Chapitre 31: Un écho dans la brise
Lorsque Karsyn arriva dans la cuisine de Lukan ce matin-là, son ami avait les bras croisés et la main accrochée à la chaîne qu'il portait au cou. Le Boréalien devina de suite que quelque chose le tracassait. Il le connaissait mieux qu'il se connaissait lui même.
— Qu'est-ce que tu as ? Tu t'es levé du mauvais pied ? Ou une énième jeune dame a refusé tes avances ? le taquina-t-il.
Lukan souffla, puis il prit un papier à sa droite et l'abattit sur la table. Les traits de Karsyn s'affaissèrent. Son ami n'était pas d'humeur à plaisanter, ce qui n'arrivait que rarement. Il observa alors la feuille, une page de journal arrachée. Une photographie en noir et blanc illustrait un tatouage, représentant un cercle barré d'une droite. Le titre de l'article glaça les veines de Karsyn : « Les sans-pouvoirs sont invités à venir se faire recenser au plus tard avant la fin de la semaine ».
— C'est une blague ? demanda-t-il à Lukan.
— J'ai l'air de rire ? grommela ce dernier.
Le jeune homme lut l'article sans relever les yeux. Tous les sans-pouvoirs étaient obligés de se rendre dans les sanctuaires pour être tatoués de leur signe, afin de, soi-disant, faciliter l'accès des mages à certaines institutions. Plutôt que les mages prouvent leur identité, toute personne portant le tatouage se verrait refuser l'entrée. Karsyn ferma les yeux et mit la main à son poignet, avant de se rappeler qu'il ne portait plus son bracelet. Il pesta contre Hywel avant de remettre en place son monocle.
— Qu'est-ce que tu comptes faire ? questionna-t-il son ami.
— Y aller. Je n'ai pas vraiment le choix. Si je refuse, les prêtresses viendront fermer mon cabinet et je ne donnerais pas cher de ma peau ensuite.
Karsyn roula des yeux en soupirant. Il ne pouvait pas le laisser faire une bêtise pareille.
— Sauf que si tu acceptes, tu seras marqué à vie. Tu n'as pas le droit de te laisser faire ! Tu sais très bien ce que pensent les prêtresses des sans-pouvoirs.
Lukan croisa à nouveau les bras, et une ride apparut entre ses deux sourcils.
— Si tu as une meilleure idée, je t'écoute. A Véridia, tout le monde sait que le petit Boréalien est un sans pouvoir. Les prêtresses le savent aussi, et surtout, elles savent que ça fait un sacré bout de temps que je n'ai pas mis les pieds dans leurs foutus sanctuaires.
La panique noua la gorge de Karsyn, et il déboutonna un bouton de sa chemise pour mieux respirer. Son esprit fit défiler toutes les options possibles pour empêcher Lukan de se soumettre aux ordres. Les prêtresses les empêchaient d'accéder à certains services, mais quelles seraient les prochaines étapes ? Et si cela devenait pire ensuite ?
— On va partir, déclara-t-il. On retourne en Boréalie, tous les deux. Tant pis pour le cabinet.
Lukan eut un rire sans joie et il secoua la tête.
— Sauf que maintenant, c'est chez moi ici.
— Chez toi ? demanda Karsyn en grimaçant. Un pays qui ne veut pas de toi ne peut pas être le tien.
Son ami tapa du poing sur la table, puis il se retourna et croisa ses doigts derrière sa tête. Karsyn l'observa quelques secondes, avant d'avancer de quelques pas et de poser sa main sur son épaule. Jamais il n'avait vu son ami ainsi, les traits tirés et les yeux vides de toute émotion.
— Eh, mon frère, on va s'en sortir, comme on s'en est toujours sorti.
Lukan ouvrit la bouche puis la referma avec une grimace, le regard rivé sur la fenêtre.
— Pour la première fois, j'avais une maison. Un endroit à moi, une vie que je ne voulais pas quitter. Après des années passées dans un orphelinat miteux, je venais de trouver ma place. Et maintenant, il faudrait que j'abandonne tout ça parce que les prêtresses ont décidé que ma vie valait moins que celle des mages ?
Sa voix flancha sur ses derniers mots, et il dut s'arrêter de parler pour prendre une inspiration. Une larme coula sur sa peau parsemée de taches de rousseur.
— Bordel, elles vont vraiment nous faire chier jusqu'au bout ! s'exclama-t-il avec un mince sourire.
Les lèvres de Karsyn se relevèrent discrètement à l'entente de son langage de charretier. Il lui prit alors la nuque et le força à le regarder dans les yeux.
— Demain, on part d'ici. Ok ?
— Ok.
Une seconde passa, puis un sourire illumina les yeux du rouquin.
— Mais je te prierais de ne pas jouer les grands sauveurs avec moi, garde ça pour Sahar, railla-t-il.
Karsyn le lâcha en roulant des yeux, puis il fit semblant de lui asséner une gifle. Lukan para en riant.
— Ne joue pas à ce petit jeu, on sait très bien qui est le plus fort de nous deux !
— Dans tes rêves oui !
Lukan s'apprêta à répliquer, mais quelqu'un frappa à la porte.
— Tiens, quand on parle du loup, dit ce dernier.
Il partit ouvrir, et ce fut bien Sahar qui apparut dans l'encadrement. Avec son crâne rasé, ses tatouages et ses nombreux piercings, elle était à l'opposée de l'image des jeunes Boréaliennes. Karsyn ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il aperçut son amie. Il lui avait envoyé une lettre pour lui demander de se joindre à lui pour la mission d'Arc-en-mer, et elle avait accepté de suite. Le trio du petit village de leur enfance était reformé une énième fois.
— Il faut que Karsyn t'appelle pour que tu viennes me voir en Véridie, grommela Lukan. Vraiment, je suis déçue de toi, sœurette.
Sahar éclata de rire et le jugea de haut en bas avec un haussement de sourcil.
— Qu'est-ce que tu veux, chéri, il a des arguments pour ! Une évasion de prison, franchement ? Rien de plus enthousiasmant !
La jeune Boréalienne ouvrit ensuite les bras, puis elle accourut vers Karsyn et le prit dans ses bras. Ce dernier l'étreignit avec un sourire. Elle lui avait manqué, et cela plusieurs années qu'ils ne s'étaient pas retrouvés tous les trois. Depuis la mort d'Améthyste... Son estomac se contracta, mais il chassa ce souvenir de ses pensées. Il ne voulait pas gâcher ce moment.
Sahar se détacha alors de lui, puis elle empoigna une chaise et s'y assit, les pieds croisés sur la table. Lukan leva les yeux au plafond, mais il ne releva pas, trop habitué au sans gêne de son amie. Karsyn prit ensuite place à ses côtés.
— Comment vont la sœur et la mère d'Hywel ? demanda-t-il alors.
— Bien, elles sont toujours au village, dit-elle en se penchant vers son sac.
Elle en sortit une feuille, qu'elle lui tendit. Lukan les observa, toujours debout près du plan de travail.
— Asterin m'a demandé de donner cette lettre à Hywel, si c'était possible. Et j'ai cru comprendre que tu allais la voir ?
Karsyn hocha la tête, avant de ranger le papier dans sa poche. Sahar le regarda alors avec un haussement de sourcils, puis elle se mit à rire.
— T'as fini de faire le mec mystérieux ? Dis-nous ce que c'est, ce projet ! Tu veux vraiment faire évader quelqu'un d'une prison inconnue ?
Le jeune homme eut un sourire crispé et il remit en place son monocle avec un soupir. Il allait devoir révéler sa mission à ses amis, et malgré lui, il avait peur de leur réaction. Il savait qu'ils n'approuveraient pas entièrement le pacte qu'il avait conclu avec le roi. Pourtant, tous trois avaient toujours volé pour donner aux autres, depuis leur plus tendre enfance, et jamais ils n'avaient eu un gain aussi gros que celui qu'Erwin proposait. Combien de personnes pourraient vivre avec le ventre plein grâce aux joyaux de la reine ? Karsyn espérait qu'ils comprendraient pourquoi il avait accepté.
— Je ne veux pas que vous m'interrompiez. Vous me laissez finir, et après vous me direz ce que vous voudrez, c'est clair ?
Lukan et Sahar acquiescèrent, puis il commença son récit. Il conta sa rencontre avec Erwin lors de son vol à l'institut, la façon dont il était entré dans la tour pour voler le grimoire, comment il y était retourné avec Hywel pour atteindre le bureau d'Azra... Ses amis ne l'interrompirent pas, mais il aperçut sur leur visage toutes les émotions et jugements qu'ils ressentirent. Lorsqu'il s'arrêta, Lukan jura, et Sahar secoua la tête avec une grimace.
— Je résume, dit la jeune femme, tu veux que l'on fasse évader la sœur jumelle du roi ? T'as pas trouvé pire comme idée ?
— Tu voulais du défi et des frissons, non ? Te voilà servie !
Elle ne répondit pas et se contenta de croiser ses bras sur sa poitrine en lançant un regard à Lukan. Ce dernier gardait la bouche fermée, mais la colère contractait ses traits. Karsyn attendit que l'un des deux réagisse, en vain.
— Lukan ? interrogea-t-il son ami.
— J'en reviens pas que tu m'ai rien dit, marmonna ce dernier avec son air renfrogné. Laisse-moi un peu de temps pour digérer cette trahison.
Karsyn roula des yeux avec un léger sourire. Le rouquin avait une légère tendance aux mélodrames.
— Moi, j'ai surtout du mal à réaliser ce que tu viens de nous annoncer, intervient Sahar. Je n'en reviens pas que la princesse Lyvia soit encore en vie. Comment les dirigeants ont-ils pu la laisser enfermée pendant toutes ces années ?
Le jeune homme haussa les épaules, puis il entrouvrit la bouche pour répondre. Des coups brefs frappés à la porte l'interrompirent alors. Tous trois s'interrogèrent du regard sans bouger. Ils n'attendaient personne, et les clients du cabinet ne se permettaient jamais de frapper à la porte de la demeure adjacente. Le bruit redoubla, ce qui incita Lukan à se déplacer. Il avança de quelques pas et ouvrit, laissant place à deux prêtresses.
Karsyn manqua de s'étouffer. Il toussa discrètement dans son coude, ce qui ne l'empêcha pas de se faire remarquer.
— Avez-vous vos papiers d'identité ? demanda l'une des deux femmes.
Ils acquiescèrent. Sahar et Lukan les sortirent de leurs poches, tandis que Karsyn s'avança vers les escaliers. Lorsqu'il monta les marches, il pria pour ne pas que les choses dégénèrent. Il espérait que ce n'était qu'un simple contrôle. Pourtant, ses craintes tombèrent comme un poids sur ses épaules.
Une fois arrivé à l'étage, il attrapa sa pièce d'identité et redescendit. Lukan et Sahar venaient de ranger les leurs. Les prêtresses prirent alors celle de Karsyn et l'examinèrent.
— Pourquoi êtes-vous à Véridia ? demanda l'une d'elles.
Le jeune homme lança un regard à Sahar, et il prit la parole avant qu'elle n'ouvre la bouche. Il ne connaissait que trop bien ses remarques acerbes, et le moment était mal choisi.
— Nous venons rendre visite à Lukan, qui habite ici depuis quelques années déjà. Nous sommes amis d'enfances.
Le masque de la prêtresse ne bougea pas d'un cil. Karsyn détestait cela. Aucune émotion ne transparaissait sur ces faux-visages blancs, sans âme et sans vie. Elles n'était que des clones avançant tels des automates. Ne pas savoir ce qu'elles pouvaient penser le déstabilisait, lui qui lisait si facilement sur les visages.
Après quelques secondes, elle lui tendit son papier d'identité. Sa tête se tourna ensuite vers Lukan. Karsyn déglutit difficilement. Une ambiance morose s'était installée, et plus un bruit ne se faisait percevoir.
— Vous allez devoir nous suivre, Lukan. Pas d'inquiétude, ajouta-t-elle en voyant leurs traits se décomposer. C'est une simple routine pour recenser les sans-pouvoirs, comme cela sera le cas pour les mages dans quelques jours. Contrairement à ce qu'en disent certains, il n'y a pas de quoi prendre peur. Vous savez comme les rumeurs vont vite...
Le ton mielleux et rassurant qu'elle employa aurait presque pu faire douter Karsyn. Presque. S'il n'avait pas vu une hache s'abattre sur la main d'un simple voleur. Il n'oubliait pas que derrière leur masque de douceur, ces femmes obéissaient à la Doyenne. Et Svelina était devenue encore plus folle qu'elle ne l'était lors de la Révolution.
Alors, lorsque la prêtresse prononça ces paroles, les membres de Karsyn se raidirent. Il n'avait aucune confiance en elles. Et pourtant, en cet instant, il fut incapable de trouver une solution. Il savait qu'il ne pouvait pas s'interposer entre elles et Lukan. Ou, s'il le faisait, ils devraient fuir de suite en laissant derrière eux le cabinet. Son ami ne lui pardonnerait pas. S'ils quittaient la ville, ils devaient le faire sans éclats. Sinon, ils seraient recherchés et Lukan perdait la nationalité Véridienne.
Un silence s'installa durant quelques secondes avant que l'un d'eux esquisse un geste. Le principal concerné s'avança d'un pas vers les prêtresses.
— Très bien, allons-y.
Il n'attendit pas les deux femmes, il sortit sans se retourner, sans adresser le moindre regard à ses amis. Karsyn n'en revint pas. Il jeta un coup d'œil alarmé à Sahar, qui était aussi médusée que les lui. Lorsque les prêtresses quittèrent à leur tour la pièce, le jeune homme se précipita vers les escaliers.
— Suis-moi, s'écria-t-il à Sahar.
Il monta les marches quatre à quatre, avant de se précipiter dans la chambre qu'il occupait. Il attrapa son sac à la volée et empoigna l'échelle cachée derrière la porte. Il la positionna et grimpa ensuite dessus. Une fois arrivé en haut, il poussa la trappe, s'agrippa au rebord, puis se hissa sur les toits.
Karsyn se pencha vers son amie et l'aida à le rejoindre. Ils observèrent tous deux les ruelles entre les maisons en argile ocre. Lorsqu'il remarqua Lukan, entouré des deux prêtresses, le jeune homme commença à courir. Il n'avait aucune idée ce qu'il pourrait faire pour sortir son ami de cette impasse, mais il ne comptait pas le laisser seul. Il n'avait pas le droit de le regarder se faire marquer comme du bétail sans rien faire.
Karsyn continua d'avancer d'un pas rapide, ignorant le soleil étouffant de Véridia. Le sable du désert, virevoltant dans l'air, s'incrusta dans ses poumons et le fit tousser. Il remonta son foulard devant sa bouche en pestant contre ce territoire. La fraîcheur de la Boréalie lui manquait. Il pria pour retrouver son pays prochainement en compagnie de ses deux amis.
— Rassure-moi, tu as un plan ? demanda Sahar derrière lui, l'interrompant dans ses pensées.
— J'y réfléchis.
Elle parut s'étrangler derrière lui.
— Tu peux m'expliquer ce qu'on fait à marcher sur les toits de la ville, dans ce cas ?
— Laisse-moi réfléchir au lieu de m'importuner.
— J'avais oublié ta susceptibilité, railla-t-elle.
Karsyn continua d'avancer sans répondre. Il n'avait pas envie de plaisanter, même avec celle qu'il considérait comme sa petite sœur. Il s'inquiétait bien trop pour Lukan. Du coin de l'œil, il l'observa en contrebas dans la ruelle pavée. Son ami était toujours encadré par les prêtresses.
Lorsque Karsyn releva la tête, il aperçut le dôme de verre du sanctuaire. Même d'aussi loin, il vit les gens grouiller à l'intérieur. De nombreux sans-pouvoirs avaient répondu à l'appel.
Une fois au plus près du sanctuaire, Karsyn et Sahar furent contraints de descendre des toits. Le lieu de culte se trouvait dans un parc, il n'y avait donc plus d'habitation. Le jeune homme sauta et se réceptionna sur ses deux pieds, avant d'effectuer une roulade vers l'avant. Lorsqu'il fut à nouveau debout, son amie avait disparu. Il balaya des yeux les alentours pour chercher le moindre indice de la présence de l'invisible. Au sol, il aperçut deux empreintes dans le sable.
— Tu es encore moins discrète dans le désert que dans la neige de la Boréalie, murmura-t-il.
Une tape lui balança la tête vers l'avant, et il poussa un cri de protestation.
— Je me ferai moins remarquer sans un crétin comme toi, répliqua-t-elle. Cesse de jaser et avance.
Karsyn grogna, mais il n'ouvrit pas la bouche pour protester. Lukan s'éloignait et il ne voulait pas le perdre de vue. Ils avancèrent alors vers le sanctuaire sans un mot.
Une fois près de l'édifice, ils s'arrêtèrent. Karsyn l'observa et sa gorge se noua. Une centaine de sans-pouvoirs au moins attendaient de se faire marquer. Certains ressortaient de l'endroit avec le visage tiré et le regard vide, se massant leur poignet. Si les prêtresses choisissaient de les exclure de n'importe quelle institution, ils ne pourraient plus cacher leur identité. Ils seraient coincés.
Le jeune homme secoua la tête. Il ne devait pas penser à cela. Rien ne laissait penser à un aussi sombre futur, alors il devait positiver. Toutes les horreurs qu'avaient vécues les non-mages avant la Révolution ne pouvaient pas recommencer. Le peuple ne laisserait pas faire.
Lukan pénétra dans le sanctuaire avec les deux prêtresses. Quelques secondes à peine plus tard, il s'évanouit dans la foule. Karsyn jura et balança son pied contre l'arbre le plus proche. Sahar reprit son apparence avant de s'approcher de lui.
— On ne pouvait rien faire, intervient-elle en posant sa main sur son épaule. On aurait mieux fait de rester au cabinet.
— Arrête. C'est notre frère, on n'a pas le droit de le laisser.
— Ah oui ? Et qu'est-ce que tu proposes ? T'as raison, on devrait entrer et dire que les prêtresses sont vraiment pas gentilles. « Excusez-nous, mesdames, mais c'est pas sympa de faire ça aux gens, vous pourriez arrêter ? ». Évidemment, elles accepteraient et nous repartirions tous ensemble, libres et heureux !
Karsyn leva les yeux au ciel. Il détestait quand elle le prenait pour un idiot, surtout dans un moment aussi sérieux.
— Dans quel monde tu vis, franchement ! s'exclama-t-elle.
Ses poings se serrèrent, et il dut se faire violence pour ne pas lui les envoyer dans la figure. Pourtant, il devait bien avouer qu'elle avait raison, et c'était bien ce qui lui faisait le plus mal. Le temps d'agir était révolu. Il aurait dû se battre plus tôt, enfermer les prêtresses dans la cave du cabinet et fuir avec Lukan et Sahar sans se retourner. Mais ses propres sermons ne changeraient rien à la situation.
— Tu veux vraiment rester là ? demanda la Boréalienne.
Il s'apprêta à répliquer, mais des hurlements s'élevèrent. Karsyn tourna la tête d'un mouvement brusque, se déboîtant presque les cervicales. La foule s'agitait dans le sanctuaire. Des gens se bousculaient, d'autres poussaient des cris terrifiés, mais le jeune homme ne voyait rien. Il plissa les yeux et mit sa main sur son front en visière pour empêcher les reflets du dôme de l'éblouir. Soudain, il aperçut une ombre. Pas l'ombre d'un quelconque humain, mais une ombre vivante, voluptueuse et visqueuse, agitée de mouvements secs et nerveux. Une Ombre d'encre.
— Par Gëa, qu'est-ce que cette putain de créature fait là ? articula Sahar entre ses dents serrées.
— Ferme-là, murmura Karsyn.
Il n'osait plus bouger, et tous ses sens étaient en alerte. D'après les rumeurs, ces créatures ne pénétraient jamais dans les sanctuaires, mais ils n'étaient pas à l'abri d'une mauvaise surprise. Toutefois, si cela était vrai et que ce monstre se désintéressait de sa cible principale, il ne tarderait pas à trouver les deux humains les plus proches. Sahar et Karsyn. Et ce dernier n'avait aucune idée de ce qu'il fallait faire pour combattre une telle abomination.
Beaucoup de personnes ne devaient pas avoir eu connaissance des Ombres d'encre, car certains commencèrent à sortir du sanctuaire pour s'enfuir. La foule se précipita vers la sortie, mais une bonne partie se retrouva coincée en arrivant aux portes. Karsyn ne voulut pas imaginer la terreur de ces gens, coincés et bousculés de toutes parts. Finalement, il espérait que Lukan resterait à l'intérieur du sanctuaire. Mieux valait un tatouage que la mort assurée.
L'abomination ne mit pas plus de deux secondes avant de se précipiter vers les fuyards. Elle accourut sans bouger les jambes, comme poussée par une bourrasque. Les hurlements redoublèrent. Plusieurs dizaines de personnes s'éparpillaient dans tous les sens, prenant plusieurs directions dans le parc. La créature se concentra alors sur un homme, celui qui paraissait le plus tétanisé. A l'instant où il était sorti et l'avait vu, son corps s'était paralysé. Il la fixa un instant avant de se laisser tomber à terre, et ses genoux heurtèrent le sol. Ses yeux continuèrent d'être absorbés par l'être qui le dominait.
Karsyn observa la scène comme un spectateur impuissant, bien conscient qu'il ne pouvait rien faire contre un tel monstre. Et si cela avait été Lukan à la place de cet homme ? Il aurait accouru sans penser aux conséquences. Seule Sahar aurait sans doute tenté de l'en empêcher.
La créature plongea alors son bras dans la poitrine de sa victime. Il tressaillit, et même d'aussi loin, Karsyn put voir ses yeux exorbités. Autour d'eux, la foule continuait de fuir dans la direction opposée.
C'est alors que le jeune homme aperçut son ami grâce à sa chevelure rousse. Son cœur fit un bond douloureux dans sa poitrine. Que lui prenait-il ? L'Ombre d'encre venait de tuer l'homme et elle ne tarderait pas à trouver sa prochaine victime.
— Je vais le chercher, s'écria Sahar en revêtant son invisibilité.
Karsyn n'eut pas la force d'ouvrir la bouche pour lui répondre, sa mâchoire était bien trop serrée. Il se contenta de fixer le point roux dans la foule, qui dominait les autres de sa grande taille. Il alterna ensuite entre Lukan et la créature, lorsque cette dernière se déplaça vers eux. Le poids sur sa poitrine devint plus lourd encore et lui comprima les côtes. Il jura intérieurement, priant pour que son ami ne soit pas choisi parmi tous ces gens.
Soudain, l'abomination s'évapora. Karsyn balaya le parc d'un regard vif, mais rien ne laissait penser à une quelconque riposte. Pourquoi s'était-elle désintégrée de la sorte ? Elle avait tout simplement disparu. Toutefois, il était trop tard, les sans-pouvoirs continuaient de prendre la fuite. Plusieurs prêtresses tentaient de contrôler la foule, en vain.
Lorsque Lukan et Sahar revinrent enfin vers Karsyn, le soulagement décontracta ses traits.
— Qu'est-ce qui t'est passé par la tête ? fulmina-t-il. Tu aurais pu te faire tuer !
— J'ai mes raisons, répliqua le rouquin. Je t'expliquerai. Là, l'urgence, c'est de foutre le camp de Véridia.
***
Plusieurs heures plus tard, après avoir récupéré quelques affaires au cabinet, les trois Boréaliens quittèrent la capitale. Lorsque Karsyn se retourna, la tour n'était plus qu'un point à l'horizon.
— Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi tu as changé d'avis si soudainement ? demanda-t-il à Lukan en reprenant sa marche.
Un tic nerveux agita la pommette de son ami, et il remonta son sac sur ses épaules d'un geste rageur.
— Je crois qu'il se trame des trucs pas nets à Véridia. Au sanctuaire, j'ai entendu des rumeurs, et cela ne m'étonnerait pas qu'elles soient vraies. Selon certains, les prêtresses commencent à regrouper les sans-pouvoirs dans des villages à l'extérieur. Nous n'aurions plus le droit d'accéder aux villes.
Karsyn déglutit difficilement en entendant ces paroles. Il ne pouvait pas croire qu'elles puissent faire une chose pareille. Même si elles n'avaient jamais caché leur sentiment de supériorité en tant que mages, il avait toujours pensé que Gëa protégerait toujours ceux qui ne l'étaient pas. Mais pour elles, le fait qu'ils ne possédassent pas de pouvoirs était une preuve que la déesse ne les jugeait pas méritants et dignes.
— Finalement, tu as raison, avoua Lukan après un temps. Azra est morte, et Erwin n'est qu'un pantin tant qu'il est privé de Lyvia. Alors il faut faire évader la princesse. Même si je ne porte pas le roi dans mon cœur, il ne pourra pas faire pire que les prêtresses.
Karsyn fut soulagé de l'entendre prononcer ces mots. A son côté, Sahar hocha la tête.
— Direction le Lazran, alors ? demanda leur amie.
— Avant, j'ai quelqu'un à passer récupérer.
Lukan haussa les sourcils.
— Qui vient briser notre trio ?
— Hywel Zaltar. Et pour la convaincre, on va devoir trouver un putain de mensonge.
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