1 Nola

— Et c'est toujours le même homme ?

Je fronce les sourcils, comme si j'avais besoin de réfléchir à ma réponse.

— Oui... lancé-je, le regard toujours planté sur le plafond du cabinet de cette psy que je me suis enfin décidée à venir consulter.

Aux grands maux les grands remèdes !

— Ce rêve revient-il chaque nuit ou de manière ponctuelle ?

— Toutes les nuits, toujours le même homme... Je suis folle, c'est certain, soupiré-je.

La psychologue laisse échapper un petit rire. Je l'entends se remettre en place dans son gros fauteuil en cuir alors que j'avale ma salive. Reste zen, Nola...

— Non, ne vous en faites pas. Vous me paraissez tout à fait saine d'esprit. Faire des rêves à répétition conduit rarement aux portes d'un asile.

Ravie de l'apprendre... En attendant, je ne dors que trois heures par nuit pour éviter ce cauchemar.

— Et vous dites n'avoir jamais croisé cet homme dans la réalité ? Il ne vous évoque pas quelqu'un, même s'il ne lui ressemble pas physiquement ? Il est fréquent que l'esprit fasse un transfert de notre vécu dans nos rêves.

Un transfert, sérieusement ?

Je ne réponds pas immédiatement et prends le temps de réfléchir.

— Je ne vois pas... Tout va bien dans ma vie : je fais les études dont je rêvais, je ne roule pas sur l'or mais je n'ai pas de soucis d'argent, bref, tout va bien.

À son tour d'observer un moment de silence. Ma réponse lui a-t-elle déplu ?

— Et côté amour ? demande-t-elle soudain.

— Euh... Eh bien, j'ai eu un copain l'année dernière. Mais c'est terminé, et je suis bien comme ça. Je me concentre sur autre chose en attendant de trouver le bon.

— Vous ne m'avez pas dit, que fait cet homme dans vos rêves ?

— Il...

Ma gorge se noue, et je suis obligée de reprendre mon souffle. C'est comme si tout mon corps se crispait en pensant à ce type imaginaire.

— Il me suit.

— Il vous suit ? C'est-à-dire ?

— Il me chasse... Il est terrifiant, complété-je en chuchotant.

— Il vous chasse ? répète-t-elle sur un drôle de ton.

Je hoche la tête pour confirmer.

— Hmm... Alors nous parlons plus de cauchemar que de rêve.

— En effet...

J'entends son stylo griffonner sur son cahier. Qu'est-ce qu'elle peut bien noter ? Elle a dû changer d'avis : je suis cinglée.

— Peut-être auriez-vous retenu quelque chose de particulier, un détail qui vous a marquée ? demande-t-elle après un silence.

Je fronce les sourcils. Un détail ? J'en ai des tas, des détails. C'est justement ce qui m'inquiète. Habituellement, on oublie nos rêves pour n'en conserver qu'un sentiment très bref. Dans le cas présent, je me souviens de tout, même de l'odeur de cet homme, aussi enivrante qu'il est effrayant. Cependant, elle a raison, une chose me reste en mémoire de manière plus vive que les autres, une phrase qu'il a dite juste avant que je ne me réveille en sursaut alors qu'il allait m'atteindre.

— Il... Je sais que c'est n'importe quoi, mais il affirme qu'il peut endormir les gens avec du sable, dis-je finalement.

— Comme le Marchand de sable ? demande-t-elle aussitôt.

Et voilà comment perdre toute crédibilité !

Je ferme les yeux une seconde en pinçant les lèvres. J'aurais peut-être dû garder ça pour moi. Non pas que cette hypothèse ne me soit pas déjà passée par l'esprit, mais soyons honnêtes, c'est du grand délire : le Marchand de sable est une histoire pour faire peur aux enfants.

— Oui...

— C'est une piste. On raconte la légende du Marchand de sable aux enfants... Peut-être que tout cela a un lien direct avec votre enfance, explique-t-elle.

— Pourquoi est-ce que ça n'arrive que maintenant ?

— C'est à vous de le découvrir. Chaque étape importante de l'existence est vécue différemment... Vous arrivez au bout de vos études, il me semble. Quelque chose se termine, autre chose commence. Ça peut créer un stress important.

J'acquiesce en silence. Si ça se trouve, elle a raison. Ce serait aussi simple que ça ? Du stress ?

— Enfin, il faut creuser encore... L'heure est finie. Je vous laisse réfléchir à cette histoire de transfert. Ces mauvais rêves doivent bien venir de quelque part ! Vous contactez mon secrétariat pour le prochain rendez-vous.

Je me redresse et m'assieds sur la méridienne en tissu. On échange un sourire, et j'enfile mon manteau une fois debout.

— Et, mademoiselle Nott, ne paniquez pas, vous allez bien !

— Oui... Sauf la nuit.

Elle rit brièvement et ouvre la porte. On se serre la main, et je quitte son cabinet. C'est dingue cette capacité de cloisonnement dont elle paraît faire preuve. À peine ai-je passé le seuil de son cabinet, qu'elle semble passer à autre chose, comme si mes problèmes n'existaient plus vraiment. Si seulement j'arrivais à en faire autant, ma vie serait plus simple...

Un instant plus tard, je sors dans la rue et me dirige vers le métro. Mince, j'ai oublié de lui parler des papillons !

***

J'ouvre mon ordinateur portable en m'installant en tailleur sur mon clic-clac. Le trajet retour depuis l'autre bout de Paris m'a laissé le temps de réfléchir à ce que m'a dit la psy. Ce lien avec la légende du Marchand de sable m'est resté en tête. Pourquoi ? Je n'en sais rien, je n'ai qu'un vague souvenir de ma mère me la racontant quand j'étais petite.

J'ai bien fait quelques recherches sur mon portable dans le métro, mais il s'est éteint avant que je ne trouve quelque chose d'intéressant. Je tape donc simplement « Légende du Marchand de sable » sur mon moteur de recherche. S'affichent immédiatement je ne sais combien de résultats : plusieurs chansons, dont quelques morceaux de rap, et des blogs en veux-tu en voilà. Je choisis de cliquer sur « Images » tout en stressant quand la galerie s'affiche, mais je suis vite soulagée : l'homme de mes cauchemars n'est pas là. Je secoue la tête. Nola, ça va pas mieux ! Il ne manquerait plus qu'il ait un site internet où il proposerait ses services de hanteur de nuit. « Avec le Marchand de sable, ne passez plus une nuit au calme ! »

Je quitte la galerie photo et clique sur un blog, puis un autre...

Ils disent à peu près la même chose : personne ne sait avec exactitude d'où vient cette légende. Certains avancent qu'elle est européenne, d'autres — et ils sont plus nombreux — affirment qu'elle est scandinave.

Je clique sur un autre site, encore un blog, visiblement anonyme, qui a pour titre : « La véritable légende du Marchand de sable ». Je survole les premières lignes mais reviens vite au début pour tout lire avec attention.

« Ce que l'on sait du Marchand de sable est souvent faux. Les dires se déforment avec le temps, chacun ajoutant son grain de sel parce qu'il oublie une partie de l'histoire ou préfère en changer des détails à sa convenance. Oubliez tout ce que vous savez à ce sujet, voici la véritable légende du Marchand de sable :

Le Marchand de sable naquit d'un accord entre la lune et la nuit. La nuit, grande solitaire, demanda à la lune d'endormir les humains lors de sa venue afin de pouvoir admirer les mondes sans être vue. La lune, en retour, demanda à la nuit un royaume où elle pourrait conduire les hommes pendant leur sommeil ainsi qu'une place haut dans le ciel pour pouvoir tous les voir. De leur pacte naquit le monde des Songes, lieu où les hommes se retrouvent lorsqu'ils s'endorment. Et pour endormir ceux qui résistaient au sommeil pour voir la nuit tomber, la lune se tourna vers un être qui veillait inexorablement jusqu'au lever du jour : un pauvre marchand de sable sans abri pour y dormir, qui traînait ses sacs de perron en perron dans le froid de l'hiver. De la nuit, le jeune homme reçut de la poussière d'étoile, qu'il mélangea à son sable pour endormir ses semblables. De la lune, l'homme reçut des ailes, sous la forme de milliers de papillons d'un blanc aussi éclatant que le clair de lune, pour pouvoir survoler les mondes avec ses sacs de sable. Le Marchand de sable quitta le monde des hommes et devint le grand gardien du monde des Songes, laissant la lune et la nuit observer en silence. Après des décennies à être le seul à pouvoir admirer la nuit, le jeune homme tomba éperdument amoureux d'elle. Il demanda alors à la lune de lui faire une place en son creux pour pouvoir parler à la nuit, mais elle refusa. Alors, le Marchand de sable attendit, et, lorsque la lune s'éclipsa, il lui prit sa place et déclara son amour à la nuit. Touchée, cette dernière lui offrit une étoile filante qui réaliserait son souhait le plus cher. Il demanda à devenir le dieu de la lune, afin de pouvoir veiller sur elle tant que les mondes seraient. La nuit accepta et lui demanda de ne plus la quitter. Ainsi, le Marchand de sable devint un dieu pouvant aller et venir à sa guise auprès de la nuit à qui il avait offert son cœur. »

Je relève le nez de mon écran. Cette légende est magnifique. Et j'y retrouve le sable et les papillons, même s'ils sont blancs... Il faudra que je demande à ma mère si elle me racontait souvent cette légende quand j'étais petite. Je ne peux pas avoir inventé un truc pareil, le hasard est dingue.

Je pourrai en tout cas remercier cette psy, l'homme de mes cauchemars porte maintenant un nom : le Marchand de sable.

***

J'ouvre le livre. Quelle page déjà ? Ah oui ! 213.

Ma vue se trouble pendant que je fais défiler les pages devant moi. J'attrape mes lunettes. Mes yeux me piquent comme s'ils étaient secs et m'obligent à cligner des paupières frénétiquement pour y voir clair. La fatigue me tiraille au point de me provoquer des TOC.

J'aperçois l'heure sur le micro-ondes dans la cuisine. 4 h 23... Je ne bats malheureusement pas un record d'insomnie, mais cette fois, il semble que j'arrive au bout de mes capacités. Quoi qu'il en soit, je résiste. Je ne dois pas dormir. Premièrement, parce que dès que je ferme les yeux, le calvaire commence. Quelle qu'en soit la raison : stress inexpliqué, transfert comme suggéré par la psy ou folie, moins je dors, mieux je me porte. Mais également parce que j'ai cette foutue matière à réviser.

Pourquoi je rame à ce point avec ce cours ? J'ai pourtant toutes les méthodes pour étudier et apprendre efficacement. Il serait temps, en master 2 !

Bref. J'en étais où ? Page... Et voilà, j'ai déjà oublié ! Concentre-toi, Nola !

Un coup d'œil sur le sommaire me renseigne. Page 213 : Mythologie nordique. Je suis certaine d'avoir raté le partiel que j'ai passé il y a deux semaines. Je dois donc tout faire pour remonter mes résultats au second semestre si je ne veux pas hypothéquer la fin de mes études à cause de ce satané cours. Je comprends le stress abordé par la psy. Après cinq ans d'études, il va être temps pour moi de trouver un travail. Mais lequel ? Aucune idée. Enfin, c'est un autre problème que je réglerai au moment voulu. En attendant, il faut que j'essaie de ne pas trop y penser.

Je me frotte les yeux, pour la centième fois certainement, et me concentre sur les lignes sous mon nez.

« Dans la mythologie nordique, le Helheim* est le domaine des morts. Il fait partie des neuf mondes de l'arbre de vie Yggdrasil* et se situe en son niveau inférieur avec le Niflheim* et le Muspellheim*. C'est un endroit sombre, froid et brumeux, royaume de Hel*, fille de Loki* et de la géante Angrboda*... »

Je relève le nez et m'adosse contre le mur qui me sert de tête de lit. Penchée de cette façon sur mes notes depuis des heures, j'ai les lombaires qui commencent à me faire souffrir sérieusement. Je n'ai absolument rien compris à ce que je viens de lire, et tous ces noms tordus me filent le tournis. Mon cerveau ne répond plus, et mon crâne commence à me faire sérieusement mal. Je ferme les yeux pour me soulager. Allez, Nola, respire et on y retourne !

***

Le soleil brille sans en faire trop, et le vent tiède me donne le sourire. C'est dans ce genre de moment que je comprends la profondeur du terme « bien-être ». Comme allégée du poids qui pèse habituellement sur mes épaules, chacun de mes pas semble plus facile. Traverser la ville est à ma portée, sans effort, alors qu'en temps normal, je déteste marcher.

Mes enjambées me conduisent rapidement vers ce que j'imagine être le centre-ville. Car en réalité, je ne connais pas cet endroit, mais ce que j'en vois me plaît. J'ai toujours aimé ce genre de petits villages qui ont gardé leurs racines médiévales. Je ne suis pas passionnée d'histoire pour rien.

Je me demande où sont les habitants du coin. Ils devraient être dehors avec ce temps qui invite à se balader.

Un mouvement attire mon regard sur la gauche. Tout près de mon épaule volette un papillon. Rien à voir avec ceux que j'ai déjà pu croiser, celui-ci est rouge vif. Avec le soleil, on croirait deviner un coquelicot danser dans l'air.

La fontaine au centre de la place principale détourne mon attention. Sans hésiter, je m'y rends et plonge ma main dans l'eau. Elle est fraîche sans être agressive. Tout est parfait ici. Peut-être qu'après mon master je viendrai vivre là. Même mes cours n'arrivent plus à me stresser comme ils le font habituellement. J'espère pouvoir revenir ici très vite.

Je sors ma main de l'eau et la secoue un peu avant de la passer sur mon front pour repousser ma mèche de cheveux qui vient toujours tomber là. Je pourrais rester ici des heures à profiter mais, poussée par la curiosité, je préfère aller visiter cette petite ville. Les maisons aux pierres anciennes détonnent avec mes Converse usées et mon jean.

Je m'éloigne de la fontaine pour continuer mon chemin. Alors qu'un nouveau papillon en tout point similaire au précédent capte mon regard, je m'immobilise. Un type est face à moi et me dévisage. Ce regard mauvais ne présage rien de bon. Heureusement, il est encore loin.

J'amorce un demi-tour quand il m'interpelle :

— Qu'est-ce que tu fous ici ?

Sa voix m'électrise, mon corps se crispe. Cet homme est fou de rage, je n'ai aucun doute là-dessus, alors je ne cherche pas à comprendre. Je suis peut-être entrée chez lui sans m'en apercevoir. Je tourne donc les talons pour quitter cet endroit au plus vite.

Une brusque rafale d'un vent glacial me percute soudain. Que se passe-t-il ? Il faisait si beau !

J'accélère le pas, faisant défiler de plus en plus vite les façades des maisons de pierre autour de moi. Il faut que je m'éloigne rapidement, que je rentre chez moi !

De grosses gouttes d'eau viennent percuter mes épaules et ma tête, m'obligeant à relever les yeux pour regarder le ciel et comprendre ce qui se passe soudain. Des nuages si foncés et si denses qu'ils semblent se percuter les uns les autres sont apparus. Ils renvoient jusqu'à moi des détonations assourdissantes.

— Tu vas où, putain ? s'écrie le type dans mon dos.

Bon sang, il me suit !

J'en suis à courir droit devant moi tandis que le beau temps laisse place à un véritable déluge d'éclairs, de vent et de pluie. Je n'entends plus rien des oiseaux qui chantaient il y a à peine quelques minutes. Seuls mes pas affolés qui claquent sur le sol déjà détrempé résonnent.

— Reviens, espèce de garce !

La voix puissante approche. Je ne m'arrête pas. Par où suis-je arrivée ? Je ne reconnais plus rien. Les bâtisses défilent, identiques les unes aux autres, comme pour mieux m'embrouiller et me perdre.

Je bifurque brusquement, sans parvenir à m'expliquer cette soudaine panique viscérale. Je pénètre dans une ruelle étroite. Chacun de mes pas devient laborieux. L'eau ruisselle en sens inverse entre les pierres polies par le temps. Je dérape une fois, deux fois et, très vite, j'ai le sentiment de tenter de remonter un toboggan. Mes paumes agrippent les pavés en vain et, sans pouvoir résister, je dévale la ruelle.

Quand ma chute s'arrête enfin, je suis clouée au sol. Je ne sens plus les gouttes de pluie ni l'eau qui a infiltré mes vêtements. Je ne ressens plus rien de tout ce qui m'agressait une seconde auparavant. Il n'y a que lui, juste là, au-dessus de moi, cachant le ciel orageux. Des tatouages sombres dépassent de son col, et de la fumée quitte ses lèvres pour s'enrouler autour de moi. Impossible de bouger. Qui est-il ? Que lui ai-je fait ?

Accroupi devant moi, les bras tendus nonchalamment sur ses genoux pliés, il me fixe sans ciller tandis que je sens une larme parcourir ma joue. Je me débats intérieurement pour fuir, en vain car mon corps refuse de réagir. Puis, en même temps que du sable se répand partout autour de moi, sa voix grave vient glisser près de mon oreille :

— Je croyais que la nuit ne craignait personne...

***

J'ouvre les yeux brusquement. Où suis-je ? Il me faut plusieurs secondes de panique intense pour me rendre compte que je suis chez moi, devant mes cours étalés partout sur mon clic-clac déplié et que le réveil de mon portable hurle sur la table basse poussée sur le côté. Ce n'est pas sérieux, je dormais ?

Parfois, je sais que je dors et que je suis en plein rêve. Je fuis alors sans attendre, sachant qu'il finira fatalement par apparaître. D'autres fois, comme celle-ci, je suis plongée comme dans un direct à la télévision et je vis tout comme si c'était la première fois.

Mon souffle est encore court et irrégulier. Il est aussi rapide que si j'avais vraiment couru pour fuir cet homme. Comme chaque fois, je panique alors que rien de tout ça n'est réel.

Je me laisse retomber dans les coussins en attrapant mon portable pour couper le son avant de le jeter sur mon livre toujours ouvert à la page 213.

Les mains sur le visage, je me rends compte que mes larmes sont réelles. Les battements de mon cœur ne sont pas encore calmés. Tout était si vrai... Et lui, si massif et effrayant.

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