XVIII. Burn-out

- Et comment avez-vous vécu ce burn-out ?, rebondit la psychologue.

- Très mal, répondit le Messager. Mais il m'a permis, je suppose, de me reconstruire... Bien que j'en doute... encore aujourd'hui...



En juillet 2015, Marie B commença son travail chez son nouveau client. Elle fut accueillie dans son bureau curieusement, entre des anciens suspicieux, et une prestataire de sa boite lui racontant qu'elle n'avait jamais été intégrée. On lui confia la gestion de deux projets parmi les quatre plus importants de la boite. La jeune femme était satisfaite de ce statut, car c'était là une preuve de confiance. Elle avait enfin une place attitrée dans le monde humain, une reconnaissance qu'elle souhaitait depuis si longtemps pour elle et pour Orlando. Cependant, elle comprit vite le challenge qui l'attendait... Avant la fin de l'année civile, elle était déjà noyée...


- Enfin dans le train !, s'écria Marie B, essoufflée.

- Tu es parvenue à t'échapper ?, demanda Ho Sang, un sourire aux lèvres.

- M'en parle pas... Jusqu'à deux minutes avant mon départ j'étais encore harcelée au téléphone... Je sens que la rentrée va être musclée..., répondit son amie.

- N'y pense plus, tu es en vacances, On est en vacances maintenant !, rétorqua Orlando en passant son bras autour de sa femme pour l'enlacer.

- Et on va fêter Noël tous ensemble !, s'écria Shinji.

Marie B voulut protester, mais Ho Sang ne la laissa pas faire.

- Papa et Rachelle ont tout prévu. Depuis le décès de Maitre Takeshi, ils ont créé une chambre d'amis. Du coup Rê et Vulcain pourront dormir là ! Ils ont réussi à se libérer, ça va être cool !

- C'est d'accord ! Par contre, pour le Nouvel An, c'est nous qui prévoyons !, décréta Marie B.

Les autres acceptèrent. Les vacances venaient de commencer. La jeune femme poussa un soupir de soulagement en regardant le paysage défiler. Le train venait de démarrer. Les vacances allaient enfin lui permettre de souffler...


Le soir du vingt-quatre décembre, Orlando et Marie B se rendirent chez Jigoro et Rachelle. Le repas fut excellent et, traditionnellement, ils s'échangèrent leurs cadeaux à minuit. Mais, pour tous, le plus beau cadeau était de se retrouver tous ensemble.

Après l'échange des présents, Shinji prit à part Orlando et lui demanda :

- Alors, tu serais chaud pour ce soir ? On pourrait fêter Noël d'une autre façon que le traditionnel sapin...

- Tu penses à ce que je pense ?, questionna l'intéressé, souriant.

- Les filles ont l'air en forme, et puis, les endorphines détendent ! Ce serait un beau cadeau en plus !

- Je suis partant, comme toujours, répondit Orlando, faisant un clin d'œil complice à son ami.

Ils prétextèrent la fatigue pour rentrer avec leurs compagnes chez Marie B. Les deux femmes avaient bien compris leur stratagème. A peine les hommes avaient-ils fermés la porte d'entrée qu'elles se déshabillèrent et se jetèrent dans le canapé, bientôt rejointes par leurs conjoints. Les endorphines sécrétées firent leur travail. Tous les quatre dormirent à poings fermés, pour le plus grand bonheur de Marie B, qui ne vit pas une énième nuit coupée par ses insomnies. Le lendemain matin, la femme et son mari devait fêter Noël dans la famille d'Orlando.


Le repas du vingt-cinq décembre dans la famille d'Orlando se passa bien. Ses sœurs et Marie B mirent de l'eau dans leur vin. Telles étaient les contraintes de la vie humaine, mais la jeune femme était prête à tous les sacrifices pour le bonheur de son couple, pour ce mari qu'elle aimait, et qui l'aimait, malgré son espèce inconnue et ses caractéristiques étranges...


Pour le réveillon du Nouvel An, Wladimir et Rama avaient proposé à Marie B de venir, avec ses amis, chez son tuteur créaturien. La jeune femme accepta et Orlando, devant sa joie, fut heureux de venir également. Le jour-même, le couple, Shinji, Ho Sang se rendirent chez Wladimir. Vulcain et Rê, respectivement videur et barman, devaient travailler le soir du réveillon et ne seraient donc pas de la fête.

- Alors, ça vous plait comme idée de repas ?, demanda l'hôte.

Il avait préparé un apéritif dînatoire avec Rama. Tous acquiescèrent, continuant de danser et de boire. Le tuteur créaturien prit sa protégée à part.

- Comment vas-tu ?, lui demanda-t-il.

- Ça va ! C'est une super soirée, merci !

- A la rentrée, essaye de lever le pied. Sinon, tu vas finir bouffée par ton travail.

- T'inquiète pas ! Je suis le Messager de la Vie et de la Mort, pas celui du boulot, ironisa la jeune femme de sa voix forte.

- Je crois que je n'ai toujours pas compris ce que signifie être le Messager de la Vie et de la Mort..., chuchota Shinji à Orlando, en entendant la conversation.

- Moi non plus. Mais je ne veux pas qu'elle le sache !, murmura l'homme en lançant un clin d'œil complice à son ami. Tu sais, ce n'est pas parce que je suis marié à Marie B que j'ai le droit de connaître tous les secrets du monde créaturien !

Wladimir et sa protégée n'entendirent pas les deux hommes. La musique était trop forte. Ils continuèrent de discuter quelques instants, puis elle embrassa son tuteur crétaurien sur la joue et repartit danser. Il la regarda. Elle ne s'arrêterait pas avant de craquer... et il ne savait pas quoi faire pour elle. Il en discuta avec Orlando, qui était dans le même état d'esprit que lui... Qui pourrait la stopper ? Quand ? Et surtout, comment ?


Le travail reprit pour Marie B sur les chapeaux de roue, d'aucun l'accusant presque des indemnités réclamées par le client sur leur projet. Tous les jours, avec humour, ses collègues lui faisaient remarquer qu'elle avait encore gagné le concours du nombre de mails. Dès qu'elle s'absentait une journée, que ce soit prévu ou à cause des migraines dont elle souffrait, elle savait que le lendemain serait très difficile, personne, à part elle, ne sachant s'occuper d'un de ses deux projets, le plus complexe. Tiraillée entre ses deux projets, chacun tirant la couverture à soi, elle commençait à avoir du mal à joindre les deux.

Les soirées en couple ou avec Ho Sang et Shinji passaient trop vite, les réveils se faisaient chaque jour plus douloureux. La jeune femme n'avait plus assez de temps pour en consacrer à ses proches créaturiens, ce qu'elle regrettait souvent. Mais c'était peut-être là le prix à payer pour être humaine. Elle voulait rester forte, elle le devait. Si elle était vraiment le Messager de la Vie et de la Mort, alors un simple travail humain ne pourrait pas l'atteindre tant que ça. Et elle voulait tellement prouver qu'elle pouvait être de cette espèce. Vivre simplement avec leurs salaires, leur pied-à-terre maisonnais, leur petite maison de cambrousse, leurs amis, leurs vacances à l'autre bout du monde ! Elle ne voulait plus flancher. Un retour au monde créaturien voudrait dire pour elle une possible révélation de l'existence de son mari humain. Et elle savait que les conséquences pouvaient être désastreuses... Le souvenir de Blanche hantait quotidiennement ses esprits...

Fin mai 2016, après des vacances en couple avec Orlando en Chine, qui furent très intéressantes et dépaysantes, eut lieu de grandes grèves en France. Grève du pétrole, qui empêcha le couple de rentrer en Picardie, grève des transports, qui les empêcha plusieurs fois d'aller au travail. Ce furent également les inondations. Ce retour plus que rythmé eut vite le dessus sur le bienfait des vacances qui venaient de se dérouler. Marie B attendait avec impatience le retour des beaux jours, persuadée que ce serait le retour du soleil également au travail. Tragique erreur...

- J'en ai ras-le-cul de ces blaireaux !, s'exclama en riant Marie B, voulant cacher son stress, en cette fin juillet. Non mais sérieux, aujourd'hui on m'a demandé de faire des heures sup'.

- Tu as dit quoi ?, demanda Shinji.

- Disons que vingt-et-une heures trente tous les jours pour plusieurs mois, faut pas pousser ! Je commence à huit heures trente !

- Ils sont barjos ou quoi ?, s'agaça Ho Sang.

- Attention aux burnes-out !, dit Marie B, soucieuse de détourner l'attention.

Autour de la table, les deux couples s'esclaffèrent.

A la fin du mois d'août, Marie B apprit qu'elle allait devoir travailler sur un troisième projet. Elle pensa ironiquement que, ce projet terminant fin 2017, cela lui permettrait de rester chez ce client encore quelques temps, ce qui lui fit plaisir car elle appréciait ses collègues directs, même si elle appréhendait. Elle ne savait pas à quel point elle avait raison de se méfier...


Tout début septembre, alors qu'ils recevaient Ho Sang et Shinji, Marie B décida de s'enivrer pour oublier. Elle se concocta un mélange détonnant d'alcools qu'elle but à l'insu de ses proches. Tout lui remonta à l'esprit : le travail, le stress, la non-reconnaissance, les événements douloureux de son enfance, ses deuils, son impossible choix entre humanité ou créature. A cause, ou grâce, à l'alcool, elle pleura une partie de la nuit dans les bras de son mari et de ses amis. Elle n'en pouvait plus. Elle s'était peut-être surestimée finalement... Elle avait tellement voulu ce travail, cette humanité qui lui faisait tant défaut... Elle avait l'impression de tout perdre. La fin de cet emploi signifiait dans son esprit la fin de ce statut si durement acquis... Le lendemain, elle resta couchée et enfermée dans le noir, sa migraine l'empêchant de se lever.

Le jour d'après, alors qu'elle traînait des pieds pour aller au travail, Orlando lui proposa de l'accompagner durant la première partie de son trajet, qu'ils avaient en commun. Attendant leur RER qui tardait à venir, elle se rapprocha doucement du bord de la voie. Et si elle sautait sous le prochain train ? D'après l'affichage, il y en avait un sans arrêt qui devait arriver, puisqu'il était indiqué de s'éloigner du chemin de fer. Elle ferma les yeux, visualisant la scène... Certes, les créatures, malgré leur ressemblance physique avec les humains (hormis leur beauté et leur taille), étaient très résistantes. Mais Marie B savait qu'aucune personne de ces espèces ne pourrait résister à un train à grande vitesse. Il n'y avait donc aucune raison qu'elle ne meure pas. Elle ne voyait plus aucune échappatoire... Elle ne pouvait pas retourner à ce travail. C'était trop pour elle... Elle ne voulait plus être encore harcelée de mails, de sonneries téléphoniques, de collègues entrant dans son bureau pour lui demander, ou plutôt hurler, pourquoi elle n'avait pas traité les documents arrivés cinq minutes plus tôt. Elle ne voulait plus dire « non » et entendre ensuite ses chefs dire « oui » à toutes les demandes plus exotiques les unes que les autres. Elle n'y arrivait plus, c'était trop pour elle. Et ne pas retourner à son travail signifiait la fin de tout ce qu'elle avait mis tant de temps à créer... Une seule solution s'affichait à elle : la mort.

Elle voulut sauter sous le TGV qui arrivait. Mais son mari, qui l'observait et la sentait mal à l'aise depuis quelques minutes, la rattrapa à temps. Orlando tenta de la calmer mais Marie B fondit en larmes en voyant leur RER s'arrêter devant eux. Il décida donc de la ramener à l'appartement, sous le regard acéré d'oiseaux de toutes sortes, prêts à obéir à la jeune femme...


- C'est un burn-out, annonça la jeune médecin à Marie B.

Encore sous le choc des événements de la semaine et face à la nouvelle, une larme coula de l'œil droit de la jeune femme. Elle rentra dans sa maison après la consultation et appela Orlando pour lui annoncer la nouvelle. Puis, ce fut Ho Sang et Shinji qu'elle eut au téléphone, qui lui promirent de passer dès le soir en arrivant en Picardie.

Elle était perdue, désarçonnée. Elle avait tellement donné dans son travail pour être une vraie humaine... et il lui avait tellement pris... Elle ne comprenait pas vraiment ce qu'il lui arrivait... Elle décida donc de contacter Wladimir et Rama.


Le week-end, Shinji et Ho Sang vinrent rendre visite à Marie B, toujours choquée. Les larmes avaient séché, les médicaments que lui avaient prescrits le médecin faisaient effet et la jeune femme riait nerveusement non-stop.

- On ne va pas s'ennuyer aujourd'hui !, ironisa Shinji. Elle est en forme Marie B.

- Oui. Je pense que le fait de ne pas être au travail, et surtout les médicaments..., commença Orlando.

- Lui tapent sur le cerveau !, s'exclama Ho Sang. Sérieusement, elle a une araignée au plafond !

- Allez, on est partis !!!, cria Marie B. C'est une journée rallye voiture ! On va s'éclater !

- Tu es sûre que tu veux conduire ?, demanda à sa femme Orlando, inquiet.

- Tu m'as prise pour une neuneue ou quoi ?, répliqua-t-elle. Je sais encore conduire !

- Et elle a toujours son sens de la répartie !, chuchota Shinji à Orlando. 1-0, t'es KO !


Après ce week-end sportif, Marie B resta chez elle en Picardie. Le lundi matin, de bonne heure, elle entendit frapper à la porte.

- Bonjour Petit loup. Comment vas-tu ?, lui demanda Wladimir en l'enlaçant.

- Ça va, lui répondit-elle, en embrassant Rama.

- Comment te sens-tu ?, questionna son frère d'armes.

- Bien... Je crois...

Toujours prévenant, son tuteur créaturien prépara un thé et l'amena dans la salle. Les deux créatures s'inquiétaient pour leur amie. Orlando leur avait raconté tout le déroulement des événements la veille au soir par téléphone. Les effets des médicaments que prenaient Marie B avaient diminué et elle était moins euphorique que le week-end précédent.

- Ta tension a diminué, j'espère ?, interrogea Wladimir.

- Je suppose. 14/7 c'est trop pour moi !, dit en riant la jeune femme.

Le tuteur créaturien la regarda. Cette tension était très élevée pour une créature, leur peuple ne dépassant souvent pas les 11/7... Et, surtout, elle avait failli commettre une énorme erreur, fatale. Il pensait qu'elle allait devoir prendre beaucoup de temps pour se reconstruire...


Après le choc du burn-out, cette sensation avait laissé place à la colère. Son travail l'avait brisée, détruite, laminée et lobotomisée. Elle avait l'impression d'être morte, bien qu'étant vivante. Elle était cassée et ne savait pas comment se reconstruire. Et, surtout, elle était en colère. Elle avait la rage. Elle avait tout essayé pour ne pas faire ce burn-out. Elle avait prévenu ses supérieurs qui n'avaient rien fait ; ses collègues n'avaient pas réussi à l'aider malgré leurs tentatives. Personne ne l'avait écoutée, personne ne l'avait prise au sérieux... Comme toujours, elle était à un tournant de sa vie... Elle avait tenté d'être une créature, et avait échoué. Elle avait essayé d'être humaine, et elle avait raté... Qu'était-elle réellement, et où donc était sa place ? Avec tous ces événements, elle avait oublié qu'elle venait d'avoir trente ans... et ce que cela signifiait pour elle...



- Et c'est à ce moment-là que vous avez vu une psychologue ?, demanda Hélène.

- Oui, répondit le Messager. J'avais choisi une psychologue humaine car mon problème était essentiellement humain. Et, surtout, je ne voulais pas avoir de problème de confiance avec une créature concernant ma vie humaine, notamment Orlando.

- Et comment avez-vous réussi à passer le cap de cette épreuve ?, interrogea la psychologue.

- Je me suis reconstruite. La psychologue que je voyais me servait de guide. Elle m'a appris à me dévoiler et à assouplir toutes mes carapaces. Elle m'a aidée à mieux comprendre les humains... et surtout à mieux me comprendre... et à m'aimer !, répondit le Messager, souriante.

Mais ce sourire cachait un mal-être qui ne l'avait jamais lâché tout au long de sa vie... Humaine, créature, Messager, qu'était-elle vraiment ? Elle n'avait jamais réussi à vraiment répondre à cette question... 

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