Chapitre 9: Un pion après l'autre
Après la visite des prêtresses, les deux femmes décidèrent de partir dès la nuit tombée. Azra se reposa dans sa chambre et Hywel emprunta un jeu de solitaire au guérisseur. Elle resta dans la chambre du premier étage tout le reste de la journée, assise au bord de la fenêtre.
Lorsque la nuit commença à tomber, elles rassemblèrent leurs affaires, payèrent le guérisseur, puis partirent de la maison. Elle marchèrent ensuite dans les rues animées de la ville, à la recherche de vivres pour leur voyage. Pour l'instant, aucune information concernant la dirigeante avait été communiquée. La fuite d'Azra paraissait être passée inaperçue. Pourtant, Hywel se doutait que l'agitation devait régner dans la tour.
Les deux femmes déambulèrent de stand en stand, achetant des fruits séchés, des galettes de blé et des pois chiche au paprika cuits au four. Elles choisirent avec soin des aliments qui se conserveraient pendant le voyage. Lorsque les provisions furent faîtes, elles prirent la direction du port de Laslev au sud-est de Méridia. Les deux femmes marchèrent durant des heures dans la nuit noire. Azra boitillait, mais elle parvenait à marcher sans trop de mal. La plaie s'était refermée grâce aux soins du guérisseur.
Lorsque le soleil se leva, les deux femmes avaient déjà parcouru plusieurs kilomètres. Elles aperçurent au loin la forêt de pins. Hywel fut soulagée d'y arriver avant que les chaleurs ne s'élèvent trop. Le climat chaud et sec du désert pouvait être insoutenable sans ombre. A l'abri des arbres, elles pourraient poursuivre leur voyage jusqu'au port sans trop de mal.
- Vous tenez le coup ? demanda Hywel à Azra lorsqu'elle arrivèrent à la lisière de la forêt.
- Je commence à fatiguer, reposons-nous quelques temps avant de repartir.
Hywel hocha la tête, puis elle s'assit contre un arbre. La dirigeante s'installa en face et sortit de son sac deux gourdes d'eau. Elle en tendit une à Hywel.
La jeune femme admira alors la forêt, éclairée par le soleil montant. Le sol paraissait être teinté d'or. Elle inspira à plein poumons, enivrée par l'odeur des pins. Le chant des oiseaux résonnait à travers les arbres.
- On ira dans l'un des bateaux de votre flotte ? demanda Hywel en détournant son regard pour le poser sur Azra.
- Non. Je ne veux pas que les prêtresses aient la moindre information sur ma destination. Nous devrons monter à bord d'un bateau pirate, et il n'y a qu'à Laslev que nous en trouverons. La ville est complètement gangrenée, même les prêtresses ont déserté les sanctuaires.
Hywel fronça les sourcils. Elle n'était pas certaine que voyager avec des pirates était la manière la plus sécurisée de se rendre sur l'île Astrale. Toutefois, elle ne contesta pas. Azra savait ce qu'elle faisait.
Après quelques minutes, les deux femmes se remirent en marche. Hywel appréciait marcher dans la forêt, savourant le bruit de ses pas sur le sol recouvert de branchages. Ni elle, ni Azra ne parlait. Elles se contentèrent d'avancer, suivant la direction que la boussole d'Azra indiquait. Si elles gardaient ce rythme de marche, elles arriveraient à Laslev avant la nuit.
Quelques heures de marche plus tard, Hywel entendit un bruit derrière elle. Un grondement. La jeune femme se retourna et Azra poussa un cri au même moment en portant ses mains à sa bouche. Un félin se tenait devant elles. Avait son pelage noir et sa queue en demi-cercle recouverte de plumes colorées, l'animal était aussi majestueux que dangereux. Un lehaon. Il cracha, ses babines relevées laissant apparaître ses longues canines.
- Inclinez-vous, chuchota Hywel. Mettez-vous à genoux et ne le regardez pas dans les yeux.
La jeune femme s'exécuta et Azra la suivit. Voir cet animal dans les bestiaires était fascinant. Le voir en vrai était terrifiant. Ses longues plumes irisées bleues et violettes, toutes dirigées vers les deux femmes, étaient vénéneuses. Si le lehaon se sentait agressé, il n'hésiterait pas à attaquer.
Hywel et Azra restèrent plusieurs minutes les genoux au sol, le regard baissé. Hywel remarqua alors que le félin était blessé. Elle observa sa patte arrière droite, comme recouverte d'encre. La chair paraissait putréfiée. Un souvenir jaillit dans la tête de la jeune femme. Elle revit les nervures noires grivelant le désert enneigé la nuit de son arrestation.
Après quelques instants, l'animal s'éloigna en boitant. Hywel resta au sol jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière les arbres. Lorsqu'elle se releva, elle se tourna vers Azra.
- Vous avez vu sa patte ? demanda Hywel.
- Oui, cette blessure est étrange.
Hywel acquiesça, elle n'avait jamais vu cela.
- La nuit de mon arrestation, j'ai vu des nervures noires dans le désert enneigé. Comme si le sol était recouvert d'encre. La blessure du lehaon y ressemblait.
- C'est étrange en effet.
Hywel se demanda si les deux évènements avaient un lien. Les tâches noirâtres pouvaient-elles blesser les êtres vivants ? L'idée paraissait saugrenue, mais la jeune femme trouva l'incident troublant. La blessure ressemblait tant aux nervures qu'elle avait vues.
- Avançons, déclara Azra en interrompant dans ses réflexions. L'idéal serait d'arriver au port de Laslev avant la nuit.
Les deux femmes se remirent alors en route, toujours en silence.
***
Hywel et Azra aperçurent le port lorsque le soleil disparut à l'horizon. Après quelques minutes supplémentaires de marche, elles atteignirent l'entrée de Laslev.
- Un espion est depuis quelques semaines dans ville, annonça Azra. Nous nous renseignons pour pouvoir arrêter le trafic d'arme et d'alcool qui sévit de plus en plus. Seleh nous hébergera cette nuit, je lui fais confiance. C'était un ami de mon père.
Les deux femmes traversèrent alors les rues sombre et malodorantes de la ville. Hywel suivit Azra. La dirigrante s'arrêta devant une maison en bois, dont les volets rouges étaient fermés. Elle frappa et un homme d'une cinquantaine d'année leur ouvrit. Hywel vit son visage s'éclairer lorsqu'il posa ses yeux sur Azra, puis il parut réaliser qu'elle était à Laslev et il se rembrunit.
- Heureux de te voir fille, déclara-t-il. Entrez avant que quelqu'un vous voit.
Les deux femmes passèrent le seuil. Seleh referma la porte, puis il posa sa main sur la joue d'Azra en signe de respect.
- Qu'est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-il sans accorder un seul regard à Hywel.
- C'est une longue histoire, je te raconterai cela plus tard. Pour l'instant, j'ai juste besoin de ton aide. Trouve moi un bateau pirate en partance pour l'île Australe.
Seleh jura dans sa barbe, puis il passa sa main dans ses cheveux longs.
- Pourquoi la cheffe d'État de Méridia a-t-elle besoin d'un bateau pirate ? gronda-t-il.
- C'est une longue histoire, je te l'ai dit. Ne pose pas de question.
- Très bien. Je suppose que vous restez dormir ?
Azra acquiesça. L'homme les mena à l'étage, où se trouvait une chambre.
- Il y a un lit et un canapé, ça ira ?
- Ce sera très bien, merci Seleh.
L'homme repartit, allant chercher dès ce soir ce qui lui avait demandé Azra. Les deux femmes s'installèrent alors dans la chambre. Hywel posa son sac sur un petit meuble d'acier, dont le support était en verre. La décoration était inexistante. La papier peint marron se décollait des murs dénués de cadres et la moquette était parsemée de tâches rousses Hywel vit Azra froncer son nez de dégoût. La dirigeante n'était pas habituée à fréquenter ce genre d'endroit.
- Ce logement a été racheté par l'État, expliqua Azra. Il sert uniquement aux espions le temps de leur enquête.
Hywel s'assit sur le canapé et les ressort grincèrent. Elle allait avoir du mal à trouver le sommeil. La dirigeante bâilla en s'écroulant sur le lit.
- Je ne sens plus mes pieds, avoua Azra.
Hywel lui sourit. Jamais elle n'avait vu Azra faire du sport, la dirigeante n'avait pas l'habitude de marcher aussi longtemps. Hywel savait que la marche avait été rude, mais pas une seule fois Arza ne s'était plainte. Malgré la fatigue et la douleur encore présente à sa jambe, elle n'avait pas failli.
- Bonne nuit, Hywel.
- Bonne nuit, madame.
Azra s'allongea et ferma les yeux. Hywel attendit quelques instant, s'assurant qu'elle dorme. La jeune femme ne comptait pas rester dans cette chambre à attendre. Elle ne voulait pas dormir non plus. Elle désirait seulement découvrir la ville. Laslev n'était peu être pas aussi gaie que l'oasis de Kerit, mais Hywel voulait voir à quoi ressemblait cet endroit si décrié.
La jeune femme ouvrit la porte sans un bruit puis sortit de la maison. La nuit était tombée sur Méridia, plongeant les rues de Laslev dans l'obscurité. Hywel avança sans vraiment savoir où aller. Elle entendit alors un accordéon au loin et décida de se diriger vers la musique.
Hywel se retrouva sur le port. De nombreux matelots chantaient, un verre à la main. Beaucoup étaient ivres. L'alcool était interdit sur tout le continent, mais il coulait à flot dans la ville. La jeune femme sentit les vapeurs de vin et de rhum lui monter à la tête. Elle avança, ses talons claquant sur les pavés de pierre.
Devant un bar, plusieurs matelot étaient installés à une table, assis sur des tabourets en bois. De nombreux observateurs pariaient bruyamment. Hywel s'approcha, poussée par la curiosité. Sur la table se trouvait le jeu des gemmes. Le plateau était en bois, comme le sien, mais les pierres étaient remplacée par des billes de verres. Leur transparence ne trompait personne.
La jeune femme observa les joueurs. Deux couples d'adversaires s'affrontaient : deux hommes sur la table la plus proche, et un homme et une femme sur la plus éloignée. Elle examina les deux hommes en premier. Le plus âgé, dont la barbe brune pendait sur la table, était en train de gagner. La plupart des onyx de son adversaire avaient été capturées. La plupart des parieurs faisaient monter enchérissait sur le vieil homme.
Pourtant, Hywel aurait parié sur le plus jeune, un homme aux cheveux longs avec un bandeau rouge dans les cheveux. Plus elle observait le jeu, plus elle sentait que le jeune homme avait feint la défaite. En réalité, il se rapprochait dangereusement du rubis de son adversaie, tandis que le sien était protégé par quelques onyx stratégiques. Hywel sourit. Elle connaissait cette technique par cœur.
Le jeune homme gagna. Les cris s'élevèrent, les parieurs n'ayant pas anticipé ce retournement de situations. Hywel se leva alors et prit la place du vieil homme. Elle avait enfin un adversaire à sa taille, elle ne comptait pas le laisser filer.
- Une autre partie ? proposa-t-elle en déposant dans la coupelle vingt pierrins.
Le sourire du jeune homme s'accentua. Il fit craquer ses doigts tatoués puis replaça les pierres dans les trous du plateau. Il lança ensuite une pièce d'argent en l'air et la réceptionna sur sa main.
- A toi l'honneur, déclara-t-il.
Hywel avança un onyx de deux trous, sautant une boucle du plateau. Les deux adversaires jouèrent coup sur coup, ne laissant que peu de temps mort. Les parieurs donnaient le jeune homme gagnant. La jeune femme, elle, avait confiance en sa stratégie. Il fallait qu'elle gagne.
Lorsqu'Hywel captura le rubis de son adversaire, les cris reprirent de plus belle. Le jeune homme eut une moue boudeuse, mais ses yeux pétillaient.
- Félicitations, luit dit-il en lui tendant la main.
Hywel lui serra la main avec un sourire. Durant plusieurs minutes, elle avait eu peur que la technique du jeune homme vienne à bout de la sienne. Son dernier coup avait été un coup de bluff.
- On joue la revanche ? lui demanda-t-il.
- Non, par contre il y a quelque chose que tu possèdes que j'aimerais avoir. Les pièces ne m'intéressent pas.
Hywel avait joué pour avoir un adversaire à sa taille, mais surtout car l'homme avait un objet spécial dans sa poche. Un joueur battu ne pouvait pas refuser de donner ce qu'il avait sur lui, c'était la règle. L'homme haussa un sourcil.
- Qui a le jumeau ? demanda Hywel.
L'homme grimaça lorsqu'il comprit ce qu'elle voulait dire. Il avait dans sa poche une petite boîte à musique, reconnaissable par ses bordures en acier martelé. Ces boîtes à musiques avaient été beaucoup utilisées pendant la révolution pour communiquer, puis elle avaient été interdites.
- La personne est trop loin, à Boréal, répondit-il.
- Ne mens pas.
Hywel avait de suite remarqué la bague qu'il avait au doigt. De plus, un tatouage ayant l'emblème de Laslev, une coupe, était dessiné sur son avant bras. Le marin était marié, et Hywel aurait parié que la boîte jumelle se trouvait avec sa femme, dans la ville du port. La boîte à musique leur permettait sans doute de communiquer lorsque l'homme partait en mer.
La jeune femme vit qu'elle avait visé juste. Le visage de son adversaire s'était décomposé lorsqu'elle avait fixé la bague à son doigt.
- Très bien. Je vais aller la chercher.
Hywel s'adressa alors à toutes les personnes présentes sur la terrasse du bar.
- Mon adversaire me donne sa boîte à musique jumelée comme gain pour ma victoire, déclara-t-elle d'une voix forte. Il va me ramener la deuxième dès ce soir.
Hywel fixa le jeune homme. Elle savait qu'il ne prendrait pas le risque de partir sans lui donner son gain. Un joueur refusant le gain était refusé de toutes les tables de jeu.
- J'y vais, dit-il en tournant les talons.
La jeune femme le regarda s'éloigner, puis elle s'assit à une table à l'intérieur du bar. Elle enverrait la boîte à musique à sa sœur dès le lendemain, après avoir demandé l'adresse de l'endroit à Azra. Asterin connaissait le solfège, tout comme Hywel, leur mère ayant été musicienne pour le compte du roi assassiné. Elles n'auraient aucun mal à communiquer désormais.
Le barman lui proposa alors une choppe de bière et elle accepta. La jeune femme porta le verre à ses lèvres et grimaça de dégoût. Elle ne comprit pas l'attrait qu'avaient ces gens pour ces boissons, le goût était immonde. Hywel repoussa la choppe et croisa ses bras sur sa poitrine, observant les joueurs au loin sur la terrasse. La discussion des hommes de la table d'à côté attira alors son attention.
- J'te dis que je l'ai vu de mes propres yeux ! s'écria un vieil homme.
- Tes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient, vieux. Un poison qui détruit nos terres, et puis quoi encore !
- Mon cousin ne s'est par réveillé depuis qu'il a mangé cette foutue orange toute noire, j'te dis, poursuit le vieillard.
Hywel écouta les deux hommes se quereller plusieurs minutes. Elle n'avait pas rêvé cette nuit là, et les nervures noires paraissaient bien s'attaquer aussi bien aux terres qu'aux Hommes et aux animaux.
- Entre ça et la dame Azra qu'est morte, bin moi j'te dis qu'on est dans de beaux draps. Tu vas voir qu'elles vont nous remettre le Erwin sur le trône, les prêtresses.
Hywel sursauta à l'entente du prénom de la dirigeante. Les prêtresses avaient communiqué la prétendue mort d'Azra. Elle espérait que le réveil de la monarchie, s'il arrivait, ne serait pas trop dévastateur en attendant que la dirigeante organise son retour à la tête de l'État.
Lorsque son adversaire arriva, les deux boîtes à musiques en main, Hywel le remercia puis prit congé. Elle et Azra devraient partir tôt le lendemain, il était temps pour la jeune femme de rentrer.
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