XV. Rama / Partie 1
Seule dans son lit, le Messager n'arrivait pas à s'endormir. Son chat avait dû profiter de la douceur du temps pour aller se promener, ne la berçant pas de son ronronnement bruyant. Déjà la cinquième fois qu'elle se levait pour aller aux toilettes, réflexe plus psychologique que physique. Elle décida de se rendre à pas de loup dans la salle pour boire un quelconque alcool fort qui l'assommerait une fois pour toute. Elle devait faire preuve de discrétion car Rama dormait dans le salon, sur le canapé. Elle ouvrit délicatement la porte du bar.
- Tu n'arrives pas à t'endormir ou tu t'es encore réveillée ?
Elle regarda vers le canapé. Comme elle le craignait, elle avait réveillé son frère d'armes.
- Disons que la mort d'Orlando fait revenir à la surface beaucoup de choses que je pensais avoir enterrées à jamais.
- Comme ?
- Notre embrouille quand je me suis installée avec lui, et même quand je me suis mise en couple avec lui. Le vote...
- Pendant que tu es là, sers-moi donc un verre à moi-aussi. J'ai soudain la gorge sèche. Je m'en veux toujours, et pas que pour ça...
Le Messager servit deux verres et vint se poser sur le canapé-lit à côté de Rama. Ils dégustèrent la chartreuse en silence, fumant une cigarette avec la fenêtre ouverte. Une fois qu'ils eurent fini leur verre, Rama se reposa sur son oreiller et proposa :
- Allez, viens dormir avec moi. N'oublie pas que je suis revenu après cette connerie maladroite, comme à chaque fois...
La femme sourit. Elle se nicha dans les bras de son frère d'armes. Bien sûr qu'elle s'en souvenait...
Automne 2012. Quelques mois après le décès de sa mère, Marie B s'était jetée corps et âme dans son travail. Tout comme Ho Sang, elle avait réussi avec brio son Master professionnel. La mort de sa mère résonnait dans sa tête comme un étau serré. Wladimir, entre deux tournées, était revenu deux fois la voir à Maisons-Alfort. Mais elle n'avait toujours pas recontacté Rama. Elle ne savait pas comment faire et lui en voulait toujours. Elle avait décidé de garder la maison de ses parents et, malgré les premières réticences d'Orlando, tous les deux faisaient des allers-retours entre Maisons-Alfort la semaine et le village picard le week-end.
Rama appela une fois de plus Wladimir.
- Alors ?, demanda Wladimir.
- Elle évite toujours tous mes appels..., soupira Rama. Elle ne m'a toujours pas dit que sa mère était décédée...
- Laisse-lui un peu de temps... Je crois qu'elle a encore du mal à te pardonner. Et que la sortie d'Uranie a dû la déstabiliser...
- Je faisais ça pour son bien, tu le sais mon frère ?
- Oui, je le sais. Mais elle est jeune, comme je l'étais quand j'ai rencontré Blanche. Elle ne voit pas le problème. Tu veilles sur elle, n'est-ce pas ?
- Bien sûr. Je suis l'homme de l'ombre. Je surveille de loin Marie B, je surveille aussi Satan. Mais, imaginons qu'Orlando meure vieux, comment fera-t-elle à ce moment-là ?
- Tu sais, soupira Wladimir. Vu son « espèce », on ne sait pas quelle espérance de vie elle a... Humaine, créature, ou autre ?
La remarque de Wladimir pinça le cœur de Rama. Ils discutèrent encore un moment avant de raccrocher. Rama ne se sentait pas bien. Ne devait-il pas essayer, encore une fois, de se faire pardonner ?
Satan observait toujours sa création. Wladimir, son tuteur créaturien, était toujours à Moscou, et il avait cru comprendre qu'elle s'était brouillée avec son frère d'armes. De plus, il avait cru deviner en espionnant la jeune femme que sa mère était décédée peu de temps avant. Sans soutien créaturien, psychologiquement affaiblie par le décès de sa mère, sans entrainement depuis longtemps... elle représentait une proie idéale. Il était temps pour Satan de devenir son prédateur...
- Tu es sûre que tu ne veux pas que je prenne aussi ma journée ?, demanda Orlando à Marie B.
- Non, non, t'inquiète. Je commence à le connaître ce notaire. Entre la succession de mon père et celle de ma mère... Il commence à me devenir familier !
- Du coup, tu as pris un rendez-vous le vendredi ?
- Oui, je rentrerai jeudi soir en train. Ça me donnera l'occasion d'aller voir mes parents.
- Tu ne veux pas aller manger chez mon père ?, questionna Ho Sang.
- C'est gentil Lóng. Mais je préfère être seule. Je vais chercher le pain, je reviens !
La jeune femme sortit, laissant ses deux amis et son petit-ami dans son appartement.
- Marie B commence vraiment à m'inquiéter, murmura Shinji lorsqu'elle fut partie. J'ai l'impression qu'elle se renferme de plus en plus sur elle-même...
- Ce n'est pas une impression, c'est le cas, ajouta Orlando. J'arrive à la faire rire de temps en temps, mais elle s'est jetée dans son travail. A ce rythme-là, un de ces jours, elle va nous faire un burn-out.
- Je pense que ses amis créaturiens lui manquent aussi, dit Ho Sang.
- Ses amis ? Quels amis ? Celui qui l'abandonne et part à l'autre bout de l'Europe ou celui qui a essayé de la faire rompre ?, s'exclama Orlando.
- Orlando, tu n'es pas juste. Wladimir est en tournée et, d'après ce que j'ai compris du peu que nous a dit Marie B, Rama s'inquiétait pour elle. Ce sont ses frères ! Ses frères de cœur !
Le jeune homme baissa la tête, penaud. Etre jaloux n'était pas dans sa façon d'être et ses habitudes, mais il n'aimait pas beaucoup ce qu'il avait appris de Rama et avait peur que sa copine ne se lasse de lui... Après tout, il n'était qu'un humain ! Comme lisant dans ses pensées, Shinji lui dit :
- Tu sais Orlando, Marie B n'aurait jamais rompu ses liens avec son frère d'armes si elle ne t'aimait pas, toi !
Marie B n'avait pas hâte de rentrer à l'appartement. Elle voulait être seule avec elle-même. Elle aurait tellement aimé que Wladimir et Rama soient là pour l'épauler, la soutenir et la conseiller. Vivre uniquement comme une humaine ne semblait pas lui réussir. Elle était aussi une créature. Les bruits, les odeurs et les lumières aveuglantes de la ville le lui rappelaient à chaque fois qu'elle sortait. Tout était exacerbé. La moindre poubelle lui transmettait des odeurs de café, sucre, fruits pourris et viande en décomposition. Les conversations des personnes qui l'entouraient se mêlaient, à un tel point qu'elle avait souvent du mal à se concentrer et pouvait avoir l'impression d'être sourde. Les lumières agressives, couplées à ses insomnies journalières, lui donnaient de splendides migraines... Elle n'était pas qu'humaine, elle était aussi une créature !
Satan s'était placé dans la bibliothèque où travaillait sa création. Il avait attendu que le gardien soit sorti pour regarder le planning papier des employés. Quelle idée d'être toujours au papier ! Les humains étaient vraiment stupides ! Il vit que la jeune femme ne devait pas travailler le vendredi de la semaine suivante. Voici l'aubaine qu'il lui manquait jusque-là !
Le jeudi midi, Jigoro appela Marie B. Il l'invitait à venir manger chez eux le soir. Tout d'abord, la jeune femme refusa puis, devant l'insistance du Maître, elle accepta la proposition. Elle savait qu'ils se faisaient tous du souci pour elle et les en remerciait.
Rama observait Satan. Il avait le pressentiment que la créature préparait quelque chose. Déjà, au Ministère, il était arrivé avec ses deux fidèles alliés, ceux-là même qui avaient tenté de kidnapper Marie B sept ans auparavant. Et cette vision ne lui disait rien de bon pour l'avenir. Comme sa sœur d'armes ne répondait toujours pas à ses appels, il décida de téléphoner à son frère d'armes afin de connaître l'emploi du temps de la jeune femme.
Le jeudi en fin d'après-midi, Marie B retrouva Rachelle dans le train. Cela faisait maintenant un an que la femme avait vendu son appartement d'Amiens pour vivre dans la maison de Jigoro. Son petit-frère Damien les avait rejoints le temps de ses études en informatique. Rachelle faisait donc tous les jours les allers-retours entre le village et la capitale, attendant qu'un poste de journaliste ne se libère en Picardie. Elles s'embrassèrent et s'engouffrèrent rapidement dans le train qui, quinze minutes avant le départ, commençait déjà à être bien rempli... A quarante-deux ans, Rachelle était une femme rayonnante, avec ses cheveux blonds mi- longs ébouriffés et des yeux magnifiques. La mort de la mère de Marie B l'avait beaucoup affectée, car elles étaient devenues amies, mais elle essayait de ne pas le montrer à la jeune femme.
- Je suis contente que tu viennes manger à la maison ce soir !
- Je voulais être seule à la base, mais votre invitation me fait plaisir. Après, j'irai voir mes parents.
- Je viendrai avec toi si ça ne te dérange pas.
Marie B ne répondit pas tout de suite.
- Juste nous deux, je veux dire, ajouta Rachelle.
- D'accord !, acquiesça Marie B, contente que sa visite au cimetière ne se transforme pas en procession.
Satan s'était installé non loin du village de Marie B. Il la vit passer en voiture, suivie d'un deuxième véhicule, qui l'attendit devant chez elle avant de l'emmener dans une autre maison. Conscient qu'une voiture inconnue allait attirer les soupçons des villageois, il sortit du village et se gara non loin d'un cimetière.
Rama était inquiet. Wladimir l'avait prévenu que Marie B devait rentrer seule chez elle, en Picardie, ce soir. Si Satan devait frapper, ce serait sûrement à ce moment-là. Il devait à tout prix l'en empêcher.
- Comment vas-tu, petite fille ?, demanda Takeshi.
Marie B regarda le vieil homme de soixante-dix-neuf ans. Le regard affûté du Maître d'arts martiaux la transperçait.
- Je fais avec !, ironisa-t-elle.
Yan et Kei-Ying, les grands-parents de Ho Sang, étaient décédés quelques années auparavant, et c'était David, Louis et Jimmy qui géraient le restaurant. Ils n'étaient donc pas là pour le repas du soir. Autour de la table se trouvaient donc Takeshi, Jigoro et Rachelle. Ils discutèrent tous les quatre, chacun ne sachant pas vraiment comment aborder le sujet du récent décès.
- Tu sais, Marie B, Ho Sang, Shinji et Orlando se font beaucoup de soucis pour toi, commença Jigoro.
- Je sais. Mais ça va, je gère, répondit l'intéressée.
- Et du côté de tes amis créaturiens ?, questionna Rachelle.
- C'est compliqué.
Marie B n'avait pas envie de s'étendre sur le sujet. Elle n'avait jamais aimé, et ce depuis le début, mêler sa vie créaturienne à sa vie humaine. Elle avait toujours peur pour ses proches humains et ce, en particulier depuis qu'elle s'était coupée de Rama. Elle se trouvait isolée sans lui et Wladimir. Plus encore, elle était vulnérable à nouveau.
Satan la sentit arriver. Elle n'était pas seule mais avec une humaine. Tant pis pour les dégâts collatéraux. Il n'avait que faire des humains. Il voulait sa création, et il l'aurait !
Marie B et Rachelle s'étaient rendues au cimetière à pieds, traversant le village et ensuite la départementale qui le séparait du lieu de repos des morts. Dans le jardin des souvenirs, elles s'étaient assises sur le banc, regardant au loin le livre de marbre avec les plaques des parents de la jeune femme. Sentant que Marie B avait besoin de se recueillir seule, Rachelle sortit du cimetière et alluma une cigarette, se plaçant à l'abri du vent derrière la haie de sapins. Elle entendit trop tard un bruit derrière elle et se retrouva avec un couteau sous la gorge et une main masculine sur la bouche afin de l'empêcher de crier...
Marie B sentit une odeur connue et dangereuse. Elle se leva d'un bond et vit arriver par la porte du cimetière Rachelle, menacée par Satan... Son sang ne fit qu'un tour.
- N'essaye même pas, ne tente même pas quoi que ce soit, Messager, sinon je la tue, menaça la créature.
Marie B ne pouvait rien faire. Au moindre mouvement, à la moindre tentative, elle savait que Satan n'hésiterait pas une seconde.
- Alors maintenant, tu vas obéir. C'est ta vie ou celle de cette humaine ! Soit tu m'appartiens, soit je la tue !
Marie B s'exécuta. Elle n'avait pas le choix. Jamais elle n'accepterait qu'un humain ne meure pour elle... et encore moins un de ses proches... Les yeux baissés vers le gravier qui crissait sous ses pas, et le vent soufflant derrière elle, elle ne vit pas une ombre se glisser derrière Satan.
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