Chapitre 6 - Des ombres au tableau

Marina passa un long moment à jouer avec Tic-Toc dans sa chambre. Les yeux de l’animal mécanique brillaient de plus en plus à mesure qu’il s’amusait, jusqu’à ressembler à deux phares. Lorsque quelqu’un frappa à la porte, ses iris virèrent au bleu pâle. Sans attendre, l’oiseau s’envola pour se poser sur l’épaule de la jeune fille, se dissimulant derrière une mèche de ses cheveux blonds. 

— Entrez ! 

La porte s’ouvrit sur un automate monté sur chenilles, de la taille d’un enfant. Son apparence évoquait celle des domestiques d’autrefois. Des plaques d’acier, disposées comme des pièces de vêtement, donnaient l’illusion qu’il portait une livrée de valet. Une étiquette fixée sur son torse indiquait : « Gédéon 41 ». Dans ses mains, il tenait un plateau chargé d’assiettes sous cloches, de pains dorés et de fruits mûrs. 

— Bon-bon-bonsoir, Mademoiselle Clérouage, annonça-t-il d’une voix métallique. Je suis le robot-valet Gédéon, pour vous servir. Je viens vous apporter le dîner. 

Marina demeura perplexe.

— Je ne mange pas avec les autres ? Où sont-ils ? 

Le visage de l’automate, un ovale de cuivre avec de grands yeux ronds en verre et une petite fente en guise de bouche, ne montrait aucune émotion. 

— Le-le-le jeune Lucas devait venir vous chercher il y a une heure, Mademoiselle, à la demande de Madame Félicité, reprit Gédéon. 

Un frisson de colère monta dans la nuque de Marina. Ses poings se crispèrent si fort que ses ongles marquèrent ses paumes :  

— Personne ne s’est inquiété de mon absence ? 

Le robot-valet inclina la tête, ses articulations en métal émettant un léger grincement. 

— Lu-Lu-Lucas a assuré que vous préfériez ne pas dîner en leur présence. 

Les mâchoires de l’adolescente se contractèrent. Elle mordit l’intérieur de sa joue pour ne pas exploser. Ses mots claquèrent : 

— Qui t’a demandé de m’apporter le repas ? 

Gédéon lâcha le plateau d’une main. Il approcha son doigt en acier de la vitre ronde de son œil et tapota dessus : 

— Da-Da-Dame Félicité, Mademoiselle. Elle voit à travers tous les mensonges. 

Marina détourna le regard, incapable de cacher son agacement. Lucas l’avait trahie. Sans son soutien, sa grand-mère ne manquerait pas de la renvoyer chez elle.

L’adolescente releva la tête, le menton haut :

— Merci, Gédéon.

Elle se décala pour lui ouvrir le passage. L’automate avança dans un discret bruit de chenilles, puis s’arrêta devant le bureau. Sa tête métallique pivota vers la valise ouverte qui se trouvait dessus. 

— Pose-le sur la table de chevet, indiqua Marina. 

Gédéon demeura figé, comme s’il hésitait. La patience de la jeune fille s’amenuisait : 

— Un problème ? 

— Ma-Ma-Mademoiselle doit se nourrir correctement. Un bureau, avec une chaise, convient mieux. 

Marina roula des yeux, exaspérée. Le robot se montrait bien moins malin que son oiseau. Comme s’il pouvait lire ses pensées, Tic-Toc s’agita sur son épaule. 

— Très bien, marmonna-t-elle, en déplaçant la valise sur le lit. 

Gédéon installa le plateau-repas, avant de quitter la pièce dans un lent roulement. 

La jeune fille se laissa tomber sur sa chaise. Malgré la délicieuse odeur de viande qui émanait de son assiette, l’appétit lui manquait. Elle ne parvenait pas à mettre de côté l’attitude de Lucas. 

— Il croit pouvoir m’ignorer, hein ? murmura-t-elle entre ses dents. Je vais lui en donner du « Mini-Doigt » ! 

Tic-Toc émit un petit bip furieux, ses yeux virèrent au violet. Marina esquissa un sourire. Ce petit oiseau comprenait vraiment tout. 

— C’est décidé, déclara-t-elle à son intention. Je ne vais pas rester ici à attendre que quelqu’un se souvienne de moi. Si Lucas refuse de m’aider, je vais explorer ce manoir toute seule.

Tic-Toc poussa un nouveau cri, comme pour encourager sa décision. 

D’un geste rapide, elle attrapa une veste en laine dans sa valise : 

— On y va ! 

Avec précaution, elle ouvrit la porte de sa chambre, jetant un coup d’œil au couloir sombre avant de s’y glisser.  

Le manoir, baigné d’une lumière tamisée, semblait plus mystérieux qu’en plein jour. Les ombres dansaient sur les murs décorés de portraits anciens, leurs visages sévères paraissaient la suivre du regard. Un léger vrombissement constant remplissait l’air. 

La moquette étouffait ses pas, pourtant elle avait l’impression que chaque mouvement résonnait dans l’immense bâtisse. Marina se sentait minuscule. 

En traversant le grand salon, elle aperçut un robot-valet en train de dépoussiérer les bibliothèques avec un plumeau. Il ne lui prêta pas attention. Marina put lire l’étiquette sur son torse : « Gédéon 18 ». L’adolescente esquissa un sourire. Tous les domestiques de la maison s’appelaient donc de la même manière, comme des frères mécaniques. 

Elle continua son exploration, passant d’une pièce à l’autre. Chaque salle se révélait plus étrange que la précédente. Certaines n’avaient aucune utilité, en dehors d’entasser des meubles ou des bibelots bizarres. 

Marina se retrouva devant une porte imposante en bois massif, ornée de magnifiques arabesques. La poignée en métal avait l’air ancien, usé. 

— La chambre du grand-oncle Barnon, murmura-t-elle, reconnaissant le nom gravé sur une plaque de cuivre. 

Elle hésita. Cette pièce devait être interdite. Pourtant, un étrange sentiment l’incitait à essayer. À sa grande surprise, celle-ci s’enclencha sans résistance, dans un léger grincement.

Retenant son souffle, Marina entra. 

Les appartements de Barnon Clérouage s’apparentaient à un capharnaüm d’objets. Des peintures aux couleurs vives, aux styles variés, occupaient chaque mur. Des sculptures en marbre ou en métal remplissaient l’espace. Les étagères regorgeaient de curiosités : horloges vétustes, automates miniatures, gadgets improbables… Un ancien globe terrestre en cuivre étincelait près du grand lit à baldaquin. Partout dans la pièce, des lumières brillaient : dans un casque de scaphandrier rouillé, dans les yeux d’une statue de nymphe en laiton, ou encore à l’intérieur d’un bocal où nageait un poisson mécanique. 

Marina inspira. L’air, chargé de poussière, dégageait une odeur de cigare et d’alcool fort. 

Cette atmosphère singulière, presque oppressante, imprégnait la chambre, comme si l’essence du génie de Barnon y vivait encore.

— C’est… fou, murmura la jeune fille, un sourire émerveillé sur les lèvres. 

Marina tendit la main vers une petite étagère, attirée par une bague en argent en forme de pieuvre. Alors qu’elle la frôlait, la jeune fille sentit une chaleur étrange émaner de son doigt mécanique. Elle le regarda avec surprise, l’émeraude incrustée étincelait d’un halo vert éclatant. 

— Qu’est-ce que c’est que ça ? 

Intriguée, elle recula d’un pas, la lumière disparut aussitôt. L’intruse s’approcha à nouveau du meuble. Son auriculaire se remit à scintiller, plus fort cette fois. 

La curieuse fronça les sourcils, puis passa sa main au-dessus de chaque bibelot, cherchant ce qui provoquait cet étrange phénomène. 

Une petite pièce mécanique, à peine visible, coincée entre deux gadgets. Voilà ce qui faisait réagir son doigt. 

Avec précaution, Marina saisit le morceau métallique. Léger, de forme rectangulaire, mais impossible à voir dans la pénombre. Elle le glissa dans sa poche. 

Soudain, Tic-Toc, perché en haut de l’étagère, se mit à s’agiter. Ses yeux devinrent rouge, il commença à sautiller en émettant des bips stridents. 

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda Marina, son cœur battant plus vite. 

Un bruit étrange, comme un frottement métallique, se fit entendre dans son dos. Elle se figea. Une sensation glaciale descendit le long de sa colonne vertébrale. 

Une présence. 

Quelque chose, une ombre immense, se déplaçait derrière elle. 

Marina n’osa pas se retourner, paralysée par la terreur. Un son lui indiqua que la chose… approchait. Le souffle court, elle rassembla tout son courage. 

Elle bondit pour attraper Tic-Toc, qui tremblait de tout son petit corps en métal. La jeune fille jeta un coup d’œil derrière elle. Elle aperçut une forme se faufiler dans les ténèbres, une silhouette immense, menaçante. Son instinct de survie prit le dessus. 

Marina se mit à courir aussi vite que possible, son oiseau bien serré contre elle. Le couloir paraissait interminable. Ses pas résonnaient dans le manoir endormi. En chemin, pas le moindre Gédéon pour lui donner la sensation d’être moins seule. 

L’adolescente s’arrêta lorsqu’elle atteignit sa chambre, claquant la porte derrière elle. Elle se laissa tomber contre le battant, le cœur martelant sa poitrine, son doigt mécanique toujours lumineux. Elle porta une main tremblante à son front. 

— C’était quoi… ça ? murmura-t-elle, à bout de souffle.

Tic-Toc, les yeux bleus de peur, se blottit contre elle. 

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