Chapitre 3
Jack Grimm vivait dans un petit ranch isolé, au cœur des petites montagnes qui bordaient les villes de Morgan Hill et San Martin. Il lui avait fallu un empire pour ne pas arrêter tous les contrevenants qui conduisaient comme des dingues sur la 101 et rentrer rapidement chez elle pour prendre une bonne douche bouillante. Elle accueillit avec reconnaissance les démonstrations de joie des trois grands chiens qui étaient venus l'accueillir à la barrière en entendant le pick-up de leur humaine arriver. C'étaient trois bâtards aux mâchoires impressionnantes et dont le plus léger pesait au bas mot une cinquantaine de kilos. Une sorte de petit Jack Russell qui sautillait sur trois pattes se faufila entre les géants pour se mettre à sauter comme un ressort autour de la voiture qui roulait au ralenti sur le chemin de poussière menant au ranch.
La visite à San Quentin avait pris plus de temps que ce qu'elle aurait cru. Et Nagendra Rajani avait pris un plaisir maléfique à se moquer d'elle. L'homme n'était certes pas le Sandman, mais la jeune enquêtrice estimait néanmoins qu'il était un criminel endurci, au profil sociopathe. Il avait mentionné le whisky de prédilection de la jeune femme, le Fireball – souvenirs d'université – uniquement pour lui rappeler qu'elle adorait ça, elle en était convaincue. Il avait beau lui avoir lancé ça sous une forme de reproche, l'enquêtrice savait que Rajani avait voulu titiller son penchant à boire un peu trop régulièrement sous l'effet du stress.
Jack ôta ses bottines, son jean noir et dégrafa d'une main son soutien-gorge qui vola à travers le séjour pour atterrir quelque part, entre le poste de télévision et l'arbre à chat. Daphné, la petite chatte blanche qui dormait, roucoula doucement sans se réveiller tout à fait. Grimm plongea la tête dans la fourrure épaisse de l'animal qui roula sur le dos. Lorsque la jeune femme releva la tête, elle avait les joues baignées de larmes. Elle sentit les langues chaudes de ses grands chiens lui couvrir les oreilles de bave et se redressa avec un rire mouillé.
***
Nagendra Rajani fut libéré trois jours plus tard. Jack n'avait pas réussi à obtenir de libération précoce, elle n'avait pas non plus réussi à obtenir l'heure ou même la date de sortie de l'homme aux yeux de chat. L'administration pénitentiaire était encore plus opaque que les services de police et l'enquêtrice dut continuer à travailler tout en se demandant quand elle recevrait le nom de la prochaine victime du Sandman. Ça n'était pas une question de si, c'était une question de quand. Ce qui irritait la jeune enquêtrice au dernier degré était l'attitude désinvolte des politiques qui géraient la Baie de San Francisco et ses alentours : ils étaient sur le front face aux médias, mais aucune subvention n'était venue alimenter les efforts promis par les hommes politiques. L'équipe de science du comportement de Quantico avait été notifiée mais était déjà débordée. Elle avait cependant accepté de se pencher sur le sujet et avait décidé d'envoyer deux spécialistes à San Francisco. Mike Juliano, le coéquipier « senior » de Jack Grimm, terriblement bourru et trop proche de la retraite pour aimer prendre des risques inutiles, avait néanmoins réussi à trouver le moyen de redonner le sourire à sa pupille en devenant son fournisseur officiel en confiseries et viennoiseries.
Lorsque Jack rentra, lessivée, un vendredi soir, elle était tellement sur les rotules qu'elle avait enfin réussi à oublier le Sandman, Nagendra Rajani et la prison de San Quentin. En entrant chez elle, elle souscrivit au rituel habituel du strip-tease dans le salon, se mettant à l'aise et prévoyant de partir faire une balade avec David, l'un des quatre chevaux qui vivaient en toute quiétude sur le ranch. Elle en profiterait pour vérifier que les alarmes de la clôture fonctionnaient toujours. Dans la salle de bains, elle se défit de son arme de service et posa le holster dans l'évier pour prendre une douche bien méritée, heureuse de bénéficier d'un long week-end : elle aurait tout le loisir de réétudier les nombreuses scènes de crimes que le Sandman avait laissées dans son sillage. Grimm resta un peu plus longtemps que nécessaire sous la douche – à vrai dire jusqu'à ce que le ballon d'eau chaude décide que c'en était trop et ne fournisse plus le réconfort dont l'enquêtrice avait cruellement besoin.
— Eeeet zut...
Elle tendit le bras en soupirant pour attraper la grande serviette éponge, se demandant si elle avait pensé à la changer ces derniers jours, et émergea de la large baignoire dont les joints devaient avoir été refaits dans les années quatre-vingt-dix. Elle attacha la serviette sous ses aisselles et voulut essorer ses cheveux bruns au-dessus de la baignoire pour éviter de tremper le sol avant de se souvenir que, sous l'effet d'une impulsion sans nul doute liée au stress généré par la situation actuelle, elle s'était fait couper les cheveux au-dessus des oreilles. Le visagiste avait surnommé fièrement cette coupe une « pixie » et l'enquêteur Mike Juliano avait fini par demander à sa collègue – l'air très gêné – si la rumeur selon laquelle elle sortait avec une assistante du service juridique était vraie. Juliano s'était vexé du fou-rire de sa jeune coéquipière.
Cette dernière sourit au reflet dans le miroir, remarqua que ces cernes avaient grandi d'un pouce et commença à se laver les dents. Ce ne fut que lorsqu'elle se fut rincé la bouche et qu'elle eut terminé de cracher dans la vasque qu'elle sentit son sang se figer. Le holster – et surtout l'arme qu'il contenait – avait disparu.
— Merde... jura-t-elle tout bas. Merde merde merde !
L'inspecteur Grimm savait que face à un danger important, et surtout face à une menace qui s'invitait ailleurs que sur son lieu de travail, sa première réaction n'était ni de fuir, ni de se figer, ni de se battre. Du moins, pas immédiatement. Sa première réaction était de se laisser dépasser par sa colère. Un peu comme si la colère en question s'était mise à faire des pointes à la Usain Bolt à côté d'un Fidel Castro neurasthénique. Ça n'avait rien à voir avec ses réactions sur le terrain, même lorsqu'elle devait faire face à des tirs ou une personne sous l'emprise de métamphétamines surdosées.
— Je savais que j'aurais dû mettre des flingues dans toutes les pièces ! fusa Jack en se penchant pour décrocher un Bowie knife dont elle avait cloué la gaine de cuir sous le lavabo, au fond du placard. Elle attrapa trois aiguilles de lancer. En fait d'« aiguilles », il s'agissait de pointes longue de quinze centimètres, lestées et extrêmement acérées.
Les pupilles dilatées, les dents serrées et le cœur battant à tout rompre, elle prit à peine le temps d'enfiler un t-shirt et des boxers récupérés dans le panier de linge sale et ouvrit la porte de la salle de bains.
« Le téléphone. Il faut que je réussisse à atteindre mon putain de téléphone ! »
Elle s'était préparée à encaisser une attaque immédiate mais un cliquetis familier, dans son dos, la fit se retourner brusquement et lancer deux aiguilles de toutes ses forces en direction du bruit et eut le temps de voir la silhouette qui se trouvait entre elle et le salon faire un mouvement du poignet. Un son métallique se fit entendre : l'intrus s'était servi du pistolet dont il venait d'ôter la chambre pour dévier un coup vicieux. L'autre aiguille avait manqué sa tête d'une vingtaine de centimètres.
— Attention, vous pourriez blesser l'un de vos chiens !
Le souffle court, l'inspectrice fut stoppée dans l'élan qu'elle avait pris, Bowie knife en main, pour percuter l'inconnu dont elle n'avait pas pu discerner les traits, aveuglée à la fois par sa colère démesurée et par le soleil couchant qui donnait en plein dans la baie vitrée du salon. Saisie par la voix grave qui lui était familière, elle trébucha et s'écroula de tout son long, juste devant l'homme qui détenait son arme de service. Un halètement familier se fit entendre et quelques langues baveuses vinrent s'assurer que Jack Grimm n'avait rien de cassé. La jeune femme se releva, grimaçante : elle était parvenue à se couper l'avant-bras avec la lame du couteau et de grosses gouttes rouges s'écrasaient sur le sol.
— Kyle ! Couché ! Couché !
Un très léger sifflement, presque sibyllin, se fit entendre et les chiens se calmèrent aussitôt et s'éloignèrent en trottinant. Aussitôt, la colère vint reprendre sa place dans le corps de Grimm, évinçant la surprise monumentale que la présence de Nagendra Rajani, fraîchement libéré de prison, lui avait causé. Le fait que l'ancien condamné soit capable de mieux se faire obéir qu'elle de quatre animaux qui vivaient avec elle depuis des années l'ulcérait bien plus que ce qu'elle aurait aimé avouer. L'Indien poussa un semblant de soupir et Jack aurait pu jurer qu'il avait dissimulé un début de sourire. L'homme ramassa le Bowie knife et le rendit à l'enquêtrice par la lame.
— Inspecteur Grimm, je vois que vous savez vous servir de cette arme.
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