13. Le fardeau des Jeon



– Est-ce que... je te raccompagne ?

Jungkook referma la porte de son casier et baissa la tête.

– Ma mère vient me chercher, aujourd'hui, répondit-il à contrecœur.

La déception prit place sur les traits de Taehyung.

Après l'incident avec Jongin, les deux adolescents avaient eu du mal à se concentrer sur les cours. Ils avaient passé la majeure partie de l'après-midi à ruminer chacun de leur côté. À présent que la journée était finie, Taehyung avait espéré pouvoir se racheter en ramenant son ami chez lui en toute sécurité.

De manière égoïste, il avait surtout espéré passer un peu de temps avec lui et ne pas rentrer seul, ce que Jungkook comprenait, sans même qu'il n'ait besoin de le formuler.

– Je suis désolé, Tae...

– Oh, ce n'est pas grave ! s'exclama vivement Taehyung. Je vais te raccompagner jusqu'à la voiture.

Sa joie soudaine manquait cruellement de sincérité, mais si le plus jeune le remarqua, il ne fit aucun commentaire sur son sourire forcé et hocha simplement la tête. D'un commun accord, ils prirent le chemin de la sortie sans oser se parler, et en gardant, comme toujours, une certaine distance pour ne pas se frôler pendant leur marche.

Taehyung avait le cœur serré. Ce n'était pas souvent qu'il se sentait déprimé, alors il ne savait pas vraiment comment gérer cet état d'esprit. Ce soir, c'était le week-end, ce qui voulait dire qu'il ne reverrait pas Jungkook avant deux jours entiers. Rien que cette idée lui procurait un profond sentiment de solitude et de désœuvrement.

Lorsqu'il vit le véhicule rouge garé juste devant les grilles du lycée, il soupira en comprenant que le moment de se séparer était venu.

Jungkook s'arrêta dans ses pas et se tourna vers lui.

– Bon, eh bien... commença-t-il.

– À lundi ? termina Taehyung.

Il acquiesça.

– À lundi, Taehyung.

Ils se sourirent maladroitement mais ne bougèrent pas. Dans un silence à la fois lourd et gênant, ils restèrent là, à s'observer, comme s'ils attendaient de l'autre qu'il parte en premier. Cela ne dura que quelques instants, car un coup de klaxon, bref mais bruyant, les fit vite revenir à eux. Jungkook jeta un regard vers la voiture et se frotta la nuque, embêté.

– Je dois y aller...

– Oh, oui, bien sûr ! rit nerveusement Taehyung. Vas-y, ne la fais pas attendre.

Tous deux se saluèrent d'un geste de la main et le plus jeune se mit en chemin. Taehyung ne le quitta pas des yeux jusqu'à ce qu'il soit enfin sous la surveillance de sa mère. Seulement à ce moment-là, il se décida à prendre lui aussi la route et fit demi-tour pour retrouver sa maison.

– Tae, attends !

Interrompu dans ses pas, il se retourna immédiatement et remarqua que Jungkook n'avait toujours pas ouvert la portière. Ce dernier lui faisait signe de venir. Il le rejoignit en trottinant.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

Il attendit une réponse qui ne vint pas. Jungkook paraissait nerveux tout à coup, ou bien intimidé, peut-être. Ses doigts jouaient entre eux et son regard portait vers l'intérieur de l'habitacle. Sur sa mère, plus précisément.

– Est-ce que Taehyung peut venir un peu à la maison ?

L'intéressé écarquilla les yeux et manqua de s'étrangler avec sa salive. 

– C'est non, Jungkook, entendit-il à travers la vitre baissée.

– Mais maman, c'est le week-end et-

– Tu montes et tu ne discutes pas.

L'ordre fut glacial, irréfutable. Pourtant, le garçon ne se laissa pas abattre. Il passa la tête à l'intérieur, et s'ensuivit une conversation dont Taehyung ne capta que quelques bribes murmurées.

– C'est mon ami...

– ... je ne le connais pas, Jungkook.

– Oui mais...

– Qui te dit qu'il ne te...

– J'ai confiance en lui.

Les phrases s'enchaînèrent et Taehyung patienta malgré lui, hébété. Cette situation était complètement irréelle. Cette journée entière l'était, et son cerveau avait du mal à fonctionner correctement. Trop d'émotions, trop d'informations, c'était beaucoup en demander pour quelqu'un qui avait tendance à tout décortiquer, à tout analyser.

– Tae ?

Reportant sa concentration sur son ami, il réalisa que ce dernier avait terminé ses négociations et le fixait.

– Est-ce que tu veux venir ?

– Je peux... ?

Jungkook hocha la tête, tout sourire, et Taehyung ne put empêcher ses lèvres de l'imiter. Il avait beau ne pas intégrer tout ce qui venait de se passer, il se sentait soudainement très heureux. Ce fut donc sans la moindre hésitation qu'il accepta et prit place sur la banquette arrière.

La première chose qu'il fit fut de se présenter poliment à la conductrice qui le scrutait à travers le rétroviseur interne, sans daigner prononcer un mot. Une seconde, deux secondes, trois secondes, et Taehyung ne savait déjà plus où se mettre.

– Maman, marmonna Jungkook.

Réprimandée par son fils, elle plissa les yeux et sa bouche couleur prune se pinça.

– Donc c'est toi, Taehyung.

Le concerné s'enfonça dans son siège et déglutit, dérouté par le ton dur et méfiant qu'elle venait d'employer.

– C'est exact, Madame...

Pour une raison qu'il ignorait, l'atmosphère était chargée d'électricité. Sous le regard inquisiteur de la femme, il avait l'impression d'être sur une table de dissection. Une sensation très désagréable qui lui donnait envie de gigoter dans tous les sens pour échapper au profond malaise que lui procuraient les yeux perçants posés sur lui. Des yeux aussi affutés qu'un scalpel.

– Je compte sur toi pour ne pas faire de vague, lâcha-t-elle brusquement. Au moindre incident, je te renvoie chez toi.

Son corps se figea sous la pression. Ne sachant quoi répondre, il préféra garder le silence, de peur de dire une bêtise qui le mettrait en porte-à-faux. Il était très embarrassé par la manière rude qu'elle avait de lui parler, et il se demandait presque s'il avait bien fait d'accepter. Pourquoi était-elle comme ça avec lui ? Il avait l'impression de revivre sa rencontre avec Jungkook.

– T'es pas obligée d'être désagréable, il ne t'a rien fait, admonesta celui-ci.

Un énième silence s'installa, alors que mère et fils échangeaient un regard soutenu. Quand la femme soupira et remit le contact, et que le plus jeune tourna la tête vers sa fenêtre pour regarder le ciel.

Le trajet se déroula ainsi, sous une tension palpable et dans l'absence la plus totale de paroles.

Perdu dans ses pensées, Taehyung se rappela la réponse évasive de Jungkook lorsqu'il l'avait questionné sur les rapports qu'il entretenait avec sa génitrice. Il avait affirmé à ce moment-là ne pas s'entendre trop mal avec elle, mais Taehyung avait tout de même noté un manque certain de conviction. Peut-être était-ce à cause de son caractère. En y songeant, c'est vrai que madame Jeon n'était pas très commode. Elle était même un peu effrayante. Sans doute devait-elle être assez dure et exigeante dans la vie de tous les jours.

Pourtant, étrangement, elle n'avait pas l'air de véritablement s'opposer à son enfant.

𓅪

– Mais enfin, tu fais quoi ? gronda Jungkook. Tu vas nous faire perdre avec tes pitreries !

– Mais Kookie, c'est pas ma faute si on m'attaque !

– C'est ta faute si tu restes planté comme un arbre en plein milieu d'une base ennemie.

– Arrête de me disputer, pleurnicha Taehyung.

– T'as qu'à jouer correctement.

Au milieu du salon, les deux adolescents occupaient la console depuis une bonne demie heure. Si au départ Jungkook avait proposé cette activité pour passer un bon moment entre amis, il avait déchanté en se rendant compte que Taehyung était absolument nul aux jeux vidéos (contrairement à ce que ce dernier certifiait), et tout particulièrement à ceux en équipe.

Alors, ce qui était avant tout censé être une partie de plaisir avait rapidement tourné au pugilat. Entre les cris et les lancers de coussins, la maison des Jeon n'avait jamais connu autant d'animation. Plusieurs fois, ils avaient reçu la visite de la maîtresse des lieux qui, alarmée par les exclamations de son fils, sortait de la cuisine pour vérifier qu'il ne se faisait pas malmener. Taehyung se crispait à chaque fois qu'elle faisait son apparition, son regard insistant le mettant toujours aussi mal à l'aise. Mais au fur et à mesure que le temps passait, il avait fini par ne même plus y faire attention, trop concentré sur le fait de rester en vie, aussi bien virtuellement que réellement.

Jungkook était un véritable tyran qui n'hésiterait pas à le décapiter s'il le pouvait.

– Bah voilà, on est morts, ronchonna celui-ci en abandonnant sa manette sur la table basse.

Penaud, Taehyung remonta ses genoux sous son menton et commença à dessiner des cercles sur le tapis, adossé au canapé. Il savait pertinemment qu'il était la cause de leur défaite, et il pouvait très bien sentir les yeux de Jungkook lui brûler le dos. Se faire tout petit était donc la meilleure solution, même s'il se préparait déjà à un remontage de bretelles bien musclé.

– Au fait... Merci d'être là, ça compte beaucoup pour moi.

Ses paupières clignèrent quelques fois et il se demanda s'il n'avait pas rêvé. Ce n'était pas du tout ce à quoi il s'attendait. Interloqué, il pivota vers le brun qui regardait ailleurs, les joues cramoisies.

– Qu'est-ce que tu as dit ?

– J'ai dit que t'étais nul.

– Non, t'as pas dit ça.

– Si, j'ai dit ça.

– Non, t'as pas-

Le bruit de la porte d'entrée fit taire Taehyung. Pris de court, il n'eut même pas le temps de lever la tête qu'un homme se trouvait déjà dans la pièce, vêtu d'un long manteau noir et armé d'une sacoche d'ordinateur portable. Un homme ressemblant trait pour trait au garçon assis derrière lui. 

– Oh, mais à qui ai-je l'honneur ?

– C'est Taehyung, papa.

– Un camarade de classe ?

Jungkook hocha la tête et précisa :

– C'est mon ami.

Taehyung sourit inconsciemment. Il aimait beaucoup quand Jungkook le qualifiait ainsi, ce qu'il faisait très souvent. Il donnait toujours cette impression de fierté en prononçant ces mots, comme si le fait d'avoir un ami était une chose incroyable. Ce qui l'était, pour être honnête. C'était incroyable, dans tous les sens du terme, et principalement parce qu'il s'agissait de Jungkook. Monsieur Jeon lui-même paraissait surpris d'apprendre que son fils partageait une amitié avec quelqu'un.

– Bonsoir, Monsieur, le salua poliment Taehyung.

– Bonsoir, jeune homme. Est-ce que tu restes dîner avec nous ?

Il ouvrit la bouche, déstabilisé par la spontanéité de la question, et Jungkook sauta sur ses pieds pour gambader vers son père qui se débarrassait de ses affaires de travail.

– Je me demandais plutôt s'il pouvait dormir ici ce soir, dit-il d'un ton enjoué.

– Dormir ? répéta l'homme. Tu es sur de-

– Oui, oui. Aucun risque. Mais maman...

Jungkook laissa sa phrase en suspens et monsieur Jeon fit la moue en comprenant le sous-entendu. Pour sa part, Taehyung assistait à la scène d'un air absent, comme si la discussion qui se déroulait devant lui ne le concernait pas le moins du monde. Il lui fallut quelques secondes pour assimiler le fait que l'on parlait bien de lui, et qu'il était celui que l'on invitait à rester.

– Ça te ferait vraiment plaisir ?

Jungkook hocha vivement la tête, les yeux brillants d'excitation. Avec cette expression enfantine sur le visage, il était certain qu'absolument personne ne serait en mesure de lui résister. Surtout pas son géniteur.

– Bon, je vais essayer de la convaincre, dans ce cas, céda-t-il facilement. En attendant, il faudrait que Taehyung demande à ses parents l'autorisation.

– Merci ! Tae, t'appelles ta mère ? Enfin, si tu es d'accord...

Décidément, Taehyung allait de surprise en surprise avec Jungkook. Même si ce dernier s'était énormément épanoui depuis leur rencontre, c'était la première fois qu'il faisait preuve d'autant d'initiative et montrait un tel enthousiasme pour passer du temps avec lui. Il y avait une raison à ça, en réalité. Après les événements du midi, Jungkook avait tout simplement besoin de la compagnie de son ami. C'était une évidence pour Taehyung. Lui aussi ressentait la même nécessité.

Pour l'un comme pour l'autre, cette journée avait été éprouvante et ils avaient besoin de réconfort. Voilà pourquoi Jungkook fournissait autant d'efforts pour qu'ils puissent rester ensemble.

Touché, Taehyung lui sourit tendrement et sortit son téléphone pour contacter sa mère, bien qu'il anticipait déjà la réponse de cette dernière. Ce n'était qu'une simple formalité, selon lui.

Il fut rapidement rejoint par Jungkook qui le fixait désormais avec impatience. Cela lui décrocha un rire.

– On dirait un petit toutou qui attend pour la promenade, souffla-t-il pour l'embêter, alors que la tonalité de l'appel résonnait dans ses oreilles.

Jungkook ne répondit pas mais grimaça.

– Taehyung, enfin ! s'exclama madame Kim lorsqu'elle décrocha. Je commençais à-

– Avant que tu m'engueules parce que j'ai pas prévenu de mon retard, saches que je suis chez Jungkook, l'interrompit-il avant qu'elle ne lui sorte son éternel discours moralisateur.

Cela fonctionna. C'était comme s'il venait de prononcer une formule magique. Coupée dans sa lancée, madame Kim changea immédiatement de ton et la gaieté prit place dans sa voix. Quand Taehyung  lui demanda s'il pouvait découcher, elle lui fit part de sa joie de le savoir entouré et suffisamment proche de Jungkook pour passer ce cap dans leur relation. Et par simple mesure de sécurité, Taehyung baissa le son de son téléphone au maximum pour que le concerné n'entende pas toutes les phrases gênantes qu'elle enchaînait, comme à son habitude.

Comme il s'y attendait, le résultat de l'appel fut concluant. Ça n'avait pas été très compliqué, il n'avait même pas eu à faire des pieds et des mains pour lui faire dire oui. L'affaire était donc à moitié dans le sac. Maintenant, il n'y avait plus qu'à recevoir l'aval de la mère Jeon, ce qui serait une autre paire de manches.

On pouvait déjà entendre la dispute qui éclatait dans la cuisine entre les deux adultes. Les épaules affaissées, Taehyung se grignota la lèvre.

– Elle dira oui, ne t'en fais pas, le rassura Jungkook, convaincu. Elle finit toujours par dire oui.

Et Jungkook avait toujours raison.

𓅪

Si Taehyung devait décrire l'ambiance au dîner, il en serait tout bonnement incapable. C'était un mélange abstrait entre plusieurs sentiments qui le laissait perplexe. D'un côté, il y avait monsieur Jeon, un homme avenant qui ne lésinait pas sur les sourires et qui ne manquait pas de s'intéresser à son convive. De l'autre, il y avait madame Jeon, une femme intimidante qui ne décrochait pas un mot et qui continuait de dévisager Taehyung sans se départir de son expression méfiante. C'était un drôle de contraste entre le froid et le chaud, la bienveillance et le rejet. Et au milieu de tout ça, Jungkook avalait sa nourriture en bout de table sans broncher.

Parfois, le mari reprenait son épouse et lui lançait quelques piques auxquelles elle ne réagissait que par des regards assassins. Parfois, celle-ci ignorait son fils quand il tentait de lui parler ou de lui sourire.

De ce qu'il pouvait observer, Taehyung en arrivait à plusieurs conclusions : Jungkook avait un père aimant et affectueux, une mère distante et aussi glaciale qu'un iceberg, et deux parents qui n'arrivaient visiblement pas à s'accorder sur un même sujet.

Une dualité que l'on pouvait aisément retrouver chez lui. Sûrement l'impact de vivre dans un environnement aussi paradoxal. Taehyung se souvenait très bien de combien il lui en avait fait baver au début de leur relation. De comment il l'avait tenu à l'écart grâce à l'ignorance ou à des mots sévères. Il ne lui avait vraiment pas fait de cadeau, et pourtant, ce même garçon était doté de beaucoup de douceur et de fragilité. Il savait sourire et montrer sa gratitude, et dévoilait son attachement à sa manière.

– Maman, tu peux me passer le sel ?

Taehyung releva machinalement la tête et, quelques secondes plus tard, il constata qu'aucune salière ne fut donnée à Jungkook. Madame Jeon s'était crispée et s'était arrêtée de manger, les yeux rivés sur l'objet en question. Pendant un bref instant, il ne se passa absolument rien et le temps se suspendit, jusqu'à ce que Taehyung se sente suffisamment gêné pour prendre les devants.

En se redressant légèrement de sa chaise, il passa un bras devant lui pour attraper le sel et le tendit à son camarade qui le récupéra du bout des doigts et le remercia à l'aide d'un sourire. Tout ça sous le regard ébahi de la femme dont les pupilles passaient rapidement de l'un à l'autre.

C'était assez bizarre, cette façon qu'elle avait de se comporter avec son fils. C'était comme si...

« Comme si elle avait peur », pensa Taehyung.

𓅪

Taehyung aimait bien la chambre de Jungkook. Il avait pu l'entrevoir, après le dîner, mais le plus jeune ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour la regarder. Il s'était empressé de trouver des vêtements de nuit à lui prêter puis l'avait envoyé à la douche en lui disant qu'il puait. Ce qui était faux, bien sûr, c'était un prétexte pour avoir quelques minutes seul avec sa mère. Taehyung les avait entendus depuis la salle de bain, du moins partiellement. Il n'avait pas pu discerner chacun de leurs mots ; il n'avait pas spécialement cherché à le faire, ça aurait été très indiscret. Il s'était donc habillé en essayant de ne pas trop se concentrer sur le ton accusateur de son ami et celui un peu bourru de madame Jeon.

À son retour dans la chambre, un matelas une place avait été installé sur le sol, pas très loin du lit de Jungkook. Des draps bleu ciel avaient été mis et sentaient bon la lessive. C'était la même odeur que celle du pyjama qu'il portait. Un pyjama qui ne lui allait pas si mal, en parlant de ça. Par chance, ils faisaient sensiblement la même taille. 

– Je t'aurais bien passé mon lit, mais hyperactif comme tu es, tu risques de me tomber dessus pendant la nuit, le taquina Jungkook, allongé sur sa couverture.

Taehyung ricana et s'assit en tailleur sur sa couchette sans répliquer. Jungkook n'avait pas tort, il bougeait beaucoup dans son sommeil. Et puis, même s'il avait prononcé ça avec un brin de moquerie, il était sérieux sur le fait que cela représentait un vrai risque. Si ça rassurait Jungkook, alors ça ne le dérangeait pas de dormir en bas.

Les bras tendus derrière lui pour se soutenir, il put à présent détailler la pièce à sa guise, un petit sourire aux lèvres. La décoration était à l'image de son camarade : douce, délicate, mais avec beaucoup de personnalité. Du blanc, un camaïeu de bleu et de vert, du bois clair, mais aussi de nombreux cadres, une longue guirlande lumineuse et un joli attrape-rêve orné de plumes. Jungkook avait fait de sa chambre un petit cocon, un nid douillet qui rappelait par ses couleurs la nature qu'il aimait tant.

Interpellé par les clichés accrochés au-dessus du bureau, il se leva pour les voir de plus près. La photographie était l'un de ses passe-temps favoris, il en faisait énormément et adorait découvrir les œuvres des autres.

– C'est toi qui a pris les photos ?

Jungkook hocha la tête.

Ça n'avait pas été très dur à deviner. Toutes avaient pour sujet le ciel ou les oiseaux. Des couchers de soleil, les étoiles, des jours d'orage ; des mésanges, des moineaux, et plein d'autres petits piafs dont Taehyung ne connaissait pas les noms. C'était vraiment joli.

– Tu leur ressemble, tu sais ? dit-il sans réfléchir.

– Aux oiseaux ?

– Hm, aux tout petits.

– Mon père dit que je ressemble à un lapin.

Les sourcils de Taehyung se froncèrent et il posa un doigt sur son menton, en pleine réflexion. C'était vrai que Jungkook avait des airs de lapin avec ses quenottes de devant un peu plus proéminentes que les autres. Il avait aussi cette manie de retrousser son nez, et ses grands yeux innocents pouvaient effectivement faire penser à ceux des boules de poils à grandes oreilles. Mais pour Taehyung, ce n'était pas la comparaison qui lui correspondait le mieux.

– Quand on te voit pour la première fois, t'as l'air aussi fragile et discret qu'un moineau, mais finalement tu t'en sors bien. Tu sais utiliser ta voix et même donner des coups de bec quand il le faut.

Le plus jeune émit un rire fluet avant de se rembrunir et de murmurer :

– Mais eux ils savent voler. Pas moi...

Taehyung se tourna et vit son air attristé.

– Tu voudrais être comme eux, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu les aimes autant.

– Je voudrais...

Le regard de Jungkook se déplaça sur la fenêtre et il contempla le ciel nocturne, songeur.

« Je voudrais avoir des ailes pour fuir, m'échapper et ne jamais être touché. »

Ses pensées étaient si fortes que Taehyung pouvait presque les entendre. Il avait déjà remarqué la façon qu'il avait de fixer les nuages dès qu'il n'était pas serein. Mais il n'avait jamais compris cette fascination pour les oiseaux. C'était si évident, pourtant. Jungkook voulait leur ressembler, avoir les mêmes capacités. D'une certaine manière, il se voyait en eux. Mais surtout, il se voyait comme un oiseau blessé.

Un oiseau privé de sa liberté, et sans filet de sécurité.

– Tu veux que je te dise ? prononça Taehyung en s'approchant de lui. Tu es peut-être le lapin de ton père, mais tu es mon moineau à moi.

– Ton moineau ?

– Hm. Mon petit moineau.

Les joues de Jungkook se teintèrent légèrement et il baissa la tête, intimidé.

– Ou alors, tu peux être une sorte de race hybride, si tu veux ! reprit Taehyung. Un genre de moineau-lapin. Ou de lapin-moineau.

– Pff, t'es bête, pouffa le plus jeune.

Leurs prunelles se rejoignirent et ils échangèrent un sourire, tendre et plein d'émotions.

– Un jour, tu voleras de tes propres ailes, Jungkook, j'en suis persuadé.

𓅪

La journée les avait exténués et ils avaient choisi de se coucher de bonne heure. Mais malgré la fatigue, Taehyung n'arrivait pas à dormir. Dans l'obscurité de la chambre, il se tournait et se retournait dans son lit tandis que son ami dormait à poings fermés. Son cerveau n'arrivait pas à s'éteindre le temps d'un dodo. Il réfléchissait bien trop. Il réfléchissait, comme souvent, à comment il pourrait aider Jungkook à aller mieux. À ce qu'il pourrait faire de plus pour le protéger et pour qu'une situation comme celle d'aujourd'hui ne se reproduise pas.

Il était heureux d'avoir passé la soirée avec lui. C'était un grand pas en avant et il avait pu en apprendre plus sur son cadet, sur sa famille et son lieu de vie. Mais ça ne lui suffisait pas. Il restait encore de nombreuses inconnues qui l'empêchaient d'être serein. Il ne parvenait pas à se vider la tête et continuait de se tordre l'esprit avec ses questions et ses inquiétudes. Il n'était toujours pas passé au-dessus de l'altercation avec Jongin. La culpabilité ne le lâchait pas.

À force de remuer dans tous les sens, il finit par en avoir marre et décida de se lever. Il avait soif et avait grand besoin de se dégourdir les jambes. Sur la pointe des pieds, il quitta la chambre et immédiatement, les adorables petits bruits que faisait Jungkook en dormant lui furent inaudibles. Il traversa le couloir dans le silence et se rendit dans la cuisine déjà allumée.

Madame Jeon était là, assise à table avec un verre de vin à la main. Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas de suite Taehyung, et ce dernier se fit la réflexion que son visage semblait très fatigué, maintenant que tout maquillage avait été effacé.

– Oh, c'est toi, dit-elle d'un ton las lorsqu'il s'approcha.

– Je suis désolé, je ne voulais pas vous déranger, s'excusa-t-il. Je prends juste un verre d'eau et je vous laisse.

Tout en se faisant le plus discret possible, Taehyung prit ce qui lui tomba en premier sous la main, soit une tasse, et la remplit directement au robinet. Faire dos à la mère de son ami le soulageait. Cela lui permettait de ne pas avoir à se confronter à son regard. Mais quand elle prit soudain la parole, il sursauta et manqua d'avaler de travers le contenu de son récipient.

– Comment va-t-il ?

– Je vous demande pardon ?

Confus, il se tourna vers elle.

– Jungkook... Comment va-t-il ? Comment ça se passe à l'école ?

– Je...

Taehyung était profondément surpris par la voix douce et calme qu'elle avait emprunté. C'était la première fois qu'elle lui parlait ainsi.

– Assieds-toi, l'invita-t-elle. Tu ne me déranges pas.

Comprenant qu'il n'avait pas vraiment le choix, il l'écouta et se plia à sa demande. Il prit place en face d'elle et déposa sa tasse devant lui.

– Jungkook m'a dit tout ce que tu faisais pour lui. Je sais que ce n'est pas facile avec ses camarades, alors ça me rassure de savoir qu'il arrive tout de même à trouver un peu de soutien.

– Oh, vous savez, je ne fais pas grand-chose. Enfin, pas assez à mon sens, répondit Taehyung, amer. Il arrive encore qu'on vienne l'embêter et je ne peux pas toujours être là...

– Je pense que tu en fais suffisamment.

Un petit silence s'installa, avant que madame Jeon ne le brise :

– Tu sais, je ne l'ai jamais vu aussi joyeux à la maison. Je ne l'ai jamais vu rire ou bien s'amuser, et encore moins partager autant de choses avec quelqu'un. Je pense qu'il t'aime énormément.

– Je l'aime énormément aussi.

Taehyung prononça ceci tout bas, comme s'il s'agissait d'un secret qu'il ne fallait pas dire trop fort. Son cœur battait légèrement plus vite et son estomac le chatouillait. Discuter de Jungkook avec elle lui faisait tout drôle. En fait, parler avec elle si facilement le désarçonnait. Il n'aurait pas cru cela possible étant donné le comportement qu'elle avait adopté toute la soirée. En y repensant, et maintenant qu'elle acceptait d'échanger quelques mots avec lui, il eut l'impression de saisir la raison pour laquelle elle avait tant été sur la réserve.

– Vous aviez eu peur pour lui, c'est ça ? Quand vous m'avez vu.

– C'est exact. Et je m'excuse pour la manière dont je t'ai traité. C'est juste que...

– Vous ne saviez pas si vous pouviez me faire confiance.

Madame Jeon acquiesça et porta son verre de vin à ses lèvres pour prendre une gorgée.

– Je suis tout le temps inquiète pour lui. Je tiens à lui plus que tout au monde.

– Je n'en doute pas. Mais vous ne le montrez pas beaucoup, reconnaissez-le.

À l'instant même où ces paroles lui échappèrent, Taehyung les regretta. Une main plaquée sur sa bouche, il se ratatina sur sa chaise, honteux d'avoir laissé ses pensées fuiter. Il s'attendit à un lourd reproche, tant sa remarque avait été déplacée, et pourtant, il n'en fut rien. Son interlocutrice passa simplement une main dans ses longs cheveux noirs et sourit tristement.

– La vérité, c'est que je ne sais plus quoi faire, ni comment agir avec lui. Mon mari s'en sort bien mieux que moi, j'ai l'impression, rit-elle sans la moindre joie.

– Il lui montre peut-être plus son affection ?

– C'est surtout qu'il n'est que rarement là. Il travaille beaucoup. Ce soir encore il a dû retourner à son bureau. Il ne se rend pas compte combien c'est dur de s'occuper d'un enfant comme Jungkook.

– À cause de sa phobie ?

Madame Jeon prit quelques secondes pour répondre.

– Jungkook est quelqu'un qui se livre très peu. Il a fallu des années pour que je découvre qu'il se faisait maltraiter par les autres élèves. J'ai tout essayé pour le protéger, j'en ai parlé au directeur de son collège qui n'a strictement rien fait, expliqua-t-elle en soupirant. Aujourd'hui encore, je m'entretiens régulièrement avec celui de votre lycée. 

– Et les cours par correspondance ?

– Il n'a jamais voulu.

– Depuis quand il est comme ça ?

Elle réfléchit.

– Je ne saurais pas vraiment te dire. Ça a été très progressif. Vers ses six ans, il a commencé à me fuir lorsque je voulais l'embrasser ou le prendre dans mes bras. Au départ, il râlait simplement, puis les choses se sont aggravées.

– Aggravées comment ?

– Il m'est devenu impossible de l'approcher ou de le toucher. Au moindre contact physique, Jungkook se mettait à hurler. Il pouvait hurler pendant des heures, il se tirait les cheveux ou se mordait. Il n'arrêtait pas de me dire qu'il me ferait du mal si je l'approchais.

Un sanglot se coinça dans sa gorge et elle renifla.

– Un soir, on s'est retrouvé avec la police chez nous. Les voisins pensaient qu'on le battait.

Taehyung écarquilla les yeux. Il n'imaginait pas combien cela pouvait être traumatisant et humiliant. Combien ses parents avaient pu souffrir de la condition de leur fils. Combien cela pouvait être insoutenable pour une mère d'être accusée de maltraitance, alors qu'au fond, elle était juste dépassée par les évènements. La femme qu'il avait devant lui n'était pas froide ou distante. C'était une pauvre femme, effrayée et désemparée.

– Depuis ce jour, j'ai peur de le toucher par erreur, avoua-t-elle d'une voix brisée. J'ai peur de voir son regard terrifié ou d'être encore repoussée comme une inconnue.

– Je suis désolé d'apprendre tout ça. Je ne pensais pas que ça puisse être si terrible pour vous.

– Personne ne peut envisager ce que l'on vit, mon mari et moi. C'est comme ça pour toutes les familles avec un enfant handicapé ou qui présente des troubles psychologiques.

Taehyung ne sut pas quoi répondre.

– Jungkook s'est calmé en grandissant et après plusieurs séances de psychothérapie, poursuivit-elle. Mais sa phobie n'est jamais partie et ses crises ont seulement pris une autre forme. L'école m'appelait souvent pour venir le chercher car il perdait connaissance ou se mettait à pleurer quand l'infirmière tentait de l'ausculter.

C'était effectivement ce que Jungkook lui avait raconté, un jour. Et c'était pour ces réactions-là que les autres avaient fait de lui leur souffre-douleur et leur bête de foire.

– Depuis quelques mois, cependant, les choses se sont adoucies, reprit-elle. Jungkook a changé. Il semble moins nerveux, il nous parle davantage et paraît de meilleure humeur. Je pense que c'est grâce à toi.

– Je ne pense pas que-

– Taehyung...

Le garçon se tut et le regard de madame Jeon captura le sien. Un regard dépourvu de sévérité cette fois, un regard désormais suppliant qui lui compressa le cœur.

– S'il te plaît, je te le demande. Prends soin de lui, il a besoin de quelqu'un comme toi.

– Je ferai toujours mon possible pour le protéger, Madame, jura-t-il la gorge nouée.

– Je l'espère... Peut-être qu'à toi, il acceptera de parler de ce mal qui le ronge.


𓆩𓆪

Bonsoir, mes moineaux !

Je vous offre ce soir un long chapitre. Le plus long pour l'instant. J'ai hésité à le couper en deux mais ça me gênait car tout se déroule sur une même soirée et se suit. J'espère que ça ne vous aura pas dérangé !

En tout cas, il se passe pas mal de choses dans celui-là, notamment la première soirée pyjama du Taekook 🥰. Mais il y a aussi toute la discussion avec maman Jeon. Hm... Pas facile à vivre, tout ça. 

N'hésitez pas à me faire vos petits retours sur mes chapitres, ils m'aident beaucoup à rédiger l'histoire. Bien sûr, ce n'est pas une obligation mais ça fait toujours plaisir, surtout quand vous me présentez vos théories :P

Des bisous les piou-pious

Astëlya

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