The plot (le complot)


Penchée au-dessus de la table, O'Brien reprisait une nappe. Absente à elle-même, l'ancienne femme de chambre de Cora semblait ne pas accorder la moindre attention à son ouvrage. Ses doigts poussaient l'aiguille sur le tissu comme une machine bien huilée. Vieille routière du service, O'Brien n'avait plus besoin de se concentrer pour coudre, repriser, repiquer. Elle pratiquait depuis des années, sur les chapeaux, les robes, les bas, les manteaux, les jupons. Quinze ans à s'occuper de la comtesse, à réaliser ses moindres désirs, à anticiper en permanence ce dont elle avait besoin, à veiller à ce qu'elle ne manque de rien, ni de sa crème pour les mains, ni de son parfum favori. Quinze ans d'attention, de dévouement, d'investissement. Mais rien en retour, ou si peu. Pas une once de gratitude. Soulevant le col en dentelle de sa robe noire, O'Brien lâcha un soupir. Malgré tous ses efforts, Cora ne l'avait pas emmenée avec elle à New York. Et ça, ça ne passait pas. La nuque douloureuse, elle releva lentement la tête et s'absorba dans la contemplation passive de l'armoire à vaisselle en face d'elle. Finirait-elle comme une de ces assiettes, figée sur une étagère, inutile et poussiéreuse ? En la laissant à Downton, la comtesse ne lui avait pas seulement brisé le cœur : elle l'avait aussi privée de toute influence. Grâce aux confidences de Cora, O'Brien avait disposé de certaines informations avant les autres, ce qui lui avait déjà sauvé la mise, et permis de monter quelques chausse-trappes contre les importuns. C'en était fini. Elle était réduite à servir d'auxiliaire à Mme Hugues, la responsable des femmes de chambre. Quelle humiliation !

Absorbée dans ses ruminations, elle n'aperçut pas Thomas qui se tenait sur le seuil de la salle des domestiques et qui l'observait, amusé par la déchéance de sa complice. Il avait envie de la titiller un peu :

« Hé bien, on dirait que ce n'est pas la grande forme !

_ Qu'est-ce que tu veux ?

_ Rien, discuter. Tu n'as pas l'air d'aller bien fort.

_ Je reprise des nappes, si tu crois que c'est amusant...

_ Et bien sûr, à rester ainsi en bas, tu n'es pas au courant des dernières nouvelles ! ajouta Thomas, triomphant.

_ Quelles nouvelles ?

Thomas quitta le seuil de la pièce et vient s'asseoir à la table, en face d' O'Brien. Il reprit :

_ Hé bien, je ne sais pas si tu mérites que je te le dise...

_ Arrête ! Je te rappelle que je t'ai été utile plus d'une fois dans le passé. Quelles sont ces nouvelles ?

_ Tu te souviens de la femme de chambre qui était veuve de guerre, Jane, et qui tournicotait autour du comte en minaudant ?

_ Oui, la brune qui est partie brutalement...

_ Hé bien elle est revenue, cette nuit !

_ Revenue cette nuit ? Mais comment ? Pourquoi ?

_ Son fils avait disparu. Il avait été attaqué à la sortie du village. Et notre chère petite Jane, sirupeuse comme le miel et trempée comme une souche est venue demander de l'aide à Monsieur le comte. Rien que ça !

O'Brien était médusée. Quel culot avait cette petite dinde ! Oser venir en pleine nuit et s'adresser directement au maître des lieux, quel toupet et quel manque de respect !

_ Mais... elle a passé la nuit ici ?

_ Oui, et sous bonne garde : il l'a veillée dans la chambre d'amis. Le capitaine Sipley a retrouvé le morveux, et voilà Miss Moorsum invitée par le comte pour une durée indéterminée.

_ Mais ça ne va pas durer, elle va reprendre son gamin et rentrer chez elle ! Pour qui elle se prend ? La nouvelle comtesse ?

_ Tu ne crois pas si bien dire, à mon avis. J'ai observé le comte ce matin : il n'a d'yeux que pour elle... Tu pourrais bien devenir sa femme de chambre d'ici quelques temps, ce serait amusant, non ?

O'Brien sentit son cœur se soulever de révolte et de haine. Elle enrageait, vociférait contre sa nouvelle ennemie. Devenir la femme de chambre de cette garce qui se prenait pour une grande dame ? Jamais ! S'abaisser à servir cette peste qui la regarderait de haut alors qu'elle n'était rien qu'une domestique ? C'est était trop ! Elle se pencha en avant vers Thomas :

_ Il n'en est pas question, tu m'entends ? Plutôt mourir !

_ Hé bien, tu as intérêt à agir en amont, si tu veux mon avis. Trouve quelque chose pour contrarier les plans matrimoniaux de la soubrette qui veut grimper dans la société.

_ Fais-moi confiance, j'en ai brisé des plus coriaces. Elle n'est rien.

_ As-tu besoin d'un allié ?

_ Plus que jamais, Thomas. Plus que jamais...

La fumée de cigarette soufflée par Thomas au visage d'O'Brien dessinait un cercle de fer au-dessus de leurs têtes.


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