Chapitre 4: L'accusée
Deux semaines s'étaient écoulées depuis l'arrestation d'Hywel. La jeune femme n'avait eu droit à aucune visite, et elle n'était pas ressortie depuis l'interrogatoire du général. Elle connaissait désormais chaque fissure, chaque tâche de la cellule. Elle tournait en rond. Ses journées étaient d'ordinaire rythmées par son travail, ses séances de jeu et de combat avec Kal, ses soirées avec Asterin, et enfin par ses escapades nocturnes. Du jour au lendemain, tout cela s'était évaporé. Elle avait perdu toute notion du temps. La seule animation de sa journée était l'arrivée du plateau repas.
En ce jour, Hywel allait enfin sortir. Le jour de son procès était arrivé. Un mélange d'angoisse et d'excitation la submergeait. La crainte du jugement lui tordait les entrailles, mais l'idée de revoir enfin Asterin la soulageait. Sa sœur lui manquait tellement ! Elle aurait donné beaucoup pour pouvoir simplement la serrer dans ses bras.
Lorsque la porte de la cellule s'ouvrit, Hywel sauta sur pieds. Deux gardes entrèrent et lui passèrent les menottes. Celles-ci lui pincèrent la peau et la jeune femme grimaça. Les deux hommes la prirent par les bras et l'emmenèrent hors de la cellule. Ils traversèrent les couloirs souterrains de la prison, éclairés seulement par des lampes à huile disposées tous les cinq mètres environ.
Lorsque les gardes ouvrirent la porte qui donnait sur le chez de chaussée de la tour, Hywel fut aveuglée par la lumière du jour. Ses yeux se plissèrent et elle ne vit qu'un paysage blanc immaculé. Elle trébucha contre une marche, et les gardes la rattrapèrent. La jeune femme eut besoin de quelques minutes pour retrouver une vue normale, après deux semaines passées dans une quasi obscurité.
Les gardes l'emmenèrent hors de la tour. Hywel avait le droit de sortir uniquement pour se rendre au sanctuaire, et cela faisait des années qu'elle ne souhaitait plus y aller par dégoût des prêtresses. Elle ne put s'empêcher de s'extasier devant les maisons cubiques de la ville, devant les habitants qui grouillaient à travers les rues étroites, ou bien encore devant les étals des marchands recouverts de mets séchés et d'épices. Malgré les circonstances de sa sortie, elle était ravie de constater que la vie de Méridia ne s'était pas arrêtée en même temps que la sienne.
Les gardes la conduisirent à une charrette, dont l'arrière était clos par des barreaux de fer. Elle y monta et l'un des hommes inséra une clé dans la serrure pour l'y enfermer. Le conducteur, un Marionnettiste du territoire Lazran, anima la charrette. Hywel fut secouée et se cogna contre les barreaux. Elle s'assit alors et observa les paysages de la ville défiler devant elle. Ils passèrent devant le marché, puis dans le parc d'Agave, où cette plante grasse de presque dix mètres de haut était en pleine floraison, inondant l'endroit de jaune. Au centre du parc se tenait le sanctuaire de verre. Il était de forme ronde, comme un dôme de glace au milieu du désert, afin que la déesse Gëa puisse percevoir à travers la sincérité de la foi. L'endroit était un lieu de culte, mais aussi un lieu de vie. Les banquets des festivals y étaient organisés, et les procès se déroulaient également dans le sanctuaire, sous le regard lointain de la déesse.
La charrette s'arrêta à quelques mètres du sanctuaire. Hywel observa les lieux, analysant les options qui s'offraient à elle. La fuite allait être compliquée. Bien que deux hommes seulement l'accompagnaient, elle ne voyait pas comment elle allait pouvoir les maîtriser avec ses poings liés. Et puis où aller ensuite ? Le parc n'offrait aucune cachette digne de ce nom, et dès que l'alerte serait sonnée, tous les gardes présents dans le sanctuaire seraient sur ses trousses. La gorge d'Hywel se noua. Elle avait espéré jusqu'au dernier moment pouvoir s'enfuir, mais elle devait désormais se faire une raison. Le procès était inévitable.
Les deux gardes ouvrirent la porte de la charrette et firent descendre Hywel. Ils se dirigèrent ensuite vers le sanctuaire sous le soleil de plomb, les pieds de la jeune femme foulant la terre sèche. Elle avait peu mangé ces dernières semaines, alors elle commençait à ressentir quelques faiblesses. La chaleur et l'angoisse les accentuaient.
Lorsqu'ils entrèrent dans le sanctuaire, Hywel chercha des yeux sa sœur. Le sanctuaire était rempli. Des gardes, des prêtresses, des juges, mais aussi de simples citoyens venus assister au procès de la Défaillante. La jeune femme ne fit pas attention à tous ces regards braqués sur elle. Elle traversa le sanctuaire la tête haute, se dirigeant vers l'estrade où étaient installés les deux juges, un juge laïque et une juge religieuse, proclamée représentante de Gëa. Derrière l'estrade se trouvait une statue recouverte de feuilles d'or, représentant l'Arbre où la déesse s'était endormie plusieurs siècles auparavant
Hywel fut emmenée devant l'estrade, face à la foule. Elle vit enfin Asterin. Un sourire naquit sur son visage et elle se retint de ne pas laisser échapper un sanglot. Sa sœur était assise au second rang, à côté de leur mère. Kal et son père, Milo, étaient également présents. Les quatre personnes les plus importantes de sa vie. Leurs visages étaient crispés, mais ils prirent sur eux pour lui adresser un sourire réconfortant. Hywel dût se faire violence pour ne pas se précipiter vers eux.
— Chères citoyennes, chers citoyens de Méridia, le procès est ouvert, déclara la juge en se levant.
La juge portait les habits traditionnels des prêtresses, une robe et une longue cape rouge cousues avec des fils d'or, ainsi qu'un masque blanc recouvrant son visage. Hywel l'écouta à peine énoncer les faits qui lui étaient reprochés et les éléments à charge. Elle avait remarqué Azra et le général au premier rang, assis l'un à côté de l'autre. La jeune femme ne pensait pas que la dirigeante aurait assisté au procès.
Le procès commença avec l'audition des témoins, autrement dit les trois gardes qui l'avaient arrêté cette nuit là. Le premier s'avança et Hywel reconnut celui qu'elle avait frappé. Il se positionna près des juges, à la droite de l'estrade, à quelques mètres de la jeune femme. Il énonça alors les faits, n'omettant pas le coup porté à son encontre. Des murmures scandalisés s'élevèrent dans les rangs. Hywel observa la réaction de ses proches, mais aucun d'eux ne laissa transparaître la moindre émotion. L'homme poursuivi, puis les deux autres gardes furent appelés à compléter son récit. Hywel ne les écoutait plus. Que lui importait d'entendre à nouveau ce qui lui était reproché ?
Ce fut ensuite le général qui se leva. Il fit face à Hywel dans son costume parfaitement repassé, le corps droit et la tête haute. Il ouvrit le dossier et le posa sur le pupitre. Après un regard aux juges, puis à Hywel, il s'éclaircit la voix d'un raclement de gorge puis ouvrit la bouche. Il rapporta les faits d'un ton professionnel, relisant les éléments du dossier. Hywel serra les poings en constatant qu'il avait omis de parler de l'homme au monocle noir. Elle avait secrètement espéré qu'il aurait mené l'enquête.
Lorsque le général eut terminé, il rejoignit Azra sur le banc. La dirigeante avait le visage fermé, mais Hywel vit que ses traits étaient tirés. La juge se tourna ensuite vers Hywel.
— Madame Hywel Zaltar, vous êtes invitée à rapporter les faits aussi fidèlement que possible.
Hywel ne cacha rien. Debout, les mains croisées devant elle, elle poussa sur sa voix pour être entendue de tous. Elle avoua ses escapades sur le toit, puis contesta le meurtre en évoquant l'homme au monocle noir. Lorsqu'elle eut fini, sa gorge était sèche et elle sentait encore son sang pulser contre ses tympans. Elle déglutit difficilement.
— Avez-vous d'autres éléments à nous faire parvenir pour votre défense ? demanda la juge en prenant appui sur ses coudes.
— Je tenais à préciser que le général n'a pas poursuivi l'enquête sur l'homme que j'ai décrit. De plus, l'arme du crime n'a pas été retrouvée, et ma dague était dépourvue de toute trace de sang lorsque les gardes m'ont arrêté.
Des murmures s'élevèrent dans la salle, mais Hywel devina que personne ne la prenait au sérieux. Le général leva les yeux au ciel et serra les dents. La jeune femme eut l'impression que quoi qu'elle dirait, personne ne la croirait. Elle était la coupable idéale.
— Général, qu'avez-vous à dire pour votre défense ? le questionna-t-elle tandis que le général se levait déjà.
— Madame Zaltar affirme que l'homme ne réside pas dans la tour, et il est impossible que quelqu'un y soit entré sans que les gardes ne l'aperçoivent.
— Je tiens à préciser que... commença Hywel.
— Je ne vous ai pas autorisé à prendre la parole, gronda la juge en tapant la table du plat de sa main.
Le général lui lança un regard glacial en faisant craquer ses doigts. Hywel se contenta de ravaler sa fierté, les joues brûlantes de rage.
— Bien. Je disais donc que les propos de madame Zaltar n'étaient pas recevables. Son incapacité à défier l'autorité nous est une fois de plus montrée au sein même du sanctuaire. Mais passons. Pour ce qui est de l'arme, comme je l'ai dit à madame Zaltar lors de notre entretien, je reste persuadé qu'elle s'en était procurée une seconde illégalement.
La juge prit son crayon et nota quelques mots dans ses papiers. Elle tourna ensuite la tête vers Hywel.
— Pourquoi souhaitiez-vous intervenir ?
— Je tenais à rappeler que l'homme responsable du meurtre peut passer les murs. Je l'ai vu disparaître sous mes yeux.
Le juge laïque lança un regard insistant à la prêtresse. Celle-ci l'ignora. Hywel fronça les sourcils. Pourquoi l'évocation du pouvoir de l'homme avait-il provoqué la surprise dans les yeux du juge ? Il était resté indifférent durant tout le procès, ne prononçant aucune parole, et Hywel l'avait vu soudain relever la tête lors de ses dernières paroles.
— Quelqu'un dans l'assemblée souhaite-t-il apporter un nouvel élément ? demanda la juge sans porter attention à son collègue.
A la surprise d'Hywel, la dirigeante se leva. Azra se dirigea vers l'estrade d'un pas décidé et planta son regard dans celui de la prêtresse.
— Je tenais à rappeler l'exemplarité de ma garde du corps. Hywel, contrairement à ce qu'affirmait le général, n'a jamais contesté quelque autorité...
— Merci, la coupa la juge. Bien que madame Zaltar ait été exemplaire ces dernières années, nous ne pouvons oublier ses crimes passés à cause de sa Défaillance, dont l'accident de sa sœur, ici présente. De plus, la panique aurait pu prendre le pas sur la raison. Elle a pu avoir peur de se faire arrêter dehors pendant le couvre-feu.
Le couteau remua dans la plaie encore béante d'Hywel. La culpabilité la rongeait depuis des années, et les mots prononcés par la juge devant toute l'assemblée furent une humiliation supplémentaire. La jeune femme jeta un coup d'œil furtif à sa sœur, puis détourna les yeux. Des larmes coulaient sur le visage d'Asterin. Hywel comprit sans mal qu'elle détestât être utilisée comme une arme, elle qui ne lui en avait jamais voulu.
— Nous allons dès maintenant nous retirer pour délibérer, déclara la juge sans un regard pour Hywel.
Les deux juges se levèrent puis se dirigèrent vers une salle close, la seule dont les murs n'étaient pas en verre. Hywel, debout depuis le début du procès, sentit ses jambes s'ankyloser. Elle bascula d'un pied à l'autre pour soulager les fourmillements. La jeune femme concentra son regard sur le sol recouvert d'une mosaïque en forme de spirale. Elle devait arrêter de penser. Ne pas penser au jugement, ne pas penser à Asterin, ne pas penser à la mort. Hywel compta les carreaux de mosaïque bleue, occupant son esprit comme elle le pouvait. Elle ne voulait croiser le regard de personne. Personne ne devait lire la détresse dans ses yeux.
Lorsque les deux juges revinrent, toute l'assemblée se leva d'un seul mouvement. Hywel prit une grande inspiration avant de se décider à les regarder. Dans quelques minutes, elle connaîtrait le jugement. La jeune femme n'avait pas beaucoup d'espoir, mais elle espérait toujours se réveiller de ce cauchemar. Cela ne pouvait être que cela. Elle allait se réveiller.
— Les délibérations furent brèves, annonça la juge. L'accusée est déclarée coupable.
Hywel accusa le coup. La partie était perdue et la jeune femme avait l'impression qu'elle s'était déroulée devant ses yeux sans rien pouvoir faire. Elle avait été spectatrice de sa propre défaite. Hywel ferma les yeux un instant pour échapper au reste du monde, en vain. Elle entendait des murmures, des paroles de soulagement et de victoire, mais surtout, elle entendit Asterin. « Non ! ». Le cri de cette dernière avait transpercé la salle. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, la jeune femme chercha ses proches du regard. Elle ne vit pas Asterin derrière les personnes du premier rang, qui s'étaient levées. Elle rencontra seulement le regard de sa mère, Lya, les yeux embués de larmes. Hywel eut un pincement au cœur. Leur relation avait toujours été conflictuelle, mais sa mère l'aimait tout de même. La jeune femme vit Kal mettre sa main sur l'épaule de Lya, puis elle s'effondra dans ses bras. A côté, Milo restait les bras croisés, les yeux cachés derrière ses lunettes. Hywel vit sa moustache tressaillir.
— Nous allons maintenant annoncer la sentence, poursuivit la juge. La coupable est condamnée à mort.
La jeune femme eut un haut le cœur. Le sol se déroba alors sous ses pieds.
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