- Mais qu'est-ce que tu fabriquais ? On aurait dû partir il y a déjà vingt minutes !, s'exclama Ho Sang.

- J'avais juste un coup de fil à passer, c'est tout. Wlad ne va pas râler pour vingt minutes de retard, tu sais.

Marie B ne laissa pas le temps à son amie de répondre et s'engouffra dans sa voiture, à la place du conducteur, attendant que son mari et le deuxième couple ne monte également. Elle n'avait pas envie de s'enfoncer davantage dans ce nouveau mensonge et sentait que son instinct n'était pas loin de lui jouer un nouveau tour. Elle ressentait une envie, non pas de parler, mais de pousser une sorte de grognement. Grognement qui, elle en était persuadée, aurait le même effet que son cri sur les animaux, et risquerait de mettre une pagaille certaine sur leur route. Lorsque tous furent installés, elle démarra et profita de quelques instants pour réfléchir aux problèmes qui s'imposaient à elle. Elle devait absolument trouver un moyen, une technique, quelque chose pour empêcher cet instinct « messagien », comme elle venait de le caractériser, de prendre le dessus sur elle. Elle restait malgré tout à mi-chemin entre humaine et créature, et appartenait à ces deux sociétés. Elle ne pouvait se permettre de devenir un animal dangereux et imprévisible. Animal. A ce mot, elle retint un soupir. Et si la comtesse de Kergianov avait eu raison depuis le début. Et s'ils étaient, Hermès et elle, bien plus dangereux et incontrôlables, qu'ils ne se l'imaginaient eux-mêmes. La peur commençait à se répandre en elle et, elle le sentait, en son demi-frère également. Elle craignait de ne plus réussir à se contrôler et à vivre selon les principes et l'éducation qu'on lui avait inculqués. Elle était effrayée de devenir violente ou de blesser ses proches.

- Marie !

Le hurlement de son époux la sortit de ses pensées et elle braqua la voiture vers la droite, revenant sur sa file, tout en restant silencieuse.

- Si tu es fatiguée, je peux conduire !, reprocha Orlando.

- Je vais bien, c'est bon !

- Tu ne vas pas bien, tu as failli nous planter dans le tremplin !, ajouta Shinji.

- Mais qu'est-ce que tu as depuis quelques temps ? Tu es complètement ailleurs !, cria Ho Sang pour se faire entendre.

- Rien ! Je n'ai rien ! Je vais bien, d'accord ? Et je sais encore conduire !

Le ton qu'elle venait d'employer lui déplut aussitôt, mais elle ne pouvait plus faire marche arrière. Un rapide coup d'œil sur son époux lui indiqua qu'il était passablement agacé et inquiet, et elle n'avait pas besoin de voir ses deux amis pour savoir qu'ils étaient dans le même état d'esprit. Le grognement manqua de lui échapper et elle attrapa précipitamment un chewing gum pour mâcher et tenter de le faire taire, de le tasser au plus profond d'elle, là où il ne pourrait, pour le moment, pas revenir.

- Bonsoir à tous !, s'exclama Wladimir en ouvrant la porte. Puis, en voyant les têtes peu joyeuses qui s'offraient à lui, il ajouta : Vous allez bien ?

- A part que Marie B a failli nous planter, tout va bien, maugréa Ho Sang.

- Ok ! Bonsoir à tous ! Je vous embarque Marie B pour quelques instants, ça vous va ?

Rama attendit à peine que les humains aient hoché la tête pour prendre par le bras son amie et la conduire avec lui à l'étage, dans sa chambre. Une fois qu'il eut fermé derrière lui, il la lâcha et se posa devant elle.

- Ça ne va plus, il faut que tu nous parles. Nous devons t'aider.

- Ça va aller, Rama. J'étais dans mes pensées, je n'ai pas fait attention, ça aurait pu leur arriver également, tu le sais très bien, et eux aussi ! Ils sont juste agacés parce qu'ils ont eu peur...

- Cela devient dangereux pour eux, pour toi, pour lui également. Vous êtes tellement connectés que vous vous blessez l'un l'autre. Parle-moi, dis-moi un mot et je t'aiderai à gérer la situation.

- Non, je suis désolée, mais c'est non. Pour tout le monde, c'est mieux ainsi.

Alors qu'elle voulait sortir, la créature se plaça devant elle.

- Je te préviens, ma belle. Si ça ne s'arrange pas, que tu le veuilles ou non, j'interviendrai. J'ai déjà commis ce genre d'erreur une fois par le passé, je ne recommencerai pas.

- De quoi parles-tu ?

- Tu n'as pas besoin de le savoir maintenant, ma belle. La soirée va commencer, nous en parlerons plus tard. Allez, descendons, j'entends la voiture d'Astéria.

- Je suis désolé de m'être emporté tout à l'heure...

- Ce n'est pas à toi de t'excuser, mais à moi, ma Licorne. J'étais happée par mes pensées, et je vous ai fait peur. C'est normal que vous vous soyez énervés.

- C'est juste que... tu es différente ces derniers temps. Renfermée.

- Je te promets que je ferai davantage attention à vous, et à ne pas laisser mes sentiments vous pourrir la vie.

- Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, mais pour toi, ma chérie.

- Je sais... On retourne à table ?

Orlando acquiesça et suivit son épouse devant le buffet que les employés de Rama et les créatures avaient préparé. Comme toujours, une explosion de couleurs et de senteurs s'échappaient de la table, mêlant épices des plats africains d'Uranie, à la douceur des œufs durs parsemés d'herbes et aux alléchantes tranches de poissons crus. Quelques bouteilles de bon vin avaient été ouvertes, posées à côté de la fameuse vodka de l'hôte et du rhum ambré qui faisait saliver sa femme. La quantité de nourriture était parfaitement équilibré, ne donnant pas mal au cœur à regarder et permettant à chacun de manger à sa faim. S'il y avait bien une chose que l'homme avait compris au contact des créatures, c'est qu'elles détestaient le gâchis. Tout était parfaitement calculé pour deux repas (le réveillon et le premier), ni plus, ni moins.

Après avoir placé dans son assiette quelques tranches de thon, une part de bobotie au bœuf et quelques morceaux de jambon sec, il s'installa à table, face à Ho Sang et Shinji, dont le stress dû au possible accident de la route était presque entièrement retombé. Lorsque Marie B se posa à côté de lui, la discussion ne tourna plus sur l'attitude de son épouse, mais sur le buffet, la soirée et leurs futures vacances, pour son plus grand bonheur.