I. Rencontre

[En média, l'état d'esprit du Messager]


Le Messager jeta un œil sur la télévision qui fonctionnait dans la salle d'attente. Ces endroits peu sympathiques avaient toujours le même visage, avec des personnes qui parfois parlaient entre-elles, parfois vous parlaient, ou restaient scotchées devant l'émission. Mais, ce jour-là, le dix-huit mai 2072, le Messager n'avait pas envie de communiquer avec elles. Elle ne pensait qu'à lui, à sa mort, et à tous ses proches qui l'avaient quittée, qui étaient partis, pour un autre monde ou nulle part, eux seuls pouvaient le savoir, mais ils n'étaient pas là pour le raconter.

Elle entendit quelqu'un prononcer son nom de famille humain et leva les yeux. Elle suivit la personne dans une salle voisine, s'assit sur la chaise gauche devant le bureau, en posant son sac à main sur la chaise à sa droite. La psychologue s'installa de l'autre côté du bureau sur son fauteuil, et le Messager l'observa rapidement. C'était une femme d'une quarantaine d'années, aux cheveux lisses, mi- longs et châtains. Elle portait des bijoux fantaisie, dont une bague amusante remplie de petites billes qui bougeaient à chaque fois qu'elle faisait un mouvement. Hélène, car c'était là son prénom, rompit le silence qui dominait la pièce depuis leur échange de politesse et demanda :

- Alors, pourquoi venir me voir aujourd'hui ?

Sa voix était douce, posée et le Messager devina de suite qu'elle n'était pas femme à trop ménager ses patients, ou à être mielleuse. Cela lui plut. Elle avait besoin de franchise, et n'avait jamais aimé, ni les hypocrites, ni les gens trop doux.

- Je suis ici car on m'a conseillé votre nom. Je suis à un tournant de ma vie et j'ai besoin d'aide pour faire un choix.

- Très bien, acquiesça Hélène. Quel est votre prénom ? Je n'ai que votre nom d'inscrit.

- Marie B.

Si Hélène trouva ce prénom curieux, elle n'en dit rien. Sans doute pensait-elle que le vrai prénom de la femme assise devant elle viendrait à ses oreilles en même temps que leur relation évoluerait et la confiance s'installerait.

- Si je peux me permettre, qui vous a conseillé de venir me consulter ?, demanda-t-elle.

- Mon médecin, lorsque j'ai évoqué le suicide, avoua le Messager.

La psychologue la questionna sur cette envie de suicide. Le Messager ne savait toujours pas quel serait finalement son choix, mais le fait d'avoir une personne externe, impartiale et objective lui faisait du bien. Elle considéra tout de suite Hélène comme un guide qui allait lui permettre de trouver des réponses, de se connaître elle-même, en remontant dans le temps et en se souvenant de tout ce qui avait construit sa vie jusque-là.

- Je viens de perdre l'amour de ma vie, mon mari... Je ne sais pas quoi faire. J'ai déjà perdu mes deux meilleurs amis l'année dernière... Je suis la seule survivante...

Le Messager regarda la psychologue, et elle lut dans ses yeux perçants que la femme ne se rendait pas compte de son âge réel. Elle n'ajouta rien et laissa répondre son interlocutrice.

- D'autres événements traumatisants dans votre vie à me signaler ?

La question fit sourire le Messager. La psychologue et son franc-parler commençaient à lui plaire. Des événements traumatisants, bien sûr, mais par lesquels commencer ? Hélène pensait être devant une femme d'une trentaine d'années, or le Messager allait bientôt atteindre les quatre-vingt-dix ans... Le Messager la plaignait d'avance...

- Bien. Autant commencer par quelque chose. Je m'appelle Marie B, comtesse de Kergianov. Mais les créatures me connaissent notamment sous le nom du Messager de la Vie et de la Mort. Je ne suis pas humaine, je ne suis pas créature. J'ai le cul entre deux chaises !, s'exclama le Messager. Des événements traumatisants : le décès de mes parents avant mes vingt-six ans, mon géniteur tué de mes propres mains, tous mes amis humains morts, le plus souvent de vieillesse. Des combats, du sang, la haine, l'amour... Un burn out aussi à mes trente ans, histoire de fêter mon anniversaire ! J'en oublie et je ne vous fais ici qu'un résumé très synthétique...

Le Messager se tut et regarda son interlocutrice. Celle-ci lui demanda :

- Et pourquoi venir voir une psychologue humaine ?

- Parce que c'est mon humanité qui est aujourd'hui touchée.

La psychologue acquiesça, puis ajouta qu'elle prendrait des notes de leurs rendez-vous après les séances, lesdites notes seraient ensuite détruites. Le Messager acquiesça. Elles convinrent donc d'un rendez-vous deux semaines plus tard, après l'enterrement d'Orlando.

De retour chez elle, le Messager se prépara un thé et sortit s'asseoir sur un fauteuil dehors avec une cigarette. Plus de cinquante ans qu'elle n'avait pas fumé seule. Elle avait arrêté à un peu plus de trente ans et n'avait jamais refumé qu'uniquement lors de soirées, en particulier avec Rachelle, Ho Sang ou Rama. Elle avala une bouffée de fumée et ferma les yeux. Elle revit la mort d'Orlando, dans ses bras, souriant malgré tout dans son sommeil. Son dernier souffle. On s'imagine toujours que le dernier souffle sera plus intense, plus profond, plus marqué, différent. Mais cela, elle le savait depuis la mort de son père, était faux. Le dernier était semblable aux autres, c'était juste, le dernier. Le sourire d'Orlando planait dans son esprit. Comme sa propre mère, il était parti heureux et en paix avec lui-même. Alors, devait-elle partir maintenant, en étant malheureuse et avec ce sentiment d'inachevé dans la bouche ? Un arrière-goût âcre de gâchis ?

Elle se leva soudain, écrasant sa cigarette à peine terminée. Elle devait préparer le discours qu'elle tiendrait le lendemain après-midi, lors de la crémation de son époux...


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