Chapitre 37: D'encre et de sang
Hywel marchait depuis plus d'une heure lorsqu'elle aperçut le village de Sav'ear, où logeait Karsyn. La dernière fois qu'elle avait vu le voleur, elle n'aurait pas pensé le revoir de sitôt. Mais elle lui l'avait promis. Elle l'aiderait à retrouver sa sœur.
Marchant au clair de lune, elle profita de ce moment de liberté pour remettre ses idées en place. Elle avait appris tant de choses durant ces quelques semaines à l'institut ! Désormais, elle avait la preuve que les prêtresses étaient responsables du vol du cœur, et donc du mal d'encre. Plus jamais elles n'auraient le soutien du peuple si elle parvenait à le prouver. Pour cela, elle devait prévenir Azra. Elle seule parviendrait à l'aider. Pourtant, Hywel ne se sentait pas capable de communiquer avec elle. La seule chose qu'elle désirait était de la retrouver, mais c'était bien la pire des idées.
Lorsqu'elle était entrée à l'institut, elle n'avait pas réfléchi à ce qu'elle ferait ensuite. Pensait-elle vraiment faire tomber les prêtresses seule ? Elle avait eu besoin de chercher des réponses à ses questions, et elle les avait trouvées. Mais, désormais, que pouvait-elle faire ? Elle n'était qu'une fille du peuple, une Défaillante et une hors la loi, comme lui l'avait rappelé Vespera. Seule Azra la croirait. Elle lui écrirait donc, et peut-être même qu'elle la rejoindrait, une fois acquittée de sa mission auprès de Karsyn.
La lune était à son zénith lorsqu'elle arriva au village. Les ruelles sinueuses étaient éclairées par des lanternes. Elle avança pour trouver le lieu où résidait le voleur. Dans cette nuit silencieuse, ses pas résonnèrent contre les pavés ocre. Elle releva la tête vers une pancarte en bois brinquebalante et y lut l'inscription : « L'Auberge des Feux-follets ». Karsyn devait se trouver là.
Elle poussa la porte et le calme du dehors laissa place au vacarme du dedans. Malgré l'heure avancée de la nuit, de nombreuses personnes étaient encore installées sur les tables. La plupart jouaient au jeu des gemmes, accompagnés d'une boisson. Un sourire furtif traversa le visage d'Hywel. Enfin, elle retrouvait son monde. L'univers strict, froid et silencieux des prêtresses l'avait constamment oppressé. A côté, cette salle resplendissait de vie. Elle inspira à pleins poumons, et la douce odeur de menthe emplit ses narines.
Elle balaya ensuite la pièce des yeux à la recherche d'un visage familier. Elle ne vit pas Karsyn, mais elle repéra une chevelure rousse qui ne pouvait appartenir qu'à Lukan, l'ami du voleur. A côté se trouvait une femme au crâne rasé, et Hywel se souvint qu'elle l'avait rencontrée quelques mois auparavant. Sahar, celle qui avait accompagné Asterin et sa mère en dehors de la Véridie. Si les deux Boréaliens séjournaient dans cet endroit, Karsyn ne devait pas être loin.
La jeune femme se fraya un chemin entre les tables pour les rejoindre. Sahar observait son jeu avec des sourcils froncés par la concentration, son menton dans sa main. Ce fut Lukan qui releva la tête en premier, et sa bouche se tordit en une moue dédaigneuse lorsqu'il l'aperçut. Il ne paraissait pas ravi de son retour dans leur petite bande. Hywel soutint son regard. Elle s'était assez cachée ces dernières semaines. Le masque de Lewy était tombé et sa Défaillance redevenait ce que tous voyaient dès qu'ils posaient les yeux sur elle, mais elle ne laisserait personne lui enlever sa fierté.
- Où est Karsyn ? l'apostropha-t-elle.
Sahar s'aperçut de sa présence à cet instant. Son visage se fendit en un sourire.
- Tiens, voilà notre petite Défaillante. Notre cher ami est parti il y a une semaine pour le Lazran, afin de préparer notre mission. Il sera de retour demain matin.
Hywel hocha la tête, puis elle tourna les talons pour trouver une table de jeu. Ses économies diminuaient et elle allait devoir payer la chambre dans cette auberge.
- Eh, tu ne voudrais pas plutôt jouer avec nous ? la héla Sahar.
Elle se retourna et fixa un instant la tablée, où trois autres personnes étaient installées.
- On voulait jouer aux « Trois dragons ». On fait équipe avec toi, Lukan et moi, et on partage la mise si l'on gagne, ça te va ?
Hywel hésita quelques secondes. Ce jeu de cartes était loin d'être celui dans lequel elle excellait. Elle aurait préféré un jeu des gemmes, où elle était certaine de gagner. Mais elle voulut prendre le risque. Au fond, sa fierté la poussait à montrer de quoi elle était capable à Lukan. Elle n'avait pas aimé la façon dont il l'avait toisée, et elle ne supporterait pas de faire équipe avec quelqu'un qui la méprisait. Elle avait assez enduré ces regards lorsqu'elle vivait à la tour.
Hywel empoigna alors une chaise et s'assit, avant d'observer ses adversaires. Deux hommes d'une trentaine d'années, et une femme dont le visage était recouvert d'une voilette. Cette dernière tapait ses ongles longs contre son verre.
- Parfait ! s'exclama Sahar. Nous allons pouvoir commencer.
La Boréalienne distribua les cartes, puis ils commencèrent.
Les parties s'enchaînèrent et le trio en remporta la majorité. Hywel observait les gains avec un œil satisfait, ravie de voir que leur équipe fonctionnait. Sa capacité d'analyse et ses compétences en stratégie avaient impressionné Lukan, elle l'avait vu, même s'il ne l'avait pas avoué.
Lorsqu'elle fut rattrapée par la fatigue, elle se leva avec bâillement et s'excusa auprès d'eux. Elle se dirigea ensuite vers l'aubergiste pour lui demander une chambre. Ce dernier lui donna les clés, puis elle monta les escaliers pour se rendre à l'étage. Après avoir poussé la porte, elle s'affala sur le lit.
Le lendemain, elle reverrait Karsyn. Elle espérait qu'il ne lui ferait pas regretter sa décision de l'aider.
***
Ce matin-là, quelqu'un frappa à la porte alors qu'Hywel était encore plongée dans un profond sommeil. Elle se releva en sursaut, le visage déformé d'une grimace. Ses yeux mirent quelques instants à s'habituer à la lumière du soleil levant. Elle quitta son lit avec un soupir et foula le parquet de ses pieds nus.
Lorsqu'elle ouvrit la porte, le visage de Karsyn apparut, baigné d'un sourire charmeur.
- Ravie de revoir ! s'exclama-t-il.
Il entra sans y avoir été convié et prit place dans un fauteuil rembourré. Il déposa ses mains sur les accoudoirs et plaça son pied droit sur son genou droit. Hywel le toisa en croisant ses bras.
- Le plaisir n'a pas l'air d'être partagé, dommage... Pour tout t'avouer, je ne pensais pas que tu viendrais.
Elle même ne savait pas vraiment pourquoi elle l'avait rejoint. Au fond, elle ne lui devait rien. Il avait mis Asterin à l'abri en Boréalie, mais uniquement car la jeune femme lui avait permis d'avoir accès au bureau de la dirigeante. Mais qu'aurait-elle fait sinon ? Elle aurait pu rejoindre sa sœur dans le village, pourtant elle ne se voyait pas refaire sa vie là-bas. Ou bien, sinon, elle aurait pu retrouver Azra. La dirigeante désirait toujours sa présence auprès d'elle. Toutefois, Hywel savait que plus elle mettrait de la distance entre elles, mieux elle se porterait. Alors, oui, elle avait rejoint Karsyn pour échapper à ces deux choix qui s'offraient devant elle, mais surtout, elle ne pouvait pas laisser une innocente croupir en prison. Elle avait assez subi d'injustices pour refuser que quiconque en subisse autant.
- Ce n'est pas pour toi que je suis là, dit-elle finalement.
Karsyn mit sa main sur son cœur avec une moue attristée surjouée.
- Touché ! Et moi qui pensais que tu étais venue pour mes beaux yeux - enfin, pour mon œil -, se rattrapa-t-il en désignant du doigt son monocle.
Hywel soupira en secouant la tête. N'était-il donc jamais sérieux ? Leur mission l'était, et elle ne savait pas si elle pouvait vraiment lui faire confiance. Comment un voleur avec si peu de conscience et de sérieux pouvait-il prétendre faire évader quelqu'un d'une prison ?
- Tu as un plan ? demanda-t-elle en s'adossant contre le mur.
- Quelle question ! Évidemment, nous n'allons pas nous jeter dans la gueule du dragon sans rien faire. Je reviens tout juste du Lazran. Je te propose donc que l'on se rejoigne dans dix minutes. Histoire que tu aies le temps d'enfiler une tenue plus correcte, ajouta-t-il avec un sourire moqueur.
Hywel baissa les yeux sur son pyjama, composé d'un débardeur noir délavé et d'un pantalon en lin rongé par les mites. Ses joues la chauffèrent légèrement.
- Si tu n'avais pas débarqué pas à une heure aussi matinale, j'aurais pu me changer avant, lança-t-elle d'une voix acerbe.
Karsyn se leva en riant, puis il traversa la pièce pour sortir. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, il s'arrêta, une moue amusée toujours accrochée au visage.
- Souris à la vie, Hywel, et la vie te sourira !
Elle roula des yeux. Elle n'avait aucune envie de s'amuser dans un moment pareil. Le pays était à feu et à sang, ravagé par un poison et dirigé avec poigne, et cet individu ne paraissait pas s'en rendre compte. Il avait l'air de tout prendre à la légère, ce qui l'exaspérait.
- Je vous rejoins dans dix minutes, coupa-t-elle en le poussant vers la sortie.
Karsyn s'exécuta sans protester, puis elle ferma la porte. Lorsqu'elle fut enfin seule, elle poussa un profond soupir. Elle n'était pas certaine de pouvoir supporter le voleur plus d'une journée entière.
***
Une fois habillée de sa combinaison noire, qu'elle remettait enfin après avoir porté pendant des semaines l'uniforme des apprenties, elle quitta sa chambre. Elle dévala les marches pour retrouver le rez-de-chaussée. Les trois Boréaliens étaient déjà installés à une table dans le fond de la pièce. L'effervescence de la nuit avait laissé place à un calme plat, seule une personne sirotait un thé au comptoir.
Hywel se dirigea vers le groupe, puis elle s'assit entre Sahar et Karsyn. Ce dernier se leva.
- Bien, maintenant que nous sommes réunis - et que Hywel nous fait grâce de sa présence -, nous allons pouvoir commencer.
Il déplia la carte roulée sur la table. Une ligne noire représentait leur trajet jusqu'à la prison, et les étapes étaient marquées d'une croix rouge.
- Nous partirons dès demain, annonça Karsyn. Nous marcherons vers la ville d'Osilev, qui se trouve à moins d'une heure. Là-bas, nous prendrons un fiacre pour aller vers Azerin.
Le voleur ponctua son discours de gestes, en suivant la carte de son index.
- Après, nous ne pourrons continuer qu'à pieds. Le mal d'encre ronge particulièrement la terre près du lac Eréon, où se trouve Arc-en-mer.
Hywel eut du mal à déglutir. L'idée de traverser ces contrées empoisonnées tendit tout son corps. Lukan poussa un juron à côté d'elle. Seule Sahar conserva son air décontracté.
- Je suppose que tu as une solution pour que l'on évite les ombres d'encre ? Et pour qu'on évite d'être contaminé ? demanda-t-elle, confiance.
- Bien sûr. D'après les personnes que j'ai rencontrées sur ma route, seule la poudre de fleur du désert peut les éliminer. Elle se vend à prix d'or sur le marché noir, mais j'ai réussi à en avoir à bon prix grâce à quelques contacts.
Hywel se remémora sa rencontre avec la créature d'encre, lorsqu'elle était arrivée au port de Laslev. Des frissons la parcoururent à ce souvenir. Elle avait cru mourir avant que la vieille femme intervienne, la sauvant de justesse. Elle secoua la tête pour échapper à cette vision.
- Pour ce qui est d'éviter la contamination, poursuivit Karsyn, il faudra simplement se garder de toucher quoi que ce soit. Tant que l'on ne touche pas ou que l'on n'ingère pas cette substance noirâtre, nous éviterons la maladie.
- J'espère pour toi, sinon mon ombre te poursuivra pour te faire payer ton inconscience, grommela Lukan.
Sahar tapa le derrière de sa tête, et il protesta en se massant.
- Arrête, idiot. Est-ce que Karsyn a déjà pris le risque de nous tuer ? Ce n'est pas la première mission que nous faisons ensemble.
- Ça n'a rien à voir ! Il y a une différence entre voler des riches seigneurs de Boréalie et traverser des terres empoisonnées ! Et je ne parle même pas du fait de faire évader quelqu'un de la plus insaisissable prison du continent...
Les bras croisés contre sa poitrine, Hywel observa la dispute d'un œil attentif, passant de l'un à l'autre. Lukan et elle avaient les mêmes craintes. Sahar, au contraire, paraissait avoir une confiance aveugle en son ami.
- Taisez-vous, tous les deux, intervient Karsyn. Ceux qui ne sont pas prêts à me suivre peuvent partir, mais je vous prierai de le faire tout de suite.
Il balaya la tablée des yeux, s'arrêtant sur Hywel et Lukan. Ce dernier se renfrogna davantage, mais il ne protesta pas. La jeune femme, elle, se mordilla la lèvre inférieure. Ses doutes étaient fondés, pourtant, elle croyait Sahar lorsqu'elle affirmait que Karsyn ne pourrait pas prendre le risque d'attenter à leurs vies. Toutefois, elle attendait de connaître son plan avant de lui assurer être présente.
- Bon, est-ce que je peux continuer sans être interrompu ?
Tous trois hochèrent la tête. Le voleur roula ensuite la carte du continent, puis il sortit un autre rouleau, qu'il étala sur la table.
- Cela, c'est le plan de la prison. Nous entrerons par là, déclara-t-il en montrant un passage à l'ouest. Il faudra passer par une grotte, coincée dans la montagne des Ours gris, dont la sortie est sous le lac.
Hywel observa le papier d'un œil dubitatif. Elle ne voyait pas comment ils pourraient réussir à entrer dans le bâtiment. Les gardes les intercepteraient dès qu'ils y poseraient un pied.
- Un surveillant nous ouvrira, déclara Karsyn comme s'il lisait dans ses pensées. Dans ce sas d'entrée, séparé par une grille, deux hommes sont toujours présents. Le premier, dans la partie avancée, vérifie notre identité. Le second ouvre la porte uniquement si tout est en règle. Si ça ne l'est pas, il sonne l'alarme. Le premier garde est celui qui sera de notre côté, il se chargera de verser un somnifère dans la tasse du second quelques temps avant que nous arrivions. Nous pénétrerons dans la prison sans problème.
Hywel fronça les sourcils.
- Et pourquoi ce surveillant accepterait-il de faire une telle chose ? demanda-t-elle.
- Disons que je lui ai promis une belle récompense à la clé.
- Seulement ça ?
- Ça, et le fait que j'ai enlevé sa fille de cinq ans.
La jeune femme s'étrangla avec sa propre salive.
- C'est une blague, j'espère ?
- Non, mais rassure-toi, la personne à qui je l'ai confiée s'en occupe comme d'une princesse. Elle ne réalise pas ce qui lui arrive.
La colère fit battre son cœur jusque dans ses tympans. Elle serra les poings pour se contrôler. Elle n'arrivait pas à croire qu'il instrumentalise une enfant, et qu'en plus, il ne se rende même pas compte du problème.
- Tu n'as donc aucune pitié pour son père ? Tu ne réalises pas ce qu'il vit ?
- Écoute, Hywel, je ne fais pas ça de gaieté de cœur. C'est la seule solution que nous ayons pour entrer dans la prison. Jamais nous n'y parviendrons sans son aide. Et, même si la promesse d'un beau butin attirerait beaucoup, ces hommes là ont une morale. La menace fonctionne bien mieux que l'espoir d'une récompense.
Son pied tressautait sans qu'elle ne puisse l'arrêter. Elle voulut répliquer, mais aucun mot ne parvint à franchir ses lèvres. Elle n'avait aucun argument à proposer. Même si elle ne tolérait pas son acte, aucune autre solution pour éviter cela ne lui venait en tête. Ils n'avaient pas le choix.
-Bon, que ferons-nous ensuite ? demanda Sahar pour détourner l'attention.
Karsyn remit son monocle en place avec un soupir, puis il désigna l'aile est du bâtiment.
- Lyvia se trouve dans cette partie de la prison. Nous avancerons avec le surveillant, que nous prendrons en otage. Si tout se passe bien, nous ne devrions pas en croiser d'autres avant d'arriver devant les portes de la cellule. Si cela venait à arriver, Sahar, revêtit de son invisibilité, les neutraliserait. Une fois dans l'aile est, nous trouverons quatre gardes qui patrouillent en permanence. Nous les maîtriserons sans mal. Nous pourrons alors ouvrir à Lyvia et la libérer.
Tout paraissait si simple dit ainsi. Karsyn avait l'air d'avoir tout étudié et de connaître les moindres détails de son plan.
- Demain, départ à l'aube, annonça-t-il en roulant la carte.
Il quitta ensuite la table sans un mot de plus, la tête haute. Hywel le regarda s'éloigna sans défroncer ses sourcils. Elle espérait qu'il savait ce qu'il faisait.
***
Le lendemain, ils arrivèrent dans la ville d'Azerin lorsque la nuit tomba. Ils avaient marché dès l'aube pour prendre un fiacre à Osilev, et le trajet avait duré toute la journée.
Ils déambulèrent quelques minutes dans les ruelles avant de tomber sur une auberge. Après avoir pris les clés, ils se dirigèrent vers leurs chambres. Hywel et Sahar dormiraient dans la même.
Après être entrée, la jeune femme balança son maigre sac sur le fauteuil. Elle alluma ensuite une lampe à huile. La lumière baigna l'endroit d'une aura orangée, qui se refléta sur les murs ocre. La Boréalienne ouvrit la fenêtre puis s'accouda au rebord, le regard levé vers la lune.
- C'est toi qui as le bracelet d'améthyste de Karsyn, non ? demanda-t-elle sans se retourner.
Hywel resta muette au centre de la pièce. Elle ne comprenait pas d'où venait cette question soudaine.
- Peut être, dit-elle finalement. Pourquoi ?
- Il te l'a donné, ou bien tu lui l'as volé ?
- Ce n'est pas la peine de répondre à ma question par une autre question, répliqua-t-elle, toujours sur la défensive.
Sahar se retourna enfin, et ses lèvres étaient étirées en un mince sourire. Hywel regretta son agressivité. La Boréalienne ne paraissait pas lui reprocher quoi que ce soit. Elle s'approcha d'elle et plongea son regard dans le sien.
- Tu devrais le lui rendre. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux.
Hywel n'osa pas lui dire que c'était justement pour cette raison qu'elle lui l'avait subtilisé. Mais elle avait quitté l'institut, elle n'avait donc plus besoin de garder le bijou.
- Il est sur le toit, lança Sahar.
Elle prit ensuite la direction de la porte puis quitta la chambre, partant se promener dans la ville. Une fois seule, Hywel fouilla dans son sac pour trouver le bracelet. Elle l'observa et roula les pierres rondes entre ses doigts. La lumière de la lune se refléta dessus. Elle se releva et se dirigea vers la fenêtre, puis elle monta sur le rebord. Ses mains s'agrippèrent ensuite au bord du toit et elle s'y hissa avec une grimace.
Karsyn était bien assis là, les pieds dans le vide. Sahar le connaissait bien. Lorsqu'il aperçut la Véridienne, ses sourcils se haussèrent. Elle s'installa à ses côtés et balaya le paysage des yeux. Des centaines de points lumineux parcouraient la ville, telles des flammèches le long d'un fil.
Après quelques secondes, elle plongea sa main dans sa poche et en sortit le bracelet. L'œil valide du voleur s'agrandit lorsqu'elle le lui déposa entre ses doigts.
- J'ai cru comprendre que c'était important pour toi, dit-elle.
Il serra le bijou dans sa paume puis le porta à son cœur avec un sourire triste.
- Merci, murmura-t-il.
Hywel n'était pas de nature curieuse, pourtant, en cet instant, elle désira connaître l'histoire derrière ce bracelet. Pourquoi avait-il tant d'importance aux yeux de ce voleur sans morale ? Était-ce le cadeau d'un parent ? D'un ou d'une amante ? Elle n'osa pas poser la question.
- Certains objets deviennent des reliques. Un fragment d'une vie passée, le souvenir d'un être cher ou le symbole d'une relation. Ils sont ce à quoi nous nous raccrochons lorsque nous chancelons face à l'adversité, ils renferment une magie que seule notre âme peut percevoir.
Sa voix tomba dans l'abîme de cette nuit silencieuse. Les mots lui avaient échappé, et elle ne comprenait pas pourquoi, elle qui ne se préoccupait guère de faire la discussion en temps normal. Mais l'émotion de Karsyn avait résonné en elle. Lorsqu'elle tourna les yeux vers lui, qui l'avait écouté sans rien dire, elle aperçut une larme au coin de son œil. Ses mots avaient atteint une brèche sans qu'elle ne le veuille.
- Elle était celle qui me faisait sentir vivant, murmura-t-il, le regard dans le vide. Elle a emporté avec elle une partie de mon être. Ce bracelet est la seule chose qui me relie encore à elle, c'est vrai.
Sa voix se brisa. Hywel ouvrit la bouche pour lui répondre, pourtant elle fut incapable de prononcer quoi que ce soit. Elle devina que cette mort avait été violente, mais elle n'osa pas en demander davantage.
- Elle s'appelait Améthyste, confia-t-il. La flamme qui m'animait s'est éteinte à l'instant où elle est morte. Elle était mon amie, mon amante, mon premier amour, ma fiancée... Elle était surtout la femme de ma vie.
Hywel découvrit une autre facette de sa personnalité. Il n'était pas que le voleur arrogant et insouciant qu'elle connaissait. Lui aussi cachait ses failles et ses blessures derrière son masque. Son sourire et son humour n'étaient que des remparts contre la douleur. Finalement, ils étaient plus semblables qu'elle ne le pensait.
- Toi aussi, tu as perdu un être cher ? demanda-t-il.
Hywel resta muette, les yeux rivés sur les étoiles au dessus de leurs têtes. Elle pensa à son père. Elle ne l'avait pas connu, non, mais sa mort avait laissé un vide dans leur famille. Sa mère se raccrochait toujours à la broche qu'il lui avait offerte à leur mariage, comme Karsyn le faisait avec ce bracelet. Et puis, il y avait eu Jina, sa cousine... Mais elle ne voulait pas y penser. Penser à elle revenait à penser à ce que sa défaillance avait provoqué. Karsyn s'était confié à elle, toutefois elle n'était pas prête à en faire de même.
- Nous devrions aller nous coucher, dit-elle pour éviter de répondre. Une longue journée nous attend demain.
Elle se leva et le voleur fit de même. Il la fixa quelques secondes, ouvrit la bouche et la referma. Puis il passa la main sur sa nuque.
- Garde ça pour toi, lâcha-t-il finalement. Je ne veux pas que Lukan ou Sahar s'inquiète pour moi.
Hywel hocha la tête. La lune veillait sur eux et la nuit garderait leurs confidences. Elle ne comptait pas leur en parler, mais la Boréalienne savait très bien ce qu'il ressentait. C'était probablement la raison pour laquelle elle l'avait encouragée à lui rendre le bracelet.
Karsyn se retourna et sauta du toit pour atterrir sur le balcon de sa chambre. Hywel fixa le point où il venait de disparaître, puis elle ferma les yeux et savoura la brise qui roula sur sa peau. Sans comprendre pourquoi, elle s'était reconnue en lui. Lui aussi avait une blessure béante qui refusait de cicatriser.
***
Cela faisait plus de trois heures que les quatre coéquipiers marchaient. Ils étaient partis à l'aube et ne s'étaient pas arrêtés depuis. Lukan commençait à jurer, traînant la patte à quelques mètres derrière les trois autres. Hywel, au contraire, se délectait de ce moment. Voilà des semaines qu'elle n'avait fait aucune activité physique, et cela lui manquait. Elle aurait tant voulu retrouver Kal pour se battre avec lui...
Plus ils avançaient vers le centre du Lazran, plus les températures chutaient. Hywel baissa le menton dans un foulard noir prêté par Karsyn. Le vent soufflait sur la plaine, faisant ondoyer les herbes hautes où l'ombre des nuages se reflétait.
Ils aperçurent alors un village au loin. Une centaine de petites chaumières s'éparpillaient dans la vallée. Autour, la nature paraissait avoir été rongée. Une coulée d'encre avait dévalé la montagne et ravagé les terres. Un frisson parcourut le dos d'Hywel.
- Nous allons passer par ce chemin, annonça Karsyn en le désignant d'un signe de tête. Nous n'aurons pas besoin de passer par le village, nous marcherons juste au-dessus.
Il empoigna ensuite son arbalète et y installa la flèche, avant de saupoudrer cette dernière de poudre de fleur du désert. La jeune femme prit une grande inspiration. Elle espérait qu'il savait tirer, et surtout qu'ils ne croiseraient pas d'ombre d'encre.
Ils avancèrent sur le chemin à la suite, Hywel juste derrière Karsyn. Elle ne pouvait pas s'empêcher de fixer le village des yeux. Même la rivière qui le traversait s'était transformée en une coulée noirâtre. Elle soupira en imaginant la vie de ses anciens habitants. Avaient-ils fui ? Étaient-ils tous morts ? Au fond, elle ne préférait pas le savoir.
Soudain, elle se heurta au dos de Karsyn.
- Bordel, vous pouvez pas prévenir avant de vous arrêter comme ça ? râla Lukan en trébuchant sur Hywel.
- La ferme, ordonna le voleur.
Hywel tendit l'oreille. Elle aussi avait entendu un craquement au dessus d'elle. Désormais, plus aucun bruit ne se faisait percevoir à part celui du vent.
Ils restèrent un instant paralysés, aux aguets. Puis une ombre d'encre apparut à une vingtaine de mètres d'eux, au devant du chemin. Le cœur d'Hywel s'emballa. Karsyn braqua son arbalète devant lui d'un geste brusque, campé sur ses jambes tendues. Mais il ne tira pas. Le temps parut se suspendre et la jeune femme écarquilla davantage les yeux au fur et à mesure que la créature avançait.
- Tire ! hurla-t-elle.
Mais le voleur ne bougeait plus. Son œil s'était voilé et son âme paraissait avoir quitté son corps. Elle crut le temps d'une seconde qu'il avait été contaminé. Mais c'était impossible. Elle passa alors devant lui et lui arracha l'arbalète des mains. L'ombre, avec son corps noirâtre et ses yeux blancs, n'était plus qu'à deux mètres. Hywel eut à peine le temps de prendre une inspiration pour se concentrer, elle tira. La flèche traversa cet amas de liquide et il s'évapora soudain.
Le corps tétanisé, la jeune femme resta un moment à fixer le vide devant elle. Sa respiration saccadée soulevait sa poitrine à un rythme effréné. Lukan la sortit de sa torpeur.
- Putain ! Mais c'était quoi ça ? s'écria-t-il. Karsyn, t'as perdu ton courage en Véridie ou t'es simplement pas foutu d'appuyer sur une gâchette ?
A l'instant où Hywel se retourna, elle vit une larme rouler sur la joue du voleur. La bouche à moitié entrouverte et l'air hébété, il n'avait pas l'air de comprendre ce qu'il venait de se passer.
- Améthyste... murmura-t-il seulement.
La jeune femme fronça les sourcils. Qu'est-ce que sa fiancée venait faire là ? Pourquoi pensait-il à elle en un moment pareil ? Sahar vint devant lui et claqua des doigts devant ses yeux. Il parut peu à peu revenir à lui.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demanda-t-elle.
- J'ai... J'ai tout revécu.
Les traits de la Boréalienne s'affaissèrent. Elle le prit alors dans ses bras et il posa son front sur son épaule, le corps relâché. Lukan vint ensuite poser sa main dans le dos de Karsyn. Hywel observa la scène sans bouger, culpabilisant presque d'assister à un moment aussi intime, rempli de secrets. Le lien qui unissait ses trois camarades était puissant, et elle se surprit à les envier. Jamais elle n'avait connu une telle amitié.
Ils restèrent quelques instants soudés les uns aux autres, puis le voleur se redressa avec un soupir. Il jeta un regard à Hywel, en retrait.
- Allons-y, déclara-t-il. Nous avons assez perdu de temps.
Il avança sans se retourner, persuadé que les autres le suivraient. Lukan et Sahar paraissaient encore bouleversés par les quelques mots qu'il avait prononcés. Hywel ne les avait pas compris, mais elle avait deviné qu'ils avaient un lien avec la mort d'Améthyste. Son départ avait laissé un grand vide dans leur trio. Mais elle aurait aimé comprendre ce qu'avait provoqué l'ombre d'encre en lui.
Lukan se décida en premier à emboîter le pas à son ami, puis les deux femmes le suivirent.
***
Lorsque la nuit tomba, aucun d'eux n'avait ouvert la bouche depuis leur rencontre avec l'ombre d'encre. Ils étaient désormais dans une forêt et Karsyn venait d'allumer un feu pour qu'ils puissent se réchauffer. Après avoir déplié une couverture, Hywel s'assit et observa les flammes danser devant elle.
Le voleur vint s'asseoir entre elle et Sahar, qui le gratifia d'un mince sourire. Il croqua ensuite dans une pomme et la mastiqua mécaniquement. Lukan se tenait contre un arbre, les bras croisés.
- Pourquoi tu as réagi comme ça face à cette créature ? demanda-t-il, faisant échos aux questions que se posait la jeune femme. Pourquoi t'a-t-elle fait cet effet, alors que nous sommes restés conscients avec les filles ?
Karsyn ne quitta pas le feu des yeux. Sa bonne humeur l'avait quitté et il était plongé dans ses tourments depuis qu'ils avaient repris leur route.
- Je ne sais pas, avoua-t-il finalement.
Sahar posa sa main sur la sienne pour l'encourager à poursuivre. Il prit une grande inspiration avant de rouvrir la bouche.
- Je l'ai revue. J'étais plongé dans le passé, le soir de sa mort. Elle était là, devant moi, et... Vous connaissez la suite.
L'ombre l'avait replongé dans son souvenir le plus terrible. Hywel ne comprit pas pourquoi seul Karsyn en avait été affecté. C'était la deuxième fois qu'elle rencontrait cette créature, et elle n'avait jamais sombré dans ses propres cauchemars.
- Je vais marcher un peu, j'ai besoin d'être seul, dit-il. Je ne m'éloignerai pas.
Il se leva, empoigna sa dague, et avança à travers les arbres. Sa silhouette se perdit dans la nuit. Sahar se rapprocha pour venir s'asseoir près d'Hywel. Elle prit un morceau de bois à ses pieds et le jeta dans le brasier. La jeune femme le regarda s'enflammer, avant de se désintégrer et d'être réduit en cendres. La Boréalienne eut un rire sans joie à ses côtés.
- Ça, c'était la relation entre Karsyn et Améthyste. Elle a animé un feu ardent en leurs cœurs, et lorsqu'il s'est éteint, il ne restait que des cendres.
Hywel se racla la gorge.
- Que s'est-t-il passé ?
Sahar haussa un sourcil.
- Je pensais qu'il t'en avait parlé.
La jeune femme secoua la tête. Sa camarade grimaça, puis elle prit un autre bâton, qu'elle tourna entre ses doigts.
- Améthyste a été assassinée. Devant Karsyn. C'est cette scène qu'il a revécue.
Hywel eut du mal à déglutir. Elle comprenait mieux à présent l'attitude renfermée du voleur depuis ces dernières heures. Le traumatisme devait encore être à vif, et le revivre une seconde fois avait dû élargir sa cicatrice.
- Pourquoi ? articula-t-elle d'une voix rauque.
- Je... Je pense que ce n'est pas à moi de t'en parler. Il pourrait m'en vouloir.
Elle hocha la tête, compréhensive.
- Nous devrions dormir, proposa Sahar. La journée a été rude.
Hywel jeta un regard à Lukan, toujours adossé à l'arbre. Ils avaient convenu qu'il commencerait les tours de garde, et qu'ils se relaieraient ensuite toutes les deux heures. Elle s'allongea alors pour profiter du peu peu de sommeil qu'elle aurait. La fatigue s'empara d'elle dès l'instant où elle ferma les yeux.
***
Le lendemain matin, Hywel se réveilla la première. Seul Karsyn était déjà debout, car il était le dernier à avoir effectué son tour de garde. Elle se leva avec une grimace et s'étira. Tous ses membres étaient engourdis. Elle avait l'impression de n'avoir dormi qu'une heure ou deux, dérangée par le vent, le froid et les bruits de la forêt. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle s'était relevée en sursaut.
Karsyn observa sa démarche avec un sourire en coin.
- Tu as l'air complètement rouillée, la nargua-t-il.
Les lèvres d'Hywel s'étirèrent légèrement. Elle fut ravie de constater qu'il avait retrouvé sa bonne humeur malgré les circonstances. La nuit avait l'air de lui avoir fait le plus grand bien.
- Je te battrais même avec ce corps courbaturé, répliqua-t-elle.
- Prouve-le, trésor
Hywel roula des yeux avec une grimace.
- Arrête de m'affubler de surnoms ridicules. Et je n'ai rien à prouver, c'est un fait.
Le voleur effectua un claquement de doigts au-dessus de son avant-bras, et son tatouage se matérialisa en une dague au manche d'argent. Hywel dut se mordre la lèvre pour réprimer un sourire. Il voulait jouer, il allait jouer. Elle empoigna son arme, toujours accrochée à sa cuisse. Elle aurait pu la lancer directement vers lui et effleurer son oreille, pour la planter dans l'arbre sur lequel il était adossé. Mais elle préféra attendre.
- Au premier sang ? demanda-t-il.
- Au premier sang.
Le gagnant serait celui qui entaillerait l'autre en premier. Le plus dur serait de le toucher sans le blesser, mais Hywel en avait l'habitude lors de ses entraînements avec Kal. Sa confiance l'enveloppa.
Sans prévenir, elle se jeta sur le voleur. Elle balaya sa dague devant elle pour toucher son bras, mais il se dégagea juste à temps en tournant sur lui même. Il s'apprêta à riposter en élevant son arme, puis Hywel se laissa tomber à terre avant de taper derrière ses genoux avec ses pieds, pour qu'il s'écroule à son tour. Il s'affala face contre terre, et elle se précipita vers lui pour emprisonner ses poignets. Il fut trop rapide. Il se retourna et elle eut tout juste le temps de bondir pour échapper à son attaque.
Karsyn se releva avec un sourire immense accroché au visage.
- Tu te défends toujours aussi bien, avoua-t-il. Mais n'oublie pas que la dernière fois que nous nous sommes battus, tu as perdu. Lamentablement.
Hywel grimaça. Elle se souvenait très bien de cette humiliation, lorsqu'elle était arrivée au village où sa sœur se cachait. Elle repensa ensuite à la première fois qu'elle l'avait vu, dans la tour de Véridia. Si elle avait su ce jour là où elle en était... Tout avait changé.
- Mais la première fois, seul ton pouvoir t'a sauvé, dit-elle en se remémorant la façon dont il avait disparu à travers le mur. Sinon, je t'aurais écrasé.
- Ça, c'est ce que tu essaies de te dire pour te rassurer.
Hywel profita de ce moment pour lancer sa dague. L'arme parcourut l'espace qui les séparait en un quart de seconde. Elle effleura l'épaule de Karsyn, se coinça dans sa chemise, puis se planta dans l'arbre juste derrière lui. L'œil du voleur s'écarquilla, puis une grimace déforma son visage. Il essaya de se dégager, mais le tissu était encore coincé dans la lame.
La jeune femme avança avec un sourire satisfait pendu aux lèvres.
- Touché. Inutile de te dire que tu serais mort si j'avais voulu viser le cœur.
Elle empoigna le manche de la dague et le retira d'un geste sec. Le coton blanc de la chemise se teinta d'une minuscule tache de sang au niveau de l'épaule.
- Bien joué, à charge de revanche.
- Tu ferais mieux d'accepter pleinement ta défaite. Mieux vaut que tu évites une nouvelle humiliation.
Karsyn s'apprêta à répliquer, mais Lukan lui coupa la parole.
- Qu'est-ce qu'il se passe ici ? demanda-t-il d'une voix pâteuse, les paupières encore tombantes.
- Il se passe que votre cher ami vient de vivre une défaite cuisante.
Sahar se réveilla elle aussi à ce moment-là. Elle passa une main sur son crâne rasé avec une grimace.
- Vous n'avez pas honte de vous amuser sans nous ?
Hywel et Karsyn échangèrent un regard amusé. Ce dernier paraissait aller mieux, ce moment lui avait changé les idées.
- Allez, les enfants, debout ! s'exclama-t-il.
Il plaqua son arme contre son avant-bras et elle s'enfonça dans sa chair, se transformant en encre sur sa peau. Le jeu était fini. La route était encore longue jusqu'à Arc-en-mer.
***
Cet après-midi-là, leur gaieté matinale disparut aussi vite qu'elle était venue. Au loin, ils aperçurent une ville rongée par le mal. Karsyn avait étudié toutes les possibilités, et ils n'avaient pas le choix, ils devraient passer par cet endroit. Le contourner leur ferait perdre bien trop de temps, les obligeant à escalader la montagne.
Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de cette ville-morte, la gorge d'Hywel se serra. Une ambiance morose régnait. Aucun être vivant ne paraissait être présent dans cet endroit.
- Mettez vos gants, ordonna Karsyn. Et surtout, ne touchez à rien.
Ils s'exécutèrent sans un mot et avancèrent comme une seule personne à travers les ruelles. Le visage tordu par une grimace, Hywel mit son écharpe devant sa bouche pour supporter l'odeur de corps en décomposition. Sur une place, des dizaines de cadavres reposaient. Son estomac se retourna et un haut-le-cœur agita sa poitrine. Elle détourna le regard pour échapper à cette vision d'horreur.
Quelques rues plus loin, Hywel entendit une voix. Elle accourut, incapable de rester sans rien faire si une vie humaine pouvait être sauvée. A terre, une adolescente gisait. Ses yeux, voilés de noirs, fixaient le vide. Sa démence se lisait sur son visage blafard, cousu de veines ébène. Elle débitait des paroles incompréhensibles de ses lèvres bleuies.
Hywel resta tétanisée devant cette jeune fille. Elle devait faire quelque chose pour l'aider, elle ne pouvait pas repartir sans rien faire. Une main se posa sur son épaule.
- Laisse-là, murmura Karsyn.
Elle secoua la tête.
- Nous n'avons pas le choix, Hywel. La seule chose que nous pourrions faire est de la tuer. C'est l'unique moyen d'abréger ses souffrances.
Un frisson parcourut son corps. Il avait raison, et c'était cela qui lui fit le plus mal. Son impuissance lui serra la gorge. Cette pauvre enfant devait être plongée dans ses cauchemars depuis des jours, comme l'avait été Selio, le frère de Raïna. Dans quel monde était-elle enfermée ? Que voyait-elle ? Quelles étaient ses plus grandes peurs ? Mieux valait la mort que ce cauchemar. Rien ne pourrait la ramener à la vie.
Pourtant, Hywel ne parvint pas à détacher son regard. Ses jambes refusèrent d'avancer. Abandonner cette adolescente dans cet endroit, au bord de la mort, était inhumain. Même si elle savait qu'elle ne pourrait rien faire, elle n'arrivait pas à se résoudre à partir.
Après quelques minutes, Karsyn la prit par le bras.
- Viens. Son ombre est encore accrochée à son corps, mais elle peut prendre vie d'un instant à l'autre. Nous devons y aller.
Il la tira vers elle et elle fut déséquilibrée. Elle trébucha puis se redressa. Le voleur recommença à avancer sans la lâcher. Ses doigts s'enfonçaient dans sa chair. Hywel fut contrainte de le suivre, mais son regard resta fixé sur la mourante jusqu'au dernier instant.
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