Chapitre 14 - Pacte d'encre et d'acier
Marina retrouva son cousin à l'endroit exact où elle espérait le voir : affalé derrière le bureau, désormais taché d'encre, du grenier. Le plafond étoilé projetait une douce lumière se reflétant sur la partie métallique de son visage. Il ne daigna même pas lever les yeux lorsqu'elle se planta devant lui, les bras croisés sur sa poitrine.
Lucas savait qu'elle viendrait. Ce n'était qu'une question de temps. Alors, sans s'émouvoir, il traça un ultime coup de crayon sur le genou de Cassiopée, s'écarta pour examiner son travail, puis glissa le dessin de côté pour entamer une nouvelle esquisse.
— Lucas Clérouage, l'interpella Marina de sa voix nasillarde qui avait le don de lui taper sur les nerfs. Nous devons parler.
Un sourire narquois étira les lèvres du jeune artiste. Il attrapa son taille-crayon, s'appuya nonchalamment contre le dossier de sa chaise, et entreprit d'ajuster la mine de son crayon bleu nuit. Le grincement du bois résonna dans le silence, chaque tour semblant amplifier l'exaspération de sa cousine. Marina avait ce tic nerveux à l'œil gauche, il aurait menti s'il disait ne pas en profiter à cet instant.
Quand il eût suffisamment affûté son arme et les nerfs de la jeune fille, il reposa soigneusement ses outils, puis releva la tête.
— Je t'écoute, mais fais vite, lança-t-il. Je suis occupé.
Le compagnon à plumes de Marina choisit ce moment pour atterrir avec un bruit sec sur le bureau. L'oiseau mécanique, dont les yeux étaient devenus noirs comme une nuit sans lune, trottina jusqu'à la main de Lucas sur ses pattes articulées. D'un coup de bec impatient, il tapa contre ses doigts.
— Hey ! râla Lucas en vérifiant la blessure. Je croyais qu'on s'aimait bien, toi et moi, Tic-Toc !
— Impossible, répondit sa cousine. Il n'aime que les gens aimables.
L'oiseau s'envola pour se poser sur la tête de Marina qui rit en le sentant posé là. À présent, c'était non plus une mais bien deux paires d'yeux qui l'observaient.
Sa cousine lança un regard furtif vers l'entrée du grenier, où se tenait le voisin, Jean Vallier, le visage plus fermé qu'à son habitude.
Lucas soupira.
— Écoutez-moi bien tous les deux, commença-t-il. Je sais ce que vous mijotez. Vous voulez des informations sur Alistair, n'est-ce pas ? Très bien, disons que j'en ai. Mais ne vous attendez pas à ce que je vous les donne gratuitement. Vous avez besoin de mon aide, je le sais, et vous le savez aussi, mais il y aura des conditions.
Marina voulut le secouer comme un prunier, au lieu de cela, elle força sa voix à rester calme.
— C'est-à-dire ? Que veux-tu en échange ?
Jean fit quelques pas pour se tenir aux côtés de Marina.
— Deux choses, annonça Lucas.
Son doigt tapotait à présent d'un des crayons qui traînait sur le bureau. Il semblait nerveux.
— La première est une preuve que vous êtes assez malins pour ne pas attirer l'attention de Grand-Mère. Croyez-moi, si elle découvre quels secrets vous essayez de percer, toi...
Il pointa sa pointa sa cousine du doigt.
— ...tu retourneras très vite chez ta mère. Et toi...
Cette fois, il montra Jean.
— ...tu ne pourra plus jamais mettre les pieds au Manoir Mécanique.
Un frisson glacé parcourut les deux amis. Lucas n'exagérait pas, Marina le sentit.
— Comment veux-tu qu'on te le prouve ? marmonna Jean, les poings serrés de frustration.
Un sourire effleura les lèvres du dessinateur.
— Vous allez entrer dans la chambre de mes parents. L'énigme pour ouvrir la porte concerne la descendante Clérouage, bien sûr, ma mère. C'est à vous de percer son secret. Seuls ceux qui comprennent l'histoire de chaque membre de la famille peuvent espérer parvenir entrer dans nos chambres. Et je n'ai pas l'intention de vous mâcher le travail.
Marina échangea un regard inquiet avec Jean, ce dernier semblait se mordre les lèvres pour s'éviter de répliquer.
— Et la deuxième chose ? souffla la jeune fille.
Son cousin releva le menton, sa voix prenant une teinte plus grave.
— Une fois à l'intérieur, vous récupérerez un objet qui m'appartient. Une boîte en métal gravée à mon nom. Elle se trouve dans la commode blanche. Et écoutez-moi bien : interdiction formelle de l'ouvrir. Si jamais j'apprends que vous avez essayé, je vous dénoncerai moi-même à Grand-Mère, sans la moindre hésitation.
Marina inspira et hocha la tête.
— Bien...
Le regard de la jeune fille s'attarda sur la partie métallique du visage de son cousin. Les engrenages polis, les plaques dorées sculptées et les rivets presque invisibles semblaient capturer la lumière artificielle des étoiles au plafond, comme une mosaïque vivante. Cet assemblage était une froide imitation de la chair qui composait l'autre moitié de son visage. Cette symétrie brisée fascinait Marina.
Cette blessure... Elle connaissait une partie de son histoire. Tout revenait à ce jour, le même qui lui avait coûté son auriculaire droit alors qu'elle n'était qu'un nourrisson. Lucas avait été défiguré. Marina comprit alors la chance qu'elle avait eu de survivre.
L'ombre d'Alistair... Qu'était-elle réellement ? Était-ce la même entité qui l'avait déjà poursuivi à deux reprises, dans les chambres de Barnon, puis celle Liam ? Est-ce qu'elle la poursuivait vraiment ou n'était-elle que le fruit de son imagination ?
Une vague de tristesse et de peur traversa un instant les traits du jeune homme.
— Cette histoire ne te...
Elle tendit sa main devant elle, exhibant fièrement son nouvel auriculaire doré scintillant sous la lumière des étoiles artificielles.
— Je suis aussi l'une des victimes, bien sûr que ça me regarde.
Les sourcils de Lucas se froncèrent de mécontentement.
— Ne compare pas l'incomparable, la coupa-t-il.
Marina vit dans cette simple phrase toute la haine qu'il portait à ce visage à semi-métallique, toute la honte, toute la colère contre ce qui faisait de lui un jeune homme laid et incomplet. Ces sentiments, elle les vit dans ses yeux voilés, dans la façon dont il baissa son menton, la joue rougie et les lèvres tremblantes. Une véritable vulnérabilité qui le rendit soudain plus humain.
— Je ne cherche pas à comparer, dit-elle en rebaissant sa main. Qu'est-ce qui a blessé notre famille ainsi ? Que s'est-il passé ce jour-là ?
Lucas saisit un crayon et commença à le faire tourner sur ses doigts avec des gestes incroyablement habiles qui laissèrent Jean aussi fasciné que lorsqu'il observait Alistair en pleine création mécanique.
— Entre dans la chambre de ma mère, dit Lucas. Trouve la boîte métallique, amène-la moi et... tu sauras tout ce que je sais.
* * *
Lucas leur avait indiqué le chemin vers la chambre de Félicité : un couloir discret qui serpentait au rez-de-chaussée jusqu'à une véranda lumineuse. Une pièce à mi-chemin entre le Manoir Mécanique et le jardin verdoyant.
Alors qu'ils approchaient, Marina sentit l'appréhension grimper en elle, et elle devina que Jean n'était pas plus serein. Cherchant à détourner leur attention, elle rompit le silence :
— Parle moi de l'aurilithe de mon père. Qu'est-ce que c'est exactement ?
Jean, surpris par la question, s'arrêta net et se tourna vers elle. Un léger sourire flottait sur ses lèvres, une lueur satisfaite dans le regard : c'était l'occasion parfaite d'exposer ses connaissances et il ne comptait pas passer à côté.
— L'aurilithe est un alliage très particulier, commença-t-il d'un ton savant. Non seulement il résiste aux temps et aux variations extrêmes de température, mais il possède une propriété unique : il peut se confondre parfaitement avec la peau humaine.
Marina leva un sourcil, intriguée. Jean se remit à marcher vers la véranda et il sembla à la jeune fille qu'il était un peu plus grand qu'elle ne l'avait cru.
— Je ne connais pas tous les détails de sa composition, c'est une formule complexe. Il y a une prédominance d'or, ce qui explique sa couleur, mais l'ingrédient secret, celui le rend... vivant, en quelque sorte, reste un mystère. Alistair n'a pas eu le temps de me le donner avant...
Il s'interrompit.
Marina baissa les yeux vers son doigt en aurilithe. Ce métal, si étrange, semblait être devenu une partie d'elle. Il n'était pas froid, comme un bijou, ni rigide comme sa prothèse en bois. Il suivait chacun de ses mouvements avec une aisance presque organique, se pliant et se dépliant selon sa volonté.
— Regarde, dit-elle doucement, tendant son doigt.
Jean s'approcha et se pencha en réajustant ses lunettes sur son nez.
— Tu as vu ces motifs gravés ?
Un rire bref lui échappa.
— Ils ne servent à rien, en réalité, dit-il en secouant la tête. Ton père disait que ça donnait un côté précieux qu'il aimait beaucoup. L'émeraude, par contre...
Il posa le bout de son index sur la pierre, et rien ne se passa, à sa grande déception.
— J'aurais pensé qu'elle n'était qu'une autre fantaisie d'Alistair, mais vu la façon dont elle interagit avec les pièces de B3t@... ça me fait réfléchir. Peut-être qu'elle a une fonction qu'on ignore encore.
Tic-Toc se mit à gazouiller sur l'épaule de Marina, attira l'attention sur lui.
— Oui, toi aussi tu es un bel ouvrage en aurilithe, le complimenta Jean.
L'oiseau bomba le poitrail et reçut une petite caresse dans les plumes. Sans trop savoir pourquoi, l'attention qu'il portait à Tic-Toc fit rougir Marina.
Après ce court échange, ils pénétrèrent enfin dans la véranda, et la jeune Clérouage ne put retenir une exclamation. Des fleurs aux teintes éclatantes s'épanouissaient dans de petits pots disposés sur des petites étagères en bois. L'air était saturé d'un parfum sucré. Une table en fer forgé permettait de prendre un thé en observant la nature au dehors.
Devant eux se dressait enfin la porte de la chambre de Félicité, un panneau imposant de bois poli incrusté de motifs floraux. Sur le côté, un mécanisme attendait qu'ils déchiffrent son secret.
Jean murmura :
— Prête pour la troisième chambre interdite du Manoir Mécanique ?
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