Secret Garden


Après le départ du capitaine Sipley et de ses hommes, Bates avait proposé de s'occuper de Freddy pour la matinée. Passionné de chevaux, l'enfant était bien content de visiter les écuries plutôt que d'aller à l'école. Jane avait jugé que, vu l'état de sa bosse sur la tête, il était préférable qu'il reste au calme et qu'il récupère de l'agression dont il avait été victime. Le comte avait saisi l'occasion pour inviter Jane à l'accompagner pour une promenade dans le parc, dans les timides rayons de l'hiver.

Ils partirent donc, marchant côte à côte, mais à distance raisonnable, sur un sentier que Jane ne connaissait pas. Elle tentait d'observer à la dérobée le visage du comte, de deviner son intérieur, sans qu'il le remarquât. Il se tenait très droit, et prenait garde à mettre son pas au rythme de la marche de Jane. Il regardait au loin, de sorte qu'elle ne parvenait qu'à distinguer son profil. Lorsque le vent tourbillonnait avec suffisamment de délicatesse, il lui poussait l'odeur de Robert, faite de cigare, de parfum et quelque chose d'autre qu'elle ne pouvait décrire. A ce moment elle tentait de respirer le plus profondément possible, afin d'inscrire ces senteurs en elle et ne jamais les oublier.

Une fois qu'ils eurent tourné au coin du grand orme, elle savait que plus personne à Downton ne pouvait les voir. Ils étaient devenus invisibles à la société du château. Elle fût alors envahie d'un grand soulagement : depuis son arrivée, elle sentait les regards désapprobateurs de ses anciens collègues de travail, à commencer par Carson ou O'Brien. Penser que plus personne d'autre que le comte ne pouvait la regarder lui prodiguait du calme, une aération de tout son être. Robert tentait de deviser tout en masquant son trouble de se retrouver seul avec la jeune femme.

_ Je vous propose d'aller nous promener autour du lac : la lumière est claire, et même en hiver, le chemin très agréable.

Ce faisant, il lui tendit son coude pour qu'elle s'appuyât sur son bras. Elle se tourna vers lui et leurs regards se croisèrent. A la fois attirée et prise d'une folle timidité, Jane passa sa main autour du manteau de Robert. Il vit un brin de rougeur envahir ses joues et esquissa un sourire. Elle le lui rendit et ne sût que faire à part baisser les yeux et continuer de marcher à ses côtés.

_ Freddy semblait aller bien, malgré cette horrible bosse ! dit-il en riant.

_ Oui, Dieu merci ils l'ont rapidement retrouvé. Je dois vous dire ma honte de m'être ainsi présentée à vous, en pleine nuit et sans m'être annoncée. Je ne savais pas vers qui d'autre me tourner. J'espère que vous me pardonnerez mon audace.

Après un moment de silence, le compte répondit :

_ Je n'ai rien à vous pardonner.

Ils étaient arrivés au bord du lac. Des cygnes nageaient paisiblement à la surface. Les roseaux bruissaient dans le vent. Rien ne venait troubler cette tranquillité. Jane tenait toujours le bras de Robert. Ce simple contact suffisait à lui faire perdre le fil de la raison. Tous deux se tenaient debout, l'un à côté de l'autre, face aux eaux troublantes. Le comte reprit :

_ Rien à vous pardonner. En fait, vous m'avez rendu service. Je désespérais de vous revoir.

Ses paroles restèrent quelques instants suspendues entre eux. Jane sentit comme une nuée de papillons qui virevoltaient dans son ventre. Le comte cessa de regarder l'horizon et se tourna vers elle. Elle ne put que faire de même. Il continua :

_ Les choses n'ont pas été simples depuis que vous êtes partie, et j'ai regretté votre présence chaque jour. Je me sens bien quand vous êtes là, vous avez toujours eu cet effet sur moi.

Il plongea son regard dans les yeux de Jane, observant ses réactions. Il vit seulement qu'elle était troublée et ne parvenait à répondre, sa bouche entrouverte, si désirable, ne laissait passer les mots. Face à son silence ambigu, il décida d'aller jusqu'au bout.

_ J'ai passé ces semaines à me demander ce que vous étiez devenue, si vous aviez trouvé une nouvelle vie, un nouvel emploi et peut-être... un autre homme pour partager vos jours...

Jane vit une lueur de tristesse passer dans les yeux bleus qu'elle n'avait plus vus qu'en rêve depuis ces longs mois d'incertitude. Elle secoua la tête en signe de dénégation et retrouva enfin la parole.

_ Non, Monsieur. J'ai chéri à chaque seconde le souvenir de vous, vos mots, vos gestes, même ceux qui nous ont séparés. Je les ai gardés, comme une pierre précieuse que l'on doit préserver de la lumière afin de la garder intacte. Croyez-le ou non, j'ai pensé à vous à chaque seconde, j'ai rêvé de vous chaque nuit. Et je ne vous ai pas remplacé...

Sa main avait quitté le bras du comte pour se poser inconsciemment sur le médaillon qu'elle portait à la poitrine, comme pour appuyer son propos, prouver sa véracité. Robert s'avança vers elle, se pencha vers son visage sans la quitter des yeux, passa ses bras autour de sa taille et l'embrassa délicatement. Au contact de ses lèvres, Jane sentit un relâchement subit, les tensions quittant enfin son corps, comme si elle se transformait en une substance dénuée de muscles. La tête lui tourna, les papillons s'agitaient dans son ventre. Craignant de défaillir, elle s'agrippa aux épaules du comte, seule certitude dans un monde qui tournait autour d'elle, la privant de repères, de sol sous ses pieds, de réalité dans son âme. Il fallait à tout prix qu'il continuât : s'il arrêtait, elle risquait de défaillir. Et tandis qu'il l'embrassait et l'embrassait encore, qu'il commençait à rapprocher leurs corps dans la douce étreinte de ses bras, en la serrant un peu plus fort, oh, elle eût voulu qu'il l'aspirât toute entière. Que le vent de l'hiver fonde leurs deux corps en un seul, qu'il fut elle et qu'elle fut lui, dans la fusion d'un temps suspendu. C'était un baiser d'une douceur extrême, un baiser enveloppant, rassurant. Jane sentait à nouveau les effluves masculines de cigare et de parfum. Ce baiser n'était en rien semblable avec le premier qu'ils avaient échangé pendant la guerre, ce jour où Robert avait perdu la maîtrise de lui-même et s'était précipité sur elle. Non, ce baiser près du lac n'avait rien à voir. Le comte continuait à l'embrasser doucement et Jane sentit ses forces l'abandonner. Alanguie, prise de vertiges, elle ramollissait entre les bras de Robert. Rompant leur baiser, il enserra sa taille et vit sa pâleur.

_ Venez, il y a un banc un peu plus loin.

Jane s'appuya de nouveau sur lui, ils marchèrent ainsi quelques pas et s'assirent sur le banc. Robert tenait toujours Jane dans ses bras. Fort heureusement, elle avait repris ses esprits, des couleurs aussi.

_ Jane, je ne sais pas de quoi l'avenir sera fait. Etant toujours marié à Cora, je ne peux pas m'engager auprès de vous. Il faut me laisser un peu de temps.

_ Le temps m'est bien égal, Monsieur, du moment que nous partageons autre chose.

_ Bien sûr, nous pourrons nous voir mais il faudra rester discrets jusqu'à ce que tout soit arrangé.

_ J'attendrai le temps qu'il faudra.

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