Chapitre 5: Le voleur et le prince

Karsyn observait le forgeron, son père adoptif. Les bras croisés, le dos contre une poutre de la vieille bâtisse, il attendait que l'homme daigne lever son regard vers lui. L'odeur des flammes et du métal régnait dans la pièce. Karsyn ne fit pas attention au bruit du marteau écrasant le cuivre porté à incandescence, habitué à cette cacophonie depuis son plus jeune âge. Lorsque son père, Eko, leva les yeux vers lui, ce dernier fronça les sourcils.

— Enfin de retour, le môme, bougonna-t-il en essuyant ses mains sur son tablier. Où t'étais passé encore ?

— J'avais des choses à faire à Méridia.

— Des choses à faire, des choses à faire... Toujours à tremper dans des affaires pas nettes.

Karsyn sourit au vieil homme puis remit en place son monocle noir. Eko sortit de la forge pour aller dans la pièce adjacente, la cuisine. Karsyn le suivit et s'installa sur l'une des chaises en bois.

— J'te sers un verre ? demanda le forgeron.

— De l'eau, merci.

Eko attrapa un verre dans les étagères puis la carafe. Il alluma ensuite la lampe à huile, l'obscurité commençant à inonder la pièce. Lorsqu'il s'immobilisa, il lissa ses moustaches blanches en fixant Karsyn.

— Tu restes combien de temps ?

— Seulement cette nuit, je repartirai demain à l'aube.

Le forgeron bougonna quelques mots dans sa barbe. Karsyn savait qu'il détestait le voir partir des semaines entières, mais il n'avait plus le choix. La mission qui lui avait été donnée lui prenait tout son temps. Le jeu en valait la chandelle, il en était persuadé. S'il réussissait, Eko et lui, ainsi que tout le village, n'auraient plus jamais à souffrir de la faim. Même si les enjeux lui échappaient parfois, Karsyn savait quelle récompense l'attendait. Les joyaux de la reine assassinée valaient bien quelques sacrifices.

— Je monte dormir, déclara Karsyn en se levant. A demain.

— Bonne nuit.

Le jeune homme salua son père puis sortit de la pièce. Il monta les escaliers grinçants et poussa la porte de sa chambre. Rien n'avait bougé en cinq semaines, chaque objet avait gardé sa place. Un vieux livre poussiéreux sur la table de chevet en bois brut, un calendrier des festivals saisonniers au dessus du modeste bureau, et un baromètre à eau suspendu au mur. Karsyn se laissa tomber dans son lit et en fit grincer les lattes. Il posa les mains sur son ventre et observa le plafond fissuré de la chambre, éclairé seulement par la lumière de la lune. Le jeune homme plongea dans le sommeil quelques minutes plus tard.

***

Le lendemain, ce fut la lumière du soleil qui réveilla Karsyn. L'ombre des arbres au dehors se reflétait sur le sol. Les yeux plissés, le jeune homme se leva avec un bâillement. Il prit ensuite son monocle sur la table de chevet et le porta à son œil de verre. Après s'être vêtu, il descendit dans la cuisine. Eko avait préparé le petit déjeuner : une bouillie d'avoine agrémentée de fruits séchés et de noix. Le vieil homme, déjà attablé, salua son fils d'un mouvement de tête. Karsyn s'installa à ses côtés sans un mot. Son père n'était pas des plus causants et il détestait davantage parler de bon matin. Ce jour là fit exception.

— Pourquoi tu repars encore ? marmonna-t-il sans lever les yeux de son bol. Tu voudrais pas pour une fois rester avec ton vieux père ?

Karsyn fut surpris de l'entendre s'adresser à lui si sincèrement. Sa joue tressaillit, puis il remit en place son monocle.

— Tu sais bien que c'est important, soupira-t-il. Je n'ai pas vraiment le choix de toute façon.

Eko reposa sa cuillère puis roula sa moustache entre ses doigts, l'air pensif.

— Fais gaffe à toi, fils.

Karsyn ne put s'empêcher de sourire. Le forgeron l'avait adopté à la mort de ses parents, tués pendant la révolution alors qu'il n'avait que deux ans. Il avait tout donné pour ce fils arrivé par erreur sur le pas de sa porte. Une amie des parents de Karsyn pensait laisser l'enfant à un oncle, mais ce dernier avait été tué également. Eko avait gardé l'enfant désormais sans famille.

— Ne t'inquiète pas pour moi, tu sais bien que je m'en sors toujours, lui dit finalement Karsyn.

— Les histoires finissent pas toujours bien... Surtout quand on est un voleur ou un escroc. Je t'ai pas élevé comme ça.

Karsyn leva les yeux au ciel avec une grimace. Il détestait lorsque son père lui faisait la morale, mais pour une fois, il n'avait pas tort. Ce qui l'énerva davantage. Son dernier vol avait été un échec et cela avait failli mal tourner.

— Je sais que tu fais ça pour aider les autres, fils, mais pense un peu à toi. Et à moi.

Karsyn ne répondit pas. S'il avait commencé à voler, à l'âge de seize ans, c'était justement pour Eko. Le vieil homme était tombé malade et il n'avait pas eu les moyens de payer un guérisseur. Karsyn avait continué les vols après la guérison de son père, désireux d'aider tous ceux qui, comme eux, n'avaient pas toujours les moyens pour vivre sereinement. Il devait bien l'avouer, il aimait cela.

Lorsque Karsyn eut terminé de manger, il monta dans sa chambre pour préparer ses affaires. Il mit dans son sac des affaires de rechange, une boussole, une carte, des sabliers de sève et ses dernières économies. Il devait repartir au plus vite. Deux semaines s'étaient écoulées depuis son échec à la tour de Méridia, et il ne pouvait plus échapper bien longtemps aux relances d'Erwin, le prince déchu. Ce dernier s'impatientait.

Une fois ses affaires rassemblées, Karsyn jeta un dernier coup d'œil à sa chambre baignée de lumière. L'odeur des pins embaumait encore la pièce. Avec un léger pincement au cœur, il sortit de la pièce et descendit à la forge.

Eko s'était déjà mis au travail. Il tapait de son marteau un morceau de cuivre en spirale, envoyant valser des étincelles tout autour de lui. Lorsqu'il remarqua son fils, le sac à bandoulière sur le bras, il releva son casque.

— Je suppose que tu sais pas quand tu reviens ? demanda le vieil homme.

— Non, pas avant plusieurs semaines probablement.

— Je sais pas qui est ce foutu commanditaire, mais j'aimerais bien qu'il me rende mon môme, bougonna-t-il en fronçant ses épais sourcils.

Le sourire de Karsyn s'agrandit. Les marques d'affection du vieil homme étaient rares et il les chérissait. Mieux valait le laisser dans l'ignorance. Moins il en saurait, mieux se serait pour lui. Eko n'en reviendrait pas si son fils lui annonçait qu'il côtoyait le prince déchu, enfermé depuis vingt-cinq ans dans l'institut des prêtresses. Jamais il ne l'accepterait. Pour le vieux forgeron, les royalistes méritaient tous la pendaison.

Karsyn sortit de la maisonnée après avoir salué une dernière fois son père. Une fois dehors, il inspira une bouffée d'air frais. Il traversa ensuite le village, sillonnant les rues en travers des modestes habitations en bois. Lorsqu'il arriva à la lisière de la forêt, il prit la direction de l'est en direction de la ville la plus proche. Le jeune homme traversa rapidement la frontière entre Boréal, où il vivait, et Lazran. En deux heures, il parvint à Esgart, première grande ville du territoire voisin.

Cela faisait des mois que Karsyn ne s'y était pas rendu, et il fut frappé par l'agitation qui y régnait. Des centaines de personnes grouillaient entre les bâtisses de briques ocre, d'étal en étal. Le marché se tenait tous les matins. Karsyn rabattit sa capuche sur sa tête. Il n'aimait pas les foules, mais au moins, il pourrait se fondre dans la masse. Il foula le sol en battant des coudes pour se frayer un chemin, assailli par les odeurs de plantes aromatiques et de fruits séchés.

Lorsque Karsyn arriva sur la grande place, pleine de monde, il sauta sur un banc pour repérer ce qu'il cherchait : un conducteur marionnettiste. Il vit un fiacre à quelques mètres de lui. Le jeune homme descendit alors et en prit la direction.

— Bonjour, le fiacre est disponible ? demanda-t-il au conducteur.

L'homme hocha la tête en relevant à peine les yeux de son livre. Karsyn en fut agacé et il se retint de ne pas le tirer par le col pour le faire descendre de force.

— J'aurais besoin de me rendre près de l'Arbre de Gëa.

Le conducteur leva enfin le regard avec un grand sourire.

— L'Arbre est à minimum cinq heures de route, cela se paye, jeune homme, déclara-t-il.

Karsyn leva sa bourse à hauteur de sa tête, puis il y plongea sa main pour en ressortir une pièce en argent ronde, garnie d'une améthyste. Cinquante pierrins. Les yeux de l'homme brillèrent.

— Très bien, je pense que ce sera suffisant ! Nous pouvons y aller dès maintenant, monsieur.

Karsyn monta sur le marchepied et baissa la tête pour entrer dans le véhicule. Il s'installa dans les fauteuils, dont les coussins étaient recouverts d'un tissu brodé de feuilles couleur vert d'eau. Une petite fenêtre donnait sur le conducteur. Karsyn le vit actionner le sablier et la sève de Gëa commença à s'écouler. Le fiacre s'anima alors.

***

Lorsque le véhicule s'approcha de l'Arbre, le conducteur ralentit. Karsyn releva la tête, les sourcils froncés. Ils n'étaient pas encore arrivés. Le jeune homme se leva et frappa contre la vitre en verre. Le marionnettiste l'ouvrit avec un regard désolé, les lèvres pincées.

— Nous avons un léger problème, monsieur, je ne pense pas pouvoir vous conduire plus loin. Voyez par vous même.

Il lui désigna l'horizon d'un geste de la main. Karsyn descendit, ne voyant rien à travers la petite fenêtre. Il découvrit alors les plaines verdoyantes striées de nervures noires, comme si la nature était en pleine putréfaction. Il haussa les sourcils. Karsyn n'avait jamais rien vu de semblable.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il à l'homme.

— Aucune idée, monsieur, mais ça n'augure rien de bon à mon humble avis.

Karsyn réfléchit. Il n'avait pas vraiment besoin d'aller jusqu'à l'Arbre de Gëa, il avait surtout voulu éviter les questions du conducteur. L'institut des prêtresses se trouvait plus au Sud. En réalité, il n'aurait pas besoin de traverser cette étrange marée noirâtre.

— Laissez-moi là, lui dit-il finalement. Je vais finir à pied. Merci pour le trajet.

L'homme ne se fit pas prier, il le salua puis fit demi-tour. Karsyn fut soudain seul. A l'horizon, au bout de la pleine, il dut plisser les yeux pour voir l'Arbre de Gëa. L'Arbre était immense, mais d'aussi loin, le jeune homme avait l'impression qu'il aurait pu le tenir dans sa main. Il paraissait minuscule.

Après quelques instants, lorsque le fiacre fut éloigné, Karsyn sortit une carte et sa boussole. L'institut des prêtresses était à deux ou trois kilomètres de l'endroit où il était. Le jeune homme se mit en marche, sa boussole en main.

L'air était frais en cette fin de journée et le soleil était caché par les nuages. La marche fut agréable pour Karsyn. Il profita de cette parenthèse pour ne penser à rien. Il observa les plaines, dont l'herbe montante lui arrivait presque à la taille.

Lorsqu'il vit l'institut au loin, Karsyn s'arrêta et s'assit sur une roche. Il voulait attendre que la nuit tombât. Bien que le prince souhaitait le voir, les prêtresses n'auraient jamais accepté une telle alliance. Le jeune homme préférait prendre toutes les précautions pour ne pas les croiser. Il observa alors l'institut de loin, avec son architecture baroque, ses murs de pierre peints d'une couleur bleue claire, sa coupole de verre, ses lucarnes sur le toit et son fronton sculpté. Le bâtiment était majestueux.

Le soleil se coucha et la lumière fut remplacée par l'obscurité. Karsyn releva sa manche pour laisser apparaître le tatouage en forme de dague sur son avant bras. Il effleura sa peau du majeur, puis son pouce passa au dessus du majeur dans un claquement de doigts. La dague apparut matériellement. Cacher des objets dans sa peau était l'un des avantages des mages Dessinateurs.

Une fois sa dague en main, Karsyn s'avança vers l'aile nord de l'institut, l'aile sud étant réservée aux apprenties prêtresses. Lorsqu'il arriva devant les murs de pierre, il sortit de son t-shirt la chaîne accrochée à son cou. Un sablier de sève y était accroché. Sans cet objet, il ne pouvait pas passer les murs. Le jeune homme actionna le mécanisme en retournant le sablier, et la sève dorée commença à s'écouler goutte à goutte. Karsyn sentit l'énergie vibrer sous sa peau, s'introduisant dans chaque parcelle de son corps. Un frisson le parcourut. Il prit une grande inspiration puis passa ses doigts à travers le mur de pierre. Sa main disparut, puis tout son corps suivit.

Karsyn déambula à travers les couloirs sombres de l'institut, éclairés par la lumière de la lune. Les carreaux des vitraux se reflétaient sur le sol recouvert d'un tapis aux formes abstraites. Les appartements du prince se trouvaient au sous-sol, le jeune homme dû donc descendre les escaliers. Lorsqu'il arriva à la porte de la chambre, il frappa trois coups brefs. La lumière filtra soudain sous le pas de la porte, des pas s'approchèrent, puis la porte s'ouvrit. Le prince Erwin, en tenue de nuit aussi noire que sa peau, se tenait sur le seuil. Même ainsi, il était impressionnant. Il dominait Karsyn d'une tête, bien que le jeune homme était déjà grand, et ses larges épaules saillantes tendaient la chemise. Le prince et lui avaient presque le même âge.

— Entrez, ordonna Erwin.

Le jeune homme entra dans la pièce, un salon privé adjacent à la chambre. Le prince l'invita à s'asseoir dans l'un des fauteuils. Il servit ensuite deux tasses de thé sur la table basse, puis s'assit à son tour, les coudes sur les genoux et la tête sur ses mains croisées. Il fixa Karsyn. Le jeune homme soutint son regard, avachi dans le fauteuil les bras croisés.

— Allez-vous enfin me raconter ce que vous avez fait ?

Karsyn grimaça. Il avait retardé ce moment en partant vers Boréal pendant deux semaines, mais il ne pouvait plus y échapper. Il remit en place son monocle, bien qu'il était déjà parfaitement positionné.

— La mission a été un échec, avoua-t-il d'une voix claire.

Erwin eut un sourire crispé. Il décroisa ensuite ses mains, prit une tasse brûlante dans ses mains, puis en but une gorgée.

— Cela, je le sais, dit-il. Pourquoi donc avez-vous échoué ?

Karsyn se remémora cette nuit-là. Sa recherche dans la bibliothèque, le garde, puis la fille. Rien ne s'était déroulé comme prévu.

— Il n'y avait aucune faille des Illusionnistes dans la bibliothèque. Vos informations étaient erronées, critiqua Karsyn. Je n'ai donc pas pu trouver le grimoire.

— Vous avez bien utilisé la fleur du désert ?

— Évidemment.

Erwin eut une moue surprise. La fleur du désert détectait la magie et ses pétales s'illuminaient près d'une source magique. Elle valait une fortune. Hors, lorsque Karsyn s'était introduit dans la bibliothèque, la fleur avait conservé ses pétales blancs, dénués de toute lumière. Aucune faille n'avait été créee à cet endroit pour cacher le grimoire.

— Que s'est-il passé ensuite ? J'ai entendu dire qu'un garde avait été assassiné cette nuit là.

Karsyn conserva le silence quelques secondes. Ses mâchoires se crispèrent à l'évocation du garde. Durant ces deux dernières semaines, il avait fait tout son possible pour mettre à distance ce qu'il avait fait. Ce n'était pas la première fois qu'il tuait quelqu'un, mais c'était la première fois qu'il tuait un innocent.

— Un garde m'est tombé dessus, dit-il finalement. Il a de suite voulu m'arrêter et le coup est parti tout seul. Je l'ai atteint à la gorge et il est mort sur le coup.

Erwin secoua la tête, les paupières fermées.

— As-tu eu vent du procès de la défaillante ?

— Non, elle a été arrêtée ? le questionna Karsyn.

— Non seulement elle a été arrêtée et accusée du meurtre, mais elle a été jugée coupable et condamnée à mort hier.

Karsyn eut l'impression de s'être pris un coup sur la tête. Il était parti de Méridia pour ne pas qu'on le retrouve, persuadé qu'il serait le seul suspect. Il avait bêtement cru que la défaillante était encore en fonction, car il savait qu'elle était la garde du corps de la dirigeante. Jamais il n'aurait pu imaginer qu'elle se ferait condamner à sa place.

— Est-ce que je peux faire quelque chose pour elle ? demanda Karsyn après s'être raclé la gorge.

— La seule chose que tu peux faire, c'est te rendre. Mais je t'interdis de le faire. J'ai encore besoin de toi, notre alliance n'est pas terminée.

Karsyn hocha la tête. Bien que sentant la culpabilité lui tirailler les entrailles, il n'avait pas l'intention de se rendre sur l'échafaud volontairement.

— Le grimoire n'est probablement pas dans la tour de Méridia, déclara Erwin. Et même s'il y était, nous ne savons pas où il pourrait être caché. Même avec une fleur du désert, cela prendrait trop de temps de parcourir les étages. Tu vas devoir te rendre dans les bureaux de la dirigeante.

Karsyn secoua la tête. Le bureau d'Azra était inaccessible. Il avait déjà tenté de s'y rendre au début de sa mission, mais la tentative s'était terminée sur un échec et Erwin le savait.

— Vous savez que c'est impossible.

— Ce ne le sera plus dans quelques semaines, déclara le prince avec un sourire énigmatique. Attend un peu, je te tiendrais informé. Les choses vont changer d'ici peu...

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