XXII. Union / Partie 2
Rama doutait. Il était assis sur son lit, chez son frère d'armes, les bras ballants et le regard dans le vide. Ses yeux bleus saphir ne pétillaient plus comme avant. Son visage semblait terne et contracté. Il ne comprenait pas tout ce qui lui arrivait. Non seulement il n'avait pas réussi à protéger sa petite sœur mais, en plus, il avait appris trois jours auparavant que c'était Belzébuth, qu'il considérait comme un allié, qui l'avait tuée... Et Satan avait tué ses parents. Etaient-ils seuls ? Il l'ignorait. Il n'avait jamais reconnu les odeurs des agresseurs de sa famille... Pourquoi ? Avait-il été victime d'une sorte d'amnésie traumatique ? Pourtant, il avait toujours en mémoire les cris de sa famille et l'odeur de leur sang. Il se souvenait très bien de la famille de sa nurse chez qui il avait couru, la peur au ventre, se réfugier. Il revoyait les visages effondrés de cette femme et de son mari et sentait encore la soupe de légumes qu'ils lui avaient versée dans un bol pour le réchauffer. Il avait encore à l'esprit la petite maison de pierres et cette unique pièce de vie, pas très grande, où vivaient ses humains bienveillants et leurs quatre enfants. Cette famille avait été conseillée aux parents de Rama par des alliés lorsqu'ils étaient arrivés en France. Rares étaient les humains en qui les créatures avaient assez confiance pour leur confier leurs progénitures. Mais eux étaient différents. Ils n'avaient pas eu peur des créatures. Ils les avaient respectées pour ce qu'elles étaient et avaient accueilli Rama et sa sœur comme s'ils étaient leurs propres enfants, pour le plus grand bonheur de leurs parents, qui voulaient inculquer à leurs petits le respect et l'amour des humains dès leur plus jeune âge. C'est cette éducation qui avait d'ailleurs poussé Rama, longtemps après, à n'avoir comme domestiques que d'anciens SDF auxquels ils permettaient ainsi de sortir de la rue et de trouver un emploi.
La créature tendit le bras vers sa table de chevet et prit un objet qu'il caressa entre ses doigts. Le bol. Un simple bol en terre cuite. Mais il avait pour lui une grande valeur sentimentale. C'était celui dans lequel il avait mangé sa soupe chez sa nurse. Il représentait tout ce pour quoi sa famille s'était toujours battu... la paix avec les humains.
- Rama ?
Il leva les yeux vers la porte. Dans l'encadrure se trouvaient Marie B et Wladimir. Il soupira.
- On peut entrer ?, demanda Wladimir.
Son ami acquiesça en reposant le bol sur sa table de chevet. Ses deux amis pénétrèrent dans la chambre et se posèrent de part et d'autre de lui. Rama chuchota à son frère d'armes :
- Tu devrais plutôt t'occuper de la gamine.
- Mais Rama, elle s'inquiète pour toi tu sais.
La jeune femme posa son bras autour du cou de son frère d'armes et posa sa tête sur son épaule.
- Parle-nous, Rama, lui demanda-t-elle. Je sais que tu t'en veux, mais tu n'y es pour rien.
- Petit loup a raison, mon frère. Tu n'étais qu'un enfant, tu n'avais que sept ans... Tu n'aurais rien pu faire contre eux...
Rama les repoussa et se leva. Contournant le lit, il se plaça devant la fenêtre pour leur signifier qu'il ne voulait plus leur parler. Pouvaient-ils seulement le comprendre ? Il entendait toujours les cris de sa petite-sœur. Et, lors de la dernière attaque de Satan, il n'avait pas réussi à protéger Marie B, qui avait dû lui sauver la vie. Il s'en voulait terriblement. Il se sentait incapable de défendre ses proches... Il désirait juste qu'on le laisse tranquille...
Mais il sentit les bras de la femme l'entourer et son corps se coller contre son dos. Ce petit corps tout chaud qui aurait pu ne plus exister à l'heure actuelle par sa faute...
- Parle-nous, s'il-te-plait, l'implora-t-elle.
Rama baissa les yeux sur les mains de Marie B, les bras de la femme le serrant de plus en plus fort, comme si elle craignait qu'il ne s'échappe. Une larme coula le long de la joue de la créature et rebondit sur la main de sa sœur d'armes. Il souffla. Il était peut-être temps pour lui de parler à ses amis...
Orlando discutait avec Ho Sang et Shinji. Il espérait que le projet de loi qu'avait proposé sa femme et qu'elle devrait défendre à nouveau allait être voté. Cette loi leur permettrait de pouvoir vivre officiellement et légalement ensemble, voir même de se marier chez les créatures.
- Et tu serais prêt à faire un mariage créaturien ?, demanda Shinji.
- Je pense. Cela ferait plaisir à Marie B. Même si je n'ai aucune idée du déroulement d'un mariage chez les créatures !
- Vous aurez fait deux mariages avant que nous ne soyons mariés une seule fois !, s'exclama Ho Sang.
- Alors, dépêchez-vous !, lui rétorqua avec un clin d'œil complice Orlando.
Il riait mais il était inquiet pour sa femme. Inquiet pour le burn-out qu'elle avait fait un peu moins d'un an avant, pour son entrée au Ministère il y a un mois, pour la mort de Belzébuth et celle de Satan, qu'elle avait elle-même tué, trois semaines auparavant... Il savait que Marie B était forte, mais elle était fragilisée.
- Nous devons faire évoluer notre société ! Les humains et les créatures doivent pouvoir s'unir s'ils en ont envie !, déclara Marie B.
Natacha demanda la parole et se dirigea vers la tribune, à côté de la femme.
- Je suis en désaccord avec cette loi. Les humains vivent moins vieux que nous-autres, créatures !
Rama se leva et s'écria :
- Natacha, je vous rappelle que le divorce créaturien existe ! Les couples peuvent se faire et se défaire !
- Il a raison !, tonna une autre créature. Le divorce existe, alors pourquoi pas ces unions inter-espèces !
- Je ne suis pas d'accord ! Nous devons rester entre nous ! La mort d'un conjoint humain pourrait avoir des conséquences désastreuses sur une créature !, rétorqua une autre.
- C'est vrai ! Nous vivons en harmonie avec les humains, mais nous ne sommes pas comme eux !, ajouta une troisième.
Le débat tourna vite au capharnaüm et Uranie, qui présidait la réunion de la soirée, dut réclamer le silence et imposa une pause afin de calmer les esprits.
Rama, Wladimir et Marie B se mirent à part dans le jardin pour fumer une cigarette et discuter de la réunion. Le débat s'était envenimé et l'issue n'allait pas virer en faveur de la proposition de loi. Le Ministère était le garant des lois et codes ancestraux qui dirigeaient les créatures du monde entier et il était peu probable, vu les réactions de la majorité des créatures, que cette loi soit acceptée.
- Nous devons revenir en arrière et proposer une autre loi, proposa Rama. Une loi qu'ils seraient dans l'incapacité de rejeter.
- Je ne suis pas d'accord ! Il faut que cette société évolue !, rétorqua Marie B.
- Laisse-moi m'expliquer ma belle, la rassura son frère d'armes. Laisse-moi faire. Fais-moi confiance. Je crois que j'ai une idée qui te plaira.
La cloche retentit. Tous entrèrent dans l'hôtel particulier. Le débat allait recommencer...
Rama se plaça debout sur l'estrade.
- Pour mettre fin à ce débat qui s'envenime, je vous propose une autre loi autorisant, par dérogation uniquement, l'union et le mariage inter-espèces.
Un murmure traversa l'assemblée. Curieusement, personne ne hurla immédiatement à l'encontre de cette proposition. Marie B espérait que son frère d'armes avait eu raison.
- Cette loi est beaucoup mieux que la précédente, commença une créature. Le Ministère aura ainsi une visibilité sur ces unions.
- Il faudrait que le Ministère et les tuteurs aient leur accord à donner pour que cette loi soit réellement possible, ajouta un membre du clan Kergianov. Cela fait-il partie de ta proposition de loi, Rama ?
Dos au mur, l'intéressé ne put que valider cette proposition. Elle était lourde de conséquence pour les futurs unions mais semblait le seul moyen pour que cette loi soit validée.
- Je suis en désaccord avec cette proposition, contra Natacha. Autoriser une union entre créatures et humains est contraire à la paix à laquelle nous aspirons et que nous construisons depuis si longtemps ! Ce serait trop dangereux !
Le débat dura encore quelques temps, mais les esprits paraissaient moins échauffés que lors de la précédente proposition. Marie B sentit l'espoir la gagner à nouveau. Ce n'était pas la loi qu'elle aurait aimé, mais si elle était votée, elle représenterait un pas en avant dans cette société vieillissante et la possibilité pour elle de vivre au grand jour son amour avec Orlando.
Rama céda sa place à Uranie sur l'estrade.
- Nous allons maintenant passer au vote des trois lois qui ont été proposées aujourd'hui. L'urne sera placée, comme d'habitude, au fond de la salle, après la pause.
La pause fut de courte durée et aucun membre du Ministère ne sortit. Très vite les bulletins furent imprimés. L'une après l'autre, chaque créature partit voter. La façon de voter au Ministère était simple et toujours la même. Wladimir l'avait expliquée lors de la dernière réunion à sa protégée et elle se dirigea vers les bulletins et les enveloppes. Elle savait ce que cela représentait et espérait que lors du dépouillement il y aurait plus d'enveloppes remplies que de vides. En effet, si une créature était en accord avec la loi, elle devait placer le papier avec le nom de la loi dans l'enveloppe. Sinon, elle devait laisser l'enveloppe vide.
Vint ensuite la longue attente due au dépouillement. Seules dix créatures tirés au sort et Uranie, qui présidait, pouvaient y prendre part. Les autres membres du Ministère devaient sortir de la salle et, si certains profitèrent de ce moment pour sortir dans la cour, d'autres restèrent dans l'entrée. Le soleil pointait ses premiers rayons et bon nombre de créatures commencèrent à répondre à leurs mails, entamant ainsi leur journée de travail dit « humain ».
- J'ai peur du verdict..., murmura Marie B à son ancien tuteur.
- Ça va aller Petit loup. Ne t'inquiète pas, lui dit Wladimir en la prenant dans ses bras.
Ils étaient sortis et profitaient des premiers rayons, tandis que leur frère d'armes était encore à l'intérieur de l'hôtel particulier. Ils virent au loin Uranie s'approcher de Rama.
- Le dépouillement est fini ?, demanda Rama à Uranie, l'ayant sentie arriver.
- Oui. Et je voulais te parler.
- Très bien. Vas-y.
- Sortons, ce que j'ai à te dire ne regarde que nous.
En passant devant leur clan, elle s'arrêta pour parler quelques instants à son mari, avant de s'éloigner avec Rama.
- Si la loi sur le mariage inter-espèces passe, tu sais que le Messager va pouvoir épouser son petit-ami.
- Oui, je le sais. Et qu'est-ce que cela peut te faire, Uranie ? Ce n'est pas ton problème...
- Non... Mais elle, elle va faire sa vie... Comme tu aurais pu le faire avec moi !
- Arrête Uranie, grogna Rama. Tu devrais lâcher. Ça fait bien longtemps que tu aurais dû. Tu te fais du mal pour rien...
Il s'écarta d'elle et elle le vit rejoindre Wladimir et Marie B. Rama tournait chez elle à l'obsession mais elle n'arrivait pas à le sortir de sa tête. Elle avait l'impression d'avoir tout essayé pour l'oublier. Pourtant, elle avait cru être heureuse avec Lucifer. Mais Rama... c'était Rama. Une créature rebelle, inaccessible, désinvolte et pourtant prête à tout pour le bonheur de celle qu'il aimait. Quitte à proposer lui-même une loi pour qu'elle puisse épouser cet humain. Quelle ironie, se disait Uranie, que la seule personne qu'il aime semble ne pas l'aimer en retour alors qu'elle, elle était là pour lui...
Sitôt les résultats connus, validés et actés, Marie B se précipita hors de l'hôtel particulier pour téléphoner à son mari. Les débats avaient duré toute la nuit et il était sept heures du matin.
- Allo ?, répondit la voix pâteuse d'Orlando.
- Orlando ! Ma proposition a été rejetée.
- Et merde..., soupira le jeune homme, que la nouvelle avait achevé de réveiller.
- Mais celle de Rama est passée ! Le mariage inter-espèces pourra avoir lieu sur dérogation, avec accord des parents ou de l'ancien tuteur et du Ministère ! Et je veux que nous soyons les premiers à faire notre demande! Je vais préparer la lettre à soumettre au Ministère avec Wladimir et Rama, je la ramène à la maison pour qu'on la signe et je la dépose au Ministère lors de la prochaine réunion, le mois prochain ! Ils devraient mettre deux mois pour étudier la demande ! On aura notre réponse en Novembre !
- D'accord, d'accord, répondit Orlando, stupéfait par la forme que tenait sa femme malgré la nuit au Ministère. Je vais te laisser rentrer chez Wladimir et te reposer.
- D'accord ma Licorne ! Bonne nuit !
Marie B réalisa après avoir raccroché qu'elle avait souhaité une bonne nuit à son mari alors que le soleil se levait. Elle était surexcitée et heureuse. Elle savait que Wladimir validerait ce mariage avec Orlando. Il n'y avait donc aucune raison pour que le Ministère ne rejette sa demande. Elle pourrait donc bientôt vivre son amour dans le monde créaturien.
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