais pas m'en plaindre, répondit monsieur Jeon sans se départir de son sourire. Ça me donne l'occasion de passer un peu de temps avec ma famille.
– Pour une fois.
Tous deux avançaient sur un terrain glissant. Il y avait dans le sarcasme de l'un et dans la fausse bienveillance de l'autre autant de provocation. C'était comme si, chacun à sa manière, se faisait des reproches lourds comme des enclumes.
En sentant la tension s'installer, le lycéen se leva.
– Je vais y aller, je vous ai assez dérangés, dit-il en se courbant poliment
– Oh, mais pas du tout, reste ! Veux-tu grignoter quelque chose ? J'allais justement préparer le goûter pour mon fils.
– Tu vas encore lui faire un gâteau ? Tu ne crois pas que c'est assez, de le couver comme ça ?
N'ayant aucune envie d'être mêlé à leur énième dispute, Taehyung déclina une fois de plus avec une extrême politesse et partit ramasser sa veste et son petit sac dans l'entrée. Aucun de ses hôtes ne l'accompagna jusqu'à la porte. Et c'était peut-être mieux comme ça.
– Ça suffit, Hansung ! Tu ne peux pas continuer à le materner comme ça.
– Il faut bien que l'un de nous deux le fasse, tu ne crois pas ?
– Arrête un peu, tu sais très bien que ce n'est pas l'aider. Et puis Jungkook est un grand garçon. S'il veut manger, il n'a qu'à descendre. Jusqu'à quand vas-tu lui porter des plateaux jusqu'à sa chambre ?
Sans plus attendre, Taehyung quitta la maison et se hâta de refermer derrière lui pour ne plus entendre les échos des voix courroucées qui résonnaient à l'intérieur. C'était vraiment pénible d'assister à ce genre de scène. Il n'était pas habitué. Avec ses parents, tout était si simple. Et leurs disputes n'étaient jamais plus que des chamailleries de collégiens.
Les mains dans les poches, il secoua la tête pour chasser ses pensées et se mit en route. Une fois en bas des marches du perron, il n'oublia pas de se retourner pour lever le nez vers la chambre de son ami.
Il sourit.
Posé sur le rebord de la fenêtre ouverte, un lapin blanc le saluait.
𓅫
Taehyung avait passé le reste de son week-end à tourner en rond et à se torturer avec la même question.
Jungkook allait-il revenir en cours ?
Il s'était plusieurs fois imaginé le retrouver à ses côtés pendant leurs leçons, comme si rien n'avait changé. En vérité, il en rêvait. Il rêvait de revoir son moineau et de pouvoir lui parler, le contempler. Mais serait-il au rendez-vous ? Taehyung lui avait dit qu'il l'attendrait, et c'était le cas.
On était lundi matin, et il allait enfin avoir une réponse.
Devant le mur de casiers, il patientait, statique comme il ne l'était que rarement. D'apparence, il était très calme. Mais ce n'était bien sûr qu'une image qu'il voulait se donner. Car intérieurement, il bouillonnait et ne désirait qu'une chose : se taper la tête contre les portes métalliques derrière lui.
– Tae, il ne viendra pas, fit gentiment Hyungsik. Il faut y aller, ça va sonner...
– Encore juste un peu.
Le noiraud soupira discrètement. Mais si Taehyung l'entendit, il ne lui fit en tout cas aucun reproche. C'était la troisième fois déjà qu'il demandait un supplément de temps. Il avait beau savoir qu'il s'obstinait pour rien et que ses espoirs étaient vains, il ne pouvait pas se résoudre à partir. Une minute ou deux ne changerait pourtant rien. Tout comme les dix précédentes n'avaient rien changé. Il fallait se rendre à l'évidence : Jungkook ne viendrait pas.
Estimant cette fois qu'ils allaient finir par vraiment être en retard, il n'eut d'autre choix que de se mettre en route avec son ami qui lui jetait regard compatissant sur regard compatissant. Cela ne faisait que rendre sa déception plus grande.
La mine triste, il pénétra dans sa salle de classe et rejoignit sa place après un signe de la main à Hyungsik. Il ne fit pas l'effort de sortir son cahier de mathématiques. Au lieu de ça, il enfonça la tête dans ses bras et pria pour que l'heure passe vite.
Les derniers élèves se dépêchèrent de retrouver leurs sièges et le professeur fit son entrée, sacoche coincée sous le bras. La cloche sonna. Puis un silence inhabituel s'installa brusquement.
Au milieu du bruit des mouches que l'on pouvait entendre voler, quelques messes basses se firent remarquer. Mais Taehyung, lui, était bien trop occupé à se morfondre pour les écouter.
Ce ne fut que lorsqu'une chaise racla le sol à côté de lui et qu'il sentit une présence lui réchauffer la peau, qu'il quitta sa cachette pour lever les yeux sur son voisin de table.
Son visage s'illumina et ses lèvres s'étirèrent irrépressiblement.
– Kookie ! Tu es venu, s'émerveilla-t-il, la voix pleine d'émotion.
Mais il n'obtint aucune réponse, ni même un regard. Le dos tourné, son camarade s'était lancé dans une étude approfondie du ciel et ne bougeait pas. Durant un instant, cela rappela amèrement à Taehyung l'ignorance qu'il avait subi il y a quelques mois.
Toutefois, il décida de ne pas le prendre trop à cœur et se concentra sur le plus important.
Jungkook était là.
Qui donc avait dit que l'obstination ne payait pas ?
𓆩ꕥ𓆪
Un petit coucou rapide, je ne peux pas m'attarder. J'espère que vous allez tous bien et que vous arrivez à supporter l'attente entre chaque update. J'essaie de faire de mon mieux mais avec le travail, c'est compliqué.
Ce chapitre ne me semblait pas si long que ça et au final, je me rends compte qu'il fait presque 3000 mots. Il ne se passe pas grand-chose dedans, mais vous avez tout de même quelques petites informations données ci et là, et surtout, le grand retour de notre piou piou préféré ! (d'ailleurs, je pense que cette fin de chapitre annonce plutôt bien la couleur du prochain)
Beaucoup avaient pour théorie que Jungkook avait subi des attouchements, voire plus. Peut-être que les propos de madame Jeon vous feront changer d'avis ? À vous de décider si vous voulez la croire ou bien revoir vos hypothèses ! ;)
En attendant, je vous embrasse et vous dis à bientôt !
Astëlya
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