Chapitre 25: Le mythe des eaux roses
Deux semaines après son arrivée sur l'île Astrale, Azra n'avait toujours pas eu un seul moment pour elle. Le roi Herlio ne la lâchait pas un seul instant. Il la conviait à des bals, à des parties de jeu, à des après-midi autour d'un thé... Les jours passaient à une vitesse fulgurante et la Véridienne avait du mal à trouver du temps pour chercher la boussole ou le responsable de la mort de ses parents. Elle n'avait pas encore pu rendre visite au liseur pour lui faire expertiser l'épave, et elle n'avait toujours pas réussi à déchiffrer le testament. Ces deux échecs lui pesaient.
En ce début de matinée, Azra observait le lac des eaux roses du balcon de sa chambre. Accoudée à la rambarde glacée, elle sentit le vent frais glisser sur son visage. Elle aurait voulu rester admirer l'endroit pendant des heures. Mais en ce jour, elle devait avancer dans son enquête.
Lorsqu'une servante vint frapper à sa porte, Azra la renvoya en prétextant une migraine. Le roi Herlio serait frustré de ne pas l'avoir avec lui pour sa partie de croquet, mais elle n'avait plus le choix. Son passé la rongeait et elle n'avait pas le droit de le laisser gagner. Ce qui devait primer était la Véridie, elle devait se concentrer sur le présent. La boussole et son alliance avec le roi auraient dû être sa priorité, elle en était bien consciente. En trouvant la coupe de glace, elle priverait Svelina de ses pouvoirs. Toutefois, elle ne pouvait pas ignorer les voix de ses parents qui résonnaient en elle. Alors après sa visite au liseur, elle espérait être fixée et pouvoir passer à autre chose.
Azra enfila une robe empire noire, dont la taille était soulignée par une ceinture de tissu argenté, puis elle prit une longue cape à capuche. Par peur d'être reconnue, elle déposa également sur sa tête un fin diadème comportant une voilette sombre, afin de cacher son visage. Une fois prête, elle se dirigea vers le balcon. Par chance, il donnait sur un parc peu fréquenté. Azra l'enjamba, puis elle sauta à pieds joints. L'herbe humide lui chatouilla les chevilles. Après un regard autour d'elle, elle traversa le parc pour rejoindre le sentier qui longeait le lac. D'après Béatia, la baronne, le liseur possédait une propriété sur ce chemin. De sa chambre, Azra l'avait aperçu, et elle espérait pouvoir la rejoindre en moins d'une heure.
***
Lorsqu'elle arriva devant la bâtisse, Azra s'arrêta un instant et s'éventa le visage de sa main. Les chaleurs humides de l'île étaient bien différentes de celles, sèches, du désert. Des gouttes de sueur avaient perlé sur son front. Elle tira alors sa montre de sa poche et constata qu'elle avait mis plus d'une heure à faire le trajet.
Après avoir prié pour que le roi ne s'aperçoive pas de son absence, elle gravit les marches de la grande bâtisse. Elle frappa ensuite à l'imposante porte en bois, où une plaque dorée contenant l'inscription « Liseur professionnel » était accrochée. Quelques secondes plus tard, un homme d'une quarantaine d'années lui ouvrit, portant un foulard bleu à son poignet. Il faisait partie de la caste des « ingénieux », la classe moyenne. Sa villa au bord du lac trahissait toutefois sa richesse.
— Bonjour, dit Azra. Ce serait pour une expertise.
L'homme la salua à son tour en s'inclinant légèrement, puis il l'invita à entrer. Elle pénétra dans le hall circulaire, dont le sol était recouvert de mosaïque. Le liseur prit ensuite la première porte à gauche et Azra le suivit. Le soleil baignait la pièce dans une lumière blanche, qui se reflétait sur les vitres en verre des bibliothèques. Au centre, un bureau trônait, ployant sous le poids des multiples documents et des feuilles éparpillées.
— Voulez-vous que je vous débarrasse de votre cape ? demanda l'homme en lui avançant une chaise.
Azra accepta. Elle enleva le crochet argenté qui liait les deux pans de la cape, puis elle la tendit au liseur et s'assit. Il l'accrocha à un porte manteau dans un coin, avant de venir prendre place en face d'elle.
— Alors, que m'apportez-vous ?
— J'ai en ma possession un morceau de bois verni, qui fut jadis le rayon d'une barre de gouvernail. Cet objet est probablement la dernière chose que le capitaine a touché avant de sombrer. Le navire s'est échoué dans les rochers.
Azra lui tendit le morceau, qu'il prit avec précaution entre ses doigts. Après avoir remonté ses lunettes sur son nez, il l'examina de ses yeux plissés.
— De quand date le naufrage ?
— Trois ans.
— Et que voulez-vous savoir ?
— Je veux comprendre ce qui a pu se passer, et surtout, qui est le responsable. Ce n'était pas un accident.
Le liseur hocha la tête en roulant l'objet entre ses doigts. Il le posa ensuite et s'empara une feuille, où il nota quelques éléments qu'Azra ne réussit pas à lire. Elle le vit alors enlever ses gants, puis il reprit le morceau de bois entre ses mains. Il ferma les yeux pendant plusieurs minutes, laissant planer un silence pesant. Des rides se formèrent sur son front sous le coup de la concentration.
Lorsque ses paupières se rouvrirent, Azra arrêta de respirer. Savoir était ce qu'elle désirait le plus, mais elle appréhendait ce moment. Depuis des années, elle était persuadée que Svelina était la coupable. Et si elle s'était trompée ? Et si le naufrage était vraiment accidentel ? Au fond, elle savait qu'elle avait besoin d'un responsable. Ses parents ne pouvaient pas être morts à cause d'un simple brouillard.
Azra supplia le liseur des yeux, même s'il ne pouvait pas voir clairement son visage à travers la voilette. Instinctivement, elle porta sa main à son piercing, mais elle fut arrêtée par le tissu. Son bras retomba contre sa poitrine.
— Vous aviez raison, déclara l'homme.
Le cœur d'Azra s'emballa. « Qui ? » voulut-elle crier, mais elle ne parvint pas à ouvrir la bouche.
— Quelqu'un a manipulé le capitaine à distance, il s'est jeté droit dans les rochers.
Elle accusa le coup, et ses yeux se fermèrent le temps d'une seconde. Quelqu'un avait bel et bien tué ses parents.
— Qui ? articula-t-elle d'une voix rauque.
— Cela, je n'ai aucun moyen de le savoir. Je sens seulement une manipulation mentale à travers le corps du capitaine, mais il n'a pas pu voir son agresseur.
— Il était paralysé, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, pensant au pouvoir de Svelina.
— Non. Je peux simplement vous dire que la personne qui a fait cela était sur le bateau, elle est morte avec le reste de l'équipage. Je n'ai rien de plus à vous dire.
Un poids tomba sur la poitrine d'Azra. Elle était venue chercher des réponses, et au lieu de cela, les questions affluaient dans sa tête. Elle n'était pas plus avancée.
— Le capitaine a fortement pensé à vous, Madame la dirigeante. Il espérait que vous vous retrouveriez un jour à la tête de la Véridie.
Azra releva les yeux. Il avait percé à jour son identité, mais il lui présenta un sourire sincère.
— Pouvez-vous ne pas ébruiter notre entrevue ?
— Bin sûr, Madame. Vous pouvez me faire confiance.
Elle hocha la tête, puis elle se leva. Le liseur en fit de même.
— Combien vous dois-je ?
— Cinquante pierrins.
Azra sortit sa bourse et s'empara d'une pièce marquée d'un éclat d'améthyste, tandis que l'homme partait chercher sa cape. Il lui redonna également le morceau de bois verni, bien qu'elle n'en avait que faire. Elle le remercia ensuite pour son expertise, puis le salua et quitta la demeure.
l
Une fois dans sa chambre à la villa, Azra se laissa tomber sur le lit. Personne n'avait l'air d'avoir remarqué son absence. Les yeux rivés sur le plafond, elle poussa un profond soupir. Sa gorge nouée l'empêcha de respirer convenablement. La désillusion était vive. Ce matin-là, en partant chez le liseur, elle s'était imaginé enfin découvrir la vérité. Elle voulait avoir la certitude que Svelina était la responsable de la mort de ses parents. Au lieu de cela, elle se retrouvait avec davantage de questions que de réponses, même si elle savait désormais que le naufrage n'avait rien d'accidentel.
Ses yeux se fermèrent pour mettre ses pensées au clair. La personne qui avait manipulé le capitaine était décédée, certes, mais elle était au service de quelqu'un. Ce quelqu'un était forcément Svelina, mais Azra n'en avait aucune preuve. Au fond, la doyenne n'était sans doute pas la seule ennemie de son père.
Lorsqu'on frappa à la porte, Azra n'eut pas la force de se lever. Ses membres étaient engourdis par l'abattement. Des coups retentirent une seconde fois, l'obligeant à ouvrir les yeux.
— Madame ? Vous sentez-vous bien ? demanda une femme à travers la porte.
Son corps lui parut peser une tonne. Elle s'appuya sur ses coudes pour se relever, puis elle traîna ses pieds à terre pour marcher jusqu'à l'entrée de la chambre. Au moment où elle posa sa main sur la poignée, la voix de la femme se fit entendre à nouveau.
— Madame la baronne est avec moi, elle désirerait s'entretenir avec vous.
Un regain d'énergie parcourut le corps d'Azra. Elle envoya valser la voilette qui était toujours sur sa tête, puis elle passa une main dans ses cheveux pour les remettre en ordre. Après cela, elle ouvrit la porte. Une servante se tenait sur le seuil, et Béatia attendrait juste derrière, un cigare dans la main.
— J'ai failli me faire du souci, ma p'tite ! Herlio était très contrarié ce matin, déclara la baronne, entrant dans la chambre sans y avoir été invitée.
Azra referma la porte en toussant, la gorge irritée par la fumée. Elle admira ensuite la tenue de Béatia, toujours aussi excentrique. De multiples froufrous orange encerclaient sa jupe bouffante, et elle portait une veste de tailleur rose, dont le col festonné et ample était relevé. Même si Azra n'aimait pas particulièrement le style de la baronne, elle devait bien avouer que cette dernière redoublait sans cesse d'originalité.
— Tu m'as l'air de te porter comme un charme, s'exclama-t-elle alors.
Elle jaugea ensuite Azra de la tête aux pieds, et ses lèvres s'étirèrent en un immense sourire.
— J'en connais une qui a menti au roi ! L'état de tes chaussures t'a trahi.
La jeune femme baissa son regard vers le sol et découvrit ses pieds barbouillés de boue. Elle soupira, l'air gêné.
— Je ne peux rien vous cacher, avoua-t-elle.
— Ne t'en fait pas, je suis une tombe.
Béatia lui fit un clin d'œil, puis elle partit s'asseoir dans l'un des fauteuils, faisant valser ses froufrous. Sans y avoir été invitée, elle se servit un thé glacé dans la tasse posée sur la table. Azra la rejoint et s'installa à son tour, les mains sur ses genoux.
— Je voudrais que tu m'accompagnes au marché des créateurs, déclara la baronne.
— Moi ? Pourquoi ?
— Je me disais que ça te ferait un peu sortir d'ici, Herlio t'accapare tout ton temps. Et puis, ta compagnie me change de celle de tous ces aristo' préoccupés uniquement par des futilités.
Un petit sourire naquit sur les lèvres d'Azra. Elle appréciait la baronne, et la réciproque était vraie. Béatia était la seule personne qui lui parlait sans minauderies à la cour.
— Très bien, accepta la dirigeante.
***
Azra fut impressionnée par le nombre d'exposants sur le marché des créateurs. Quatre lignées s'étiraient sur toute la longueur de la grande place. Au centre, une imposante fontaine de marbre faisait jaillir son eau quelques mètres au dessus des têtes.
— Il faut que je me trouve un nouveau chapeau ! s'exclama la baronne.
Elle avait sur sa tête son préféré, dont la montagne de fleurs s'élevait sur une vingtaine de centimètres. La collection de la baronne était impressionnante. Chaque jour, Azra en découvrait de nouveaux.
Elles commencèrent à déambuler entre les étalages, admirant les créations. Toutes les personnes qu'elles croisaient appartenaient aux castes les plus hautes, les aristocrates et les protecteurs. Ces derniers étaient représentés par les prêtresses et les gardes. Au grand dam d'Azra, elle ne fut pas du tout dépaysée. Elle vit les mêmes têtes que celles qu'elle croisait chaque jour à la villa du roi.
Pendant que Béatia essayait de multiples couvre-chefs avec la chapelière, Azra s'éloigna, attirée par l'opalescence des bijoux de l'étal à sa droite. Le soleil se reflétait sur les pierres et faisait scintiller leurs reflets irisés. Les nuances bleues et violettes ressortaient davantage sur la gemme blanche. Des opales.
Le cœur d'Azra se serra à la vue des bijoux. En Véridie, la pleine lune était surnommée la lune d'opale. Cette pierre était le symbole de la défaillance. Pour autant, elle était appréciée de tous. Un jour, Hywel avait confié à Azra que c'était la seule belle chose qui était associée à la défaillance, et que c'était pour cette raison qu'elle l'aimait beaucoup elle aussi. Toutefois, au vu du prix, jamais la garde du corps n'aurait pu s'en procurer une.
— Puis-je vous renseigner ? demanda la commerçante, interrompant Azra dans ses pensées.
— Quel est le prix de cette bague ?
Elle désigna du doigt le bijou qu'elle n'arrivait plus à lâcher des yeux. L'or rose étincelait, et au centre, une opale ovale avait été enchâssée dans la monture de métal. Elle était encadrée de quatre diamants de chaque côté, comme les pétales d'une fleur.
— Elle vaut cent pierrins, déclara la femme.
Azra hocha la tête, démangée par l'idée de la prendre. Elle pensa à Hywel et à sa lettre dénuée de tout sentiment. Les mots qu'elle lui avait écrits étaient sans âme, et la dirigeante avait eu du mal à retenir ses larmes sous le coup de la tristesse, mais surtout, de la colère. Même si elle n'osait pas l'avouer, la réponse de sa garde du corps l'avait contrariée. Elle lui avait avoué qu'elle lui manquait, et en retour, Hywel lui avait parlé plus froidement que jamais. Azra avait eu l'impression de recevoir une gifle lorsqu'elle avait lu la formule d'interpellation « Madame ».
Peut-être ne reverrait-elle jamais Hywel. L'avenir était plus qu'incertain, et la dirigeante elle même n'était pas assurée de gagner la bataille qu'elle avait commencé à mener. Pourtant, elle ne put s'empêcher d'acheter la bague, sans vraiment savoir si elle la prenait pour elle, ou pour une autre dont elle n'osait avouer le nom.
— Tenez, dit-elle en donnant les pierrins à la commerçante.
— Vous la mettez directement ? Ou c'est pour offrir ?
Azra refusa de dire clairement la vérité. Elle ne se résignait pas à le reconnaître elle même, alors il était impensable qu'elle l'énonce à voix haute.
— C'est pour moi, mais je la mettrai plus tard, répondit-elle froidement.
La femme acquiesça, puis elle déposa la bague dans un petit pochon en lin. Azra la remercia, mit la bague dans une poche de sa robe, puis elle rejoignit Béatia le cœur lourd. Elle observa la baronne pour oublier celle qui hantait ses pensées.
— Ah, te voilà, ma p'tite ! Que penses-tu de celui-là ?
Béatia tourna sur elle même pour qu'elle puisse l'admirer de toutes parts. Le chapeau à tulle vert était hideux, mais Azra ne pouvait se résoudre à gâcher sa joie.
— Il vous va très bien, cela met en valeur vos yeux.
— Parfait ! Je le prends.
La baronne paya son nouveau couvre-chef, puis elles continuèrent leur promenade dans le marché. Devant l'étal d'un peintre, le regard d'Azra fut attiré par un tableau. Il représentait une petite fille à la peau pâle et aux cheveux platine. Ses yeux, d'un rose profond, paraissaient suivre celui qui l'observait. Azra eut l'impression qu'elle essayait de lui dire quelque chose. Elle sentait, au fond d'elle, que ses recherches avaient à voir avec cette représentation. De lointains souvenirs complètement brumeux remontèrent jusqu'à elle. Son père lui avait déjà parlé de cette enfant.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle à Béatia en désignant le tableau du doigt.
— Cette gamine, c'est la petite fille aux yeux roses. Tu ne connais pas l'histoire ?
Azra secoua la tête de gauche à droite.
— C'est vrai que ce n'est pas très connu en Véridie. Sur l'île, on dit que c'était une enfant pauvre, qui avait la particularité d'avoir des yeux hors du commun. A cause de cela, elle était moquée par les autres et n'osait même plus sortir de chez elle. Elle vivait du temps où la déesse était encore parmi nous, quelques années avant son endormissement dans l'Arbre. Gëa eut pitié de cette petite fille douce et solitaire, alors elle lui donna un don unique. Elle pouvait changer les couleurs de tout ce qu'elle touchait. C'est pourquoi le lac des eaux roses a cette couleur si particulière. Le long du sentier, il y a une statue en son honneur.
A partir de ce moment, Azra n'eut plus qu'une idée en tête : relire une énième fois le testament de son père à la recherche du moindre indice. La statue serait une cachette parfaite pour trouver la boussole.
***
Lorsqu'elle arriva dans sa chambre, Azra se précipita vers son sac. Elle en sortit le testament et examina chaque mot pour trouver un quelconque lien avec le mythe à travers le document. Elle sentait qu'elle était passée à côté de quelque chose, le nom de « la petite fille aux yeux roses » ne lui était pas étranger.
Pour la première fois depuis des semaines, l'évidence lui sauta aux yeux. Les premiers mots des quatre derniers paragraphes formaient un nom. La petite fille aux yeux roses.
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