Spleen


Les yeux dans le vague, Robert Crawley, Comte de Grantham, fixait au loin les arbres du parc plier sous la pluie et le vent. Le soir tombait peu à peu sur cette morne journée de décembre, et le ciel gris semblait enfin se teinter du "midnight blue" qui annonçait la nuit. Après le dîner, il avait passé une robe de chambre sur sa chemise de tenue. Assis à son bureau en face de la fenêtre, Robert semblait perdu dans ses architectures, labyrinthes de pensées, mondes perdus dont il ne détenait pas la clé. Son esprit reconstruisait les chemins obscurs tissés par le destin de sa famille comme un enchevêtrement de toiles dans son existence. Un verre de whisky à la main, il se demandait quelle force inconnue, quelle puissance irrésistible avait insufflé les événements de sa vie ces dernières années. La mort de son héritier dans le naufrage du Titanic, la guerre, les tranchées de France, son cousin Matthew revenu brisé. L'amour déraisonné de sa fille Sybil pour ce chauffeur, leur fuite, leur révolte. Puis il avait semblé que la joie et l'espoir revenaient à Downton. Matthew qui remarchait, Sybil qui allait avoir un enfant, son autre fille Mary enfin disposée à écouter son cœur. Mais non, l'accalmie dans les catastrophes n'avait pas duré. La grippe espagnole, la perte subite de Matthew dans un accident de voiture, puis la mort de Sybil pendant son accouchement avaient de nouveau tué toute joie de vivre. Sa femme, Cora, ne lui avait pardonné ni sa gestion aventureuse du domaine ni la mort de leur fille. Il sentait qu'elle l'évitait, le fuyait. Ils ne partageaient plus rien, pas même leurs nuits. Demandant le recul que la situation exigeait, Cora était partie rejoindre sa mère, à New York. Depuis quatre mois déjà... Seul rayon de soleil dans ces années noires : Jane. Face à elle, il perdait tout contrôle. Il se sentait vivre, vibrer, respirer, libéré de tout devoir, de toute convenance, de toutes ces prisons sociales qui avaient grillagé sa vie. Au fil des jours, une attirance grandissait en lui sans qu'aucune de ses résistances rationnelles ne puisse la réfréner. Il avait bien tenté de résister, mais chaque apparition de la jeune femme, dans sa simplicité et sa tendre quiétude, avait fait tomber le mur qu'il essayait de dresser entre eux. Du jour où il avait cédé à son désir et l'avait embrassée sans retenue, la digue de sa raison avait rompu. Attentionnée et inoffensive, Jane partageait ses sentiments et était prête à rester dans l'ombre, par amour pour lui, simplement. Par suite, il avait commis toutes les imprudences, laissant s'entrelacer les algues du désir. Si son valet de pied, John Bates, ne les avait pas interrompus un soir dans sa chambre, ils auraient commis l'irréparable. Poussée par sa volonté de ne rien détruire de la vie du Comte, Jane était partie d'elle-même. Cédant aux injonctions du devoir, il ne l'avait pas retenue car tout avenir entre eux semblait impossible et il voulait lui rendre sa liberté. Désemparé, il se réfugiait souvent dans la bulle insensée de cette pensée intime où son ancienne femme de chambre lui souriait dans le soleil couchant.

Jane...Qu'était-elle devenue ? Vivait-elle encore dans la région ? Sans doute, puisque grâce à l'aide financière fournie à Jane lors de son départ, son fils, Freddy, excellait dans les rangs de l'école de Ripon. Avait-elle refait sa vie ? L'avait-elle oublié ? Oh, c'était bien sa faute ! Il se sentait responsable de cet immense gâchis. S'il avait pu garder Jane auprès de lui, sa vie aujourd'hui serait bien différente. Mais non, le devoir, le sens de l'honneur, la fidélité, le qu'en dira-t-on ? Il avait été plus sensible au risque de scandale qu'à l'amour d'une femme qui aurait tout donné pour lui, et qui l'aimait comme il était. Une femme contre qui il n'aurait pas lutté jour après jour. Culpabilité, frustration, désir, espoir tourbillonnaient dans son esprit sans cesser de le tourmenter. Quelle importance maintenant... Il ne lui restait plus qu'à se remémorer le délice de leurs baisers volés, leurs regards échangés, cette sensation étrange qui lui torsadait le cœur quand il la croisait par hasard, la crainte de se faire découvrir par Cora, ou par Carson, le majordome. Les moments où il observait Jane en cachette, sans qu'elle-même se doutât de rien. Il aurait pu la regarder des heures attiser un feu, servir le thé, repriser un tablier. A peine relevait-elle son doux regard qu'il disparaissait dans un souffle. Jane l'avait aimé comme nulle autre femme dans sa vie : tel qu'il était, sans reproches, sans pressions, sans contraintes. Depuis qu'elle était partie, elle peuplait ses rêves. Au réveil, elle apparaissait dans les plis du drap, tant la force de ses songes lui donnait réalité. Assis au coin du feu, il fermait parfois les yeux et s'imaginait avec elle sous les arbres du lac, un après-midi d'été. Il ressortait de ces rêveries plus malheureux encore : le galop fou de son imagination lui faisait autant de mal que de bien.

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