Chapitre 9 - Un morceau de son âme
- Éloignez-vous de B3t@, s'exclama sa tante d'un ton sec.
En quelques pas précipités, elle les rejoignit près du robot doré. Son regard, mi-humain mi-mécanique, s'arrêta sur l'automate. Un trouble envahit Marina. Malgré la méfiance qui se lisait dans la posture rigide de sa tante, elle dégageait une tendresse inattendue à son égard.
Son œil artificiel émit un léger bip, puis un second plus aigu. Ses épaules se figèrent. Elle s'avança davantage de B3t@. Ses doigts tremblants effleurèrent alors une petite tâche brune sur la pommette du robot. Elle tira sur sa manche, essuya la marque d'un geste précis, presque cérémonieux. Son souffle, suspendu un instant, reprit un rythme régulier.
Après un dernier regard à B3t@, comme pour vérifier qu'il ne s'effondrerait pas, Félicité pivota vers les deux adolescents.
- Jean, je t'ai déjà dit que tu n'étais plus le bienvenu ici, lança-t-elle, le visage durci.
Le nouvel ami de Marina baissa la tête. Il tira sur sa chemise, mal à l'aise.
- Eh bien...je suis l'apprenti du Professeur Alistair, ma place est...
- Alistair est mort, coupa Félicité.
Ses mots tranchèrent l'air comme une lame, implacables. Un frisson parcourut Marina de la tête aux pieds. Elle le savait, bien sûr. Toutefois, l'entendre ainsi, sans détour ni consolation, serra sa gorge. Pendant un bref instant, dans cet atelier, elle avait cru pouvoir encore créer un lien avec lui. Félicité venait d'anéantir cette illusion. Une douleur sourde monta dans sa poitrine.
Elle entendit un petit hoquet. Une larme glissa sur la joue de Jean, il l'essuya d'un revers de manche.
- Il avait promis de m'apprendre, murmura-t-il, la voix brisée. Sans l'aurilithe, Cassie n'a aucune chance.
Félicité resta un instant silencieuse, ses lèvres pressées l'une contre l'autre comme si elle luttait contre des mots qu'elle préférait taire. Enfin, elle soupira, relâcha ses épaules, l'air ébranlé. Elle posa une main sur l'épaule du jeune garçon :
- Je suis désolée. Les recherches d'Alistair appartiennent au passé, désormais. Tu n'es plus son apprenti. Tu dois passer à autre chose... On ne peut rien faire pour Cassie.
Jean serra les poings, ses jointures blanchirent contre sa vesta. Il jeta un regard vers Marina. Elle l'observait avec une compassion mêlée de curiosité. Puis, sans dire un mot de plus, il se détourna pour quitter la pièce, le dos voûté.
- Je t'attendrai dans le jardin, murmura-t-il avant de disparaître dans l'ombre du couloir.
Félicité resta immobile, le regard fixé sur la porte close. Une ombre de regret passa sur son visage :
- Il aimait beaucoup ton père. Cet endroit... ce manoir tout entier, n'est pas un lieu sûr pour des enfants.
Un frisson de colère parcourut Marina à ces mots. Elle inspira, la gorge toujours nouée, avant de laisser échapper d'un ton vif :
- Je suis venue ici pour comprendre qui était mon père, pour découvrir ce qui lui est arrivé. Mais vous faites tout pour m'en empêcher. Vous me laissez seule dans ma chambre, vous refusez de répondre à mes questions, et maintenant, vous chassez Jean, le seul qui ait voulu m'aider !
Félicité ferma les yeux un instant, inspira, puis hocha la tête.
- Tu as raison, murmura-t-elle, presque à contrecœur. Je suis désolée.
Sa tante se détourna. Elle se mit alors à déambuler entre les étagères poussiéreuses de l'atelier. Parfois, elle attrapait un objet, le tournait dans ses mains, comme perdue dans ses souvenirs, avant de le reposer avec précaution.
- Cet atelier, c'était le refuge d'Alistair, dit-elle. Lorsque ta mère a quitté le manoir avec toi, tu n'étais encore qu'un bébé. Un déchirement pour lui. Il s'est enfermé ici, passant des jours et des nuit à tenter de réparer les erreurs de son passé.
- Quelles erreurs ? demanda Marina, piquée de curiosité.
Félicité s'arrêta devant une ancienne lampe à huile, dont la flamme vacillante projetait des ombres dansantes sur son joli visage. Un voile de tristesse assombrit son regard alors qu'elle effleurait le verre du bout des doigts.
- De celles... qui ne peuvent être réparées, finit-elle par dire.
Elle se retourna vers Marina.
- Chaque création de ton père porte un morceau de son âme...
Félicité passa devant le tableau noir, où l'écriture d'Alistair s'étalait en lignes inégales. Elle fixa les mots inscrits sans les lire.
- C'est pour cette raison que personne ne vient plus ici, murmura-t-elle après un long silence.
Elle s'approcha alors de l'adolescente, puis saisit son menton entre ses doigts. Le contact ténu, sur la peau de Marina, lui sembla glacé.
- Promets-moi de ne plus remettre les pieds ici, d'accord ?
Marina sentit son cœur s'accélérer. Promettre, c'était renoncer. Renoncer à comprendre son père, à percer les mystères de cet endroit. Impossible. Elle croisa les doigts dans son dos.
- C'est promis, répondit-elle, la voix claire.
L'œil mécanique de Félicité émit un bruit étrange, avant qu'une lueur rouge n'éclaire l'iris artificiel. Marina crut déceler un éclat de déception sur le visage de sa tante.
Après un silence tendu, la belle femme relâcha son menton, et détourna les yeux :
- Va donc retrouver Jean.
* * *
Jean, assis sur le lit dans la chambre de Marina, l'écoutait faire son exposé depuis un moment. Elle traversait la pièce de long en large, les mains croisées dans le dos, en lui exposant son plan : infiltrer les chambres interdites de la maison, retrouver les pièces manquantes de B3t@, le réparer et, surtout, comprendre enfin ce qui avait entraîné la séparation de ses parents quand elle était bébé.
Marina s'arrêta de marcher :
- Alors ?
- Si je t'aide, tu me donneras tous ses carnets, comme promis ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête avec sérieux.
Le garçon ne put s'empêcher de noter sa ressemblance avec le professeur, à cet instant. En plus doux, cependant. Ses longs cheveux blonds bouclaient aux extrémités comme ceux d'une poupée, des taches de rousseur adorables parsemaient son petit nez en trompette, et son sourire franc illuminait la pièce entière. Il la trouvait... vraiment très belle. Cette pensée lui chauffa les joues.
Gêné, Jean remonta ses lunettes pour cacher son trouble.
- Pourquoi tiens-tu autant à avoir ses carnets ? l'interrogea-t-elle alors.
La question le ramena aussitôt sur terre. Il baissa la tête, sentant déjà ses yeux s'embuer.
- Pour ma sœur, Cassie...
Les souvenirs de cet après-midi maudit l'assaillirent comme une vague impossible à contenir. Il revit Cassie, perchée sur cette branche, son rire clair qui s'élevait au-dessus des feuilles, insouciante. Puis le craquement, ce son atroce qui avait brisé plus qu'une branche.
- Elle... Elle est tombée d'un arbre l'année dernière.
Les mots lui échappaient, douloureux. Les images ne s'arrêtaient pas : Cassie hurlant de douleur au sol, son corps recroquevillé, ses larmes qui se mêlaient à la terre, le sang qui tachait l'herbe sous elle. Puis le chaos, le cri de ses parents, les médecins, le chagrin...
- Elle a perdu l'usage de ses jambes. Sa colonne vertébrale... a été touchée.
Ses mains se refermèrent sur ses genoux, à s'en blanchir les phalanges. Il n'osa pas relever la tête, incapable de croiser le regard de Marina.
- Je n'ai rien pu faire, murmura-t-il. Rien. Juste rester là, à la voir souffrir, à la voir devenir dépendante de ce fauteuil dont elle ne peut plus sortir.
Un silence pesant s'installa. Marina se figea, ses lèvres entrouvertes, mais aucun mot ne vint.
- Jean... souffla-t-elle enfin, la voix brisée par l'émotion. Je suis tellement désolée.
Le jeune homme poursuivit :
- Si le professeur Alistair était encore en vie, il aurait utilisé l'aurilithe pour lui permettre de marcher à nouveau avec deux belles jambes mécaniques, comme Tony. Maintenant, je ne peux plus compter que sur moi. Pour réussir, j'ai besoin des résultats de ses recherches.
Marina s'assit à côté de lui, le matelas rebondit sous son poids. Leurs épaules se touchèrent. Jean sentit son parfum fruité chatouiller ses narines, et son cœur s'emballa.
- Tu crois pouvoir y arriver ? demanda-t-elle, ses beaux yeux plongés dans les siens.
Il lâcha un soupir.
- Pas avant des années, probablement, admit-il.
Marina posa une main sur la sienne :
- Je te donnerai ces carnets, Jean. Même si nous ne trouvons rien d'utile.
Il sentit une vague de gratitude l'envahir, un sourire s'esquissa sur ses lèvres :
- Pour entrer dans les chambres, il faudra apprendre à connaître les membres de ta famille, un par un. Les mécanismes d'ouverture ont été conçus en fonction d'eux, de leur personnalité, de leurs goûts. Je peux t'aider à les actionner, mais c'est à toi d'obtenir les informations dont nous avons besoin.
L'expression de Marina changea aussitôt. Son sourire, à cet instant, n'avait plus sa chaleur habituelle. Jean y discerna une sourde et terrifiante rancune.
- Alors, commençons par mon cousin, déclara-t-elle. Ce cher Lucas Clérouage.
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