Désobeissance

Thomas était resté un très long moment allongé contre le corps inerte de Sarah. Ses vêtements étaient couverts de son sang mais il n'en avait pas conscience. Virginia dut lui parler pendant plus de dix minutes pour qu'il consente à se relever et laisser le médecin et un autre homme transporter la dépouille de Sarah afin de la préparer pour son enterrement.

Le jeune homme, incapable de rester dans la chambre de celle qu'il avait aimée, se précipita dans le parc pour laisser libre cours à son chagrin. Le visage très pâle et les traits tirés, il ne réintégra la vaste demeure qu'au moment du dîner. Il passa dans sa chambre pour changer de vêtements puis dans le hall d'entrée il croisa le gouverneur qui venait de rentrer et qui était mis au courant du décès de son épouse par le médecin.

John Beckett ne semblait même pas touché par la nouvelle. Il se contenta de faire un bref signe de tête puis il s'approcha de Thomas :

- Son père m'avait confié qu'elle avait la santé fragile. Le climat de ce pays ne lui convenait pas sans doute. La cause du décès est une infection qui a entraîné une importante hémorragie. Personne n'aurait pu la sauver. Il n'y aura pas de funérailles publiques. Je vais demander à ce que Sarah soit enterrée au fond de la propriété. Je n'ai pas le temps d'organiser quelque chose. A ce sujet, je vais avoir besoin de ton aide. Suis-moi dans mon bureau.

Thomas suivit le gouverneur en tentant tant bien que mal de cacher son profond dégoût.

Et quand John Beckett lui expliqua la raison de son emploi du temps extrêmement chargé, il dû faire un violent effort pour rester assis sur sa chaise alors qu'il ressentait une envie puissante d'étrangler cet homme froid et sans cœur.

- Les cachots ne sont plus assez nombreux pour enfermer toute cette vermine qui court dans les rues de Port Saint-Mary. Un bateau est encore arrivé ce matin avec une cale pleine de prisonniers. J'ai utilisé quelques hommes pour diverses réparations mais à présent il est temps de s'en débarrasser définitivement.

- Et...qu'attendez-vous de moi ?

- J'ai besoin d'un secrétaire pour noter toutes les exécutions qui auront été réalisées. Les hommes du Commodore sont déjà fort occupés, je ne peux leur demander ce travail supplémentaire. Et j'ai également besoin de toi pour accompagner les plus jeunes prisonniers dans leur cellule. Nous partirons demain matin à l'aube. Il y a plus de cent personnes en attente d'une pendaison et la grande potence n'est plus utilisable pour l'instant.

Thomas acquiesça de la tête tout en se disant qu'il n'allait plus être capable de rester dans la demeure du gouverneur encore très longtemps. Quand il regagna sa chambre, il se sentit très las. Il croisa Virginia qui avait préparé son lit et il s'effondra dans ses bras.

- C'est ma faute si elle est morte ! Ma faute !

- Non Monsieur Thomas. Vous n'auriez pas pu prévoir ce qui allait arriver. Même si elle m'avait donné ma journée, j'aurais dû lui rendre visite pour m'assurer que tout allait bien et je ne l'ai pas fait. Vous savez,...vous l'avez rendue heureuse, vraiment heureuse.

- Mais ça ne la fera pas revenir !

- Qu'allez-vous faire à présent ?

- Je n'ai pas vraiment le choix. Je n'ai nulle part où aller. Je suis donc obligé de rester pour aider le gouverneur tant que je ne trouve pas du travail.

- Mais si vous aidez Monsieur Beckett, il va vous payer ?

- Peu importe. Virginia, je déteste cet homme. Dès que je le pourrais je quitterai cette maison.

- Je vous comprends. Je m'excuse de devoir vous le demander, mais pour vos repas à présent ?

- Je serai très souvent absent. J'accompagne le gouverneur demain toute la journée et sans doute...les prochains jours également.

Après le départ de Virginia, Thomas se recroquevilla sur son lit et il pleura pendant de longues heures la perte de sa chère Sarah. Le lendemain matin, il était très pâle mais il réussit à garder une certaine contenance face à John Beckett. Le jeune homme ne dit rien et se contenta d'écouter le gouverneur durant le court trajet qui les mena vers la forteresse qui dominait la ville.

Devant les lourdes portes qui en barraient l'accès, une potence avait était installée et elle était entourée de nombreux soldats anglais. Les habitants de Port Saint-Mary semblaient peu disposés à assister aux exécutions mais quelques hommes commençaient à s'approcher lentement. Pendant que le gouverneur discutait avec les hommes du Commodore Tyndall, Thomas fut envoyé dans les cachots afin de regrouper dans deux cellules les enfants de moins de douze ans.

Le jeune homme se retrouva dans un très long couloir peu éclairé dont les dalles de pierre étaient en partie recouvertes de paille. Il faisait froid, presque glacial et une odeur répugnante d'urine et d'excréments émanait de chaque cellule où s'entassaient des dizaines de prisonniers de tous âges. Thomas fut amené au fond du couloir où il se retrouva face à une quinzaine d'enfants dont les vêtements étaient sales et déchirés et qui le regardaient d'un air apeuré. Il se demanda alors comment tous ces gamins avaient pu se retrouver parmi les pirates.

Cette réflexion le fit sursauter et, pour la première fois depuis cinq ans, il repensa à la petite fille du Black Hawk dont il avait complètement oublié l'existence. Dans la très brève correspondance qu'il entretenait avec Samuel Hawkins, jamais le capitaine du Storm n'avait évoqué Kathryn Rotherfield. Pourtant, selon ses dires, il avait prévu de l'emmener avec lui sur son navire. Avait-il changé d'avis ? Le jeune homme se promit de lui poser la question lorsqu'il lui transmettrait un nouveau courrier.

Le cri d'un petit garçon lui fit alors tourner la tête : l'enfant, qui ne devait pas avoir plus de huit ans, s'était assis dans un coin du cachot et il n'arrivait plus à retenir ses larmes. Ecœuré, Thomas regarda autour de lui, sans trop savoir ce qu'il cherchait puis ses yeux se posèrent sur une petite porte en bois. Assuré qu'il était à présent seul dans le couloir, il se dirigea rapidement vers elle et à sa grande surprise il constata qu'elle donnait sur l'arrière de la forteresse, un endroit désert où il n'y avait aucun garde en faction.

Rapidement, il ouvrit la cellule où étaient enfermés les enfants puis il les poussa vers la porte en leur demandant de fuir et de chercher une famille qui pourrait les accueillir et les cacher. Thomas savait que beaucoup d'habitants n'appréciaient pas les méthodes de John Beckett et il était convaincu que tous ces gamins pourraient trouver un abri où ils ne devraient plus craindre la pendaison.

Le jeune homme réfléchit ensuite à l'excuse qu'il pourrait donner au gouverneur puis il se rappela que l'un des hommes du Commodore avait évoqué un navire qui avait quitté le port pendant la nuit sans prévenir de son départ. Il remonta rapidement à l'air libre et se dirigea d'un pas pressé vers la petite table que John Beckett avait installée non loin de la potence. En essayant d'être le plus ennuyé possible, Thomas expliqua au gouverneur que la cellule qui lui avait été indiquée était vide et que nulle part dans les cachots il n'avait vu d'enfants.

- Tu en es certain ?

- J'ai regardé dans toutes les cellules, j'ai inspecté les différents couloirs mais je regrette, il n'y a aucun enfant parmi les prisonniers.

- Mais comment... ? Commodore !

Thomas vit approcher Andrew Tyndall accompagné de son fils qui avait toujours l'air aussi hautain.

- Andrew mon cher, y a-t-il des hommes qui manquent à l'appel ce matin ?

- Quatre Monsieur. D'après mes renseignements ils se sont enfuis à bord de ce bateau cette nuit et...

- Comment ont-ils eu accès aux clés des cachots ?

- Les clés des...cachots ? Je...je l'ignore Monsieur, je...

- Il se trouve que Thomas vient de s'y rendre à ma demande et il m'a rapporté une chose étrange : la cellule où étaient enfermés les enfants est...vide. Et il n'y a aucune trace d'eux dans la forteresse.

- Je ne vois pas...

- Le problème Andrew c'est que vous ne voyez pas grand-chose. Dois-je envisager de vous remplacer ? Auriez-vous quelques soucis à vous faire respecter de vos hommes ?

- Je vous assure Monsieur que...

- Il suffit. Faite débuter les exécutions. Nous retrouverons ces enfants plus tard.

Pendant toute la journée, sous le regard écœuré de Thomas, des dizaines d'hommes et de femmes coupables d'actes de piraterie ou de trahison envers la couronne d'Angleterre furent pendus sous ses yeux. Pas une fois le gouverneur ne leva la tête vers la potence : il se contentait de lire des documents tandis que le jeune homme devait prendre note du nom de chaque prisonnier exécuté.

Les semaines et les mois suivants, il assista à divers procès qui lui semblaient tous plus injustes les uns que les autres et il commença à échafauder un plan pour libérer le plus possible de captifs qui ne méritaient pas, à sons sens, d'être jugés et exécutés. Il devait également veiller à ce qu'aucun homme de Samuel Hawkins ne se fasse arrêter au risque de provoquer la colère du pirate. Son emploi du temps devint aussi chargé que celui du gouverneur, ce qui convenait fort bien à Thomas car chaque soir il s'effondrait sur son lit, épuisé et il s'endormait presque instantanément, ce qui lui évitait de songer à ce jour cruel où il avait découvert le corps sans vie de Sarah.

Le jeune homme reçut ensuite du gouverneur la tâche de préparer les dossiers des captifs en vue de leur procès : une nouvelle fois, il chercha à trouver des failles dans l'organisation presque parfaite de John Beckett et quand il en avait l'occasion, il modifiait ou faisait disparaître certains documents importants rendant impossible la condamnation de plusieurs prisonniers. Tout comme il avait pu orienter les soupçons vers les hommes du Commodore lors des évasions qu'il organisait régulièrement, Thomas avait réussi à convaincre John Beckett de la culpabilité de deux hommes siégeant au tribunal chargé de prononcer les sentences à l'égard des détenus.

Il n'avait pas choisi ces derniers au hasard : il avait patiemment pris des renseignements sur l'ensemble des personnes amenées à travailler avec le gouverneur et il s'était rendu compte que deux individus avaient eu un différend avec John Beckett juste après son arrivée à Port Saint-Mary et que leur rivalité était connue de tous. Le gouverneur n'avait alors pas cherché très loin quand les dossiers impossibles à traiter s'étaient accumulés sur son bureau. Les deux hommes continuaient cependant à siéger au tribunal car ils appartenaient à deux familles très appréciées du Roi George et John Beckett n'avait pas les moyens de les renvoyer séance tenante en Angleterre ou de les faire enfermer dans un cachot.

Un peu plus d'un an après la mort de Sarah, Thomas reçut des mains de John Beckett une lourde enveloppe portant le sceau royal. Le jeune homme regarda le gouverneur d'un air intrigué tout en se demandant s'il n'y avait pas une erreur. Il ouvrit fébrilement la missive et il découvrit un document signé par le Roi George lui accordant des terres et le titre de Comte pour récompense civile et service rendu à un représentant de la Couronne.

Thomas regarda John Beckett totalement incrédule.

- Je t'avais indiqué, lorsque tu nous as sauvés la vie à Sarah et moi, que ce geste méritait une récompense. L'un de mes proches amis travaille au cabinet du Roi George. Je lui ai envoyé un rapport circonstancié des faits, je suis satisfait de voir qu'il a pu transmettre ma demande et que celle-ci a reçu une réponse favorable.

Te voici donc Lord Thomas Stanford, Comte d'Hansworth. Je t'en félicite, tu mérites amplement cette distinction.

Le jeune homme se retient de répondre au gouverneur qu'il se moquait éperdument de ce titre qu'il ne voulait et n'avait pas demandé. Il fit un petit signe de tête à John Beckett et il se rendit dans la vaste bibliothèque de la maison pour y étudier au calme quelques documents que le gouverneur lui avait remis au sujet de Samuel Hawkins. Il eut à peine le temps de prendre connaissance de toutes les informations que Virginia fit entrer Christopher Tyndall dans la pièce.

- Cher ami...ou devrais-je dire, cher Comte ? Mon père m'a proposé de mener une mission en son propre nom et John a donné son accord pour que vous m'accompagniez.

- De quoi s'agit-il ?

- Nous devons ramener le capitaine Samuel Hawkins à Port Saint-Mary pour y être jugé. Le Roi commence à être fatigué des exploits de ce pirate. Non seulement cet homme a coulé bon nombres de vaisseaux de la Royal Navy mais il a également volé d'importantes sommes d'argent à la Couronne. Il est grand temps de mettre fin à tout cela. Nous embarquons demain matin.

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