Chapitre 22: Une goutte de sang sur la glace

Hywel se réveilla à l'aube. Après avoir pris son sac, elle se dirigea vers l'extérieur du manoir en ruine. Une fois dans le hall au toit découvert, elle s'assit sur un muret en pierre recouvert de lierre. Comme tous les matins, elle fouilla dans ses affaires pour trouver une feuille blanche particulière. Celle que lui avait donnée Azra. Hywel l'effleura du bout des doigts, puis elle la sortit.

Son cœur s'arrêta un instant. Pour la première fois depuis des semaines, des mots étaient inscrits sur le papier. Les mains d'Hywel commencèrent à trembler et elle n'osa pas lire ces quelques lignes. Qu'est-ce qu'Azra pouvait-elle bien lui dire ? Pensait-elle à Hywel autant que cette dernière pensait à elle ? La jeune femme ne voulut pas se bercer d'illusions, pourtant la simple vue de son écriture la mit dans tous ses états. Plusieurs minutes plus tard, lorsqu'elle se sentit prête, elle posa les yeux sur les mots d'Azra.

« Chère Hywel,

J'espère que vous vous portez bien, et que votre propension à attirer les problèmes s'est dissipée. Redîtes-moi si vous êtes arrivée au village, je serai ravie de vous savoir enfin en sécurité.

Pour ma part, je suis toujours sur l'île Astrale. Je ne peux pas vous en dire plus, secrets d'État oblige, mais je reste persuadée que mon retour au pouvoir n'est qu'une question de temps.

Sachez que votre absence me pèse.

Dans l'espoir de vous revoir bientôt, je vous souhaite un agréable retour en Véridie,

Azra. »

Hywel relut la lettre trois fois. L'émotion qui la saisit l'empêcha de faire le moindre geste ou de penser à quoi que ce soit. Les mots résonnèrent dans sa tête, comme si Azra les avait prononcés au creux de son oreille. « Sachez que votre absence me pèse » tourna en boucle dans son esprit. Elle ferma les yeux et savoura l'effet que produisirent ces quelques lignes, un léger sourire pendu aux lèvres.

Karsyn interrompit le flot de ses pensées en toussant pour faire remarquer sa présence. Hywel rouvrit soudain les paupières et toisa le Boréalien de haut en bas.

— Bonjour, bien dormi ? demanda-t-il avec un sourire charmeur.

Hywel soupira bruyamment, puis elle rangea la lettre dans son sac. Elle détestait l'attitude joviale de Karsyn. Il tentait sans cesse de se montrer sympathique, alors qu'Hywel connaissait son vrai visage. Il était celui qui avait tué le garde et qui l'avait laissé se faire accuser à sa place.

— Nous avons encore de la route à faire, dépêchons-nous, dit-elle en mettant son sac sur son dos.

Après un coup d'œil à sa boussole, Hywel prit la direction du sud sous les cris de protestation de Karsyn.

***

Les deux compagnons arrivèrent à la capitale de Véridia le lendemain matin, après avoir trouvé un fiacre dans une ville près du manoir en ruine. Le conducteur les déposa sur une grande place, à côté de l'endroit où vivait l'ami de Karsyn, Lukan. Ils attendraient la nuit chez lui.

Hywel rabattit une voilette noire sur son visage, ainsi que sa capuche. Elle était bien consciente des risques qu'elle prenait en revenant ici. Dans les rues, elle avait vu de nombreuses affiches avec un dessin de sa tête, mentionnant le mot « recherchée ». Lorsqu'elle descendit du fiacre, juste derrière Karsyn, elle fut frappée par la chaleur. La différence avec Lazran était grande, Hywel avait perdu l'habitude des températures du désert.

Karsyn ouvrit la marche et se dirigea vers l'une des habitations qui encadraient la place. Il frappa ensuite à la porte. Quelques secondes plus tard, un jeune homme ouvrit la porte. Un grand sourire éclaira son visage parsemé de taches de rousseur.

— Content de te revoir ! s'exclama Lukan à la vue de son ami.

Karsyn s'approcha et lui fit une accolade. Lukan jeta ensuite un œil à la silhouette d'Hywel et haussa un sourcil.

— Qui est-ce ?

— Rentrons, je vais t'expliquer.

Il s'éloigna alors de la porte pour les laisser passer. Hywel suivit Karsyn, entrant dans la salle à manger. La lumière du soleil donnait une teinte orangée aux murs ocres et à la table recouverte de faïence. Au fond de la pièce, une porte ouverte donnait sur l'atelier. Karsyn lui avait expliqué que son ami était gemmologue.

— Asseyez-vous. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ?

— Rien, merci, répondit Hywel en enlevant sa voilette.

Les yeux de Lukan s'agrandirent de stupeur. Hywel ne s'en préoccupa pas, trop habituée à ce genre de réaction face à sa défaillance.

— Bah ça alors, la garde de corps de la dirigeante.

— Est-ce que je peux poser mes affaires quelque part ? J'ai besoin de me reposer.

Lukan lança un regard interrogateur à Karsyn, auquel ce dernier répondit par un haussement d'épaules.

— Tu peux aller dans la chambre d'ami, répondit-il finalement. Première porte à droite.

Hywel hocha la tête, puis elle prit la direction indiquée, ignorant le regard des deux hommes qui la suivirent. Après avoir monté les marches, elle ouvrit la porte de la chambre. Elle posa ensuite le sac à terre. Les mains sur les hanches, elle observa la vue du balcon. Au loin trônait la tour. Un mélange d'envie et de crainte se mélangea en elle. Elle repensa à sa vie tranquille et à son désir de liberté. Elle qui voulait vivre l'aventure, elle était désormais servie. Jamais elle n'aurait pensé que cela lui coûterait aussi cher.

La tour était l'ombre de ses souvenirs. Les bons et les mauvais se mélangeaient pour devenir un tableau aux contours flous. Lorsqu'Hywel l'observait, elle revoyait sa vie avec sa sœur, ses parties de jeu avec Kal, mais elle repensait aussi au harcèlement subi et à son arrestation. Elle ne savait plus si elle avait hâte de retrouver la tour, ou si au contraire elle le craignait.

Hywel se détourna de cette vue avec un soupir. Elle prit son sac, puis elle partit s'asseoir en tailleur sur le lit. Elle retrouva la feuille d'Azra et relut une fois de plus ces quelques lignes. Que pouvait-elle bien répondre ? Elle lui manquait, bien évidemment, mais cela était inavouable. Jamais Hywel ne pourrait le formuler. De plus, elle s'apprêtait à trahir toute sa confiance en allant ouvrir son bureau.

Hywel souffla sur les mots pour les faire disparaître. Elle resta ensuite plusieurs minutes la main au dessus du papier, incapable d'écrire quoi que ce soit. Elle pensa un instant à commencer par les termes « Chère Azra », mais cela était déjà bien trop familier. « Madame » serait plus approprié, bien qu'Hywel n'avait aucune envie de l'appeler ainsi. Elle commença alors à écrire avec l'impression d'être censurée.

« Madame,

Me voilà bien arrivée à la frontière, où j'ai retrouvé ma sœur. Nous partons chez un ami de ma mère à Boréal.

J'espère que tout se passe bien pour vous, et que vous serez bientôt de retour à la tour.

Hywel »

Elle ne laissa transparaître aucun sentiment. Ses mots étaient dénués de tout signe permettant de soupçonner une quelconque affection. Hywel aurait aimé écrire à Azra à quel point sa présence lui manquait, lui dire que le vide qu'elle avait laissé dans sa poitrine ne parvenait pas à être comblé, ou encore que la seule chose qu'elle désirait, c'était d'être à nouveau à ses côtés. Elle avait espéré que la distance étoufferait cette chose qui faisait vibrer son cœur, mais elle devait bien avouer que cela n'avait fait que l'accentuer. Lorsqu'elle se serait acquittée de son devoir envers Karsyn, elle ne savait plus si elle souhaitait rejoindre Azra ou sa sœur en priorité. Hywel eut honte de penser cela. Pourtant, elle ne parvint pas à chasser cette question de son esprit.

Hywel souffla sur la feuille et les mots disparurent, comme s'ils étaient bus par le papier. Son cœur se comprima face à son auto-censure. Elle savait toutefois qu'elle avait pris la bonne décision. Emportée par les bals et les festivités, Azra n'en avait de toute façon que faire de son indifférence. Hywel n'était que sa garde du corps.

Elle rangea la feuille dans son sac, puis elle s'allongea sur le lit. Les mains croisées sur son ventre, elle observa le plafond d'un regard vitreux. Ses yeux se fermèrent ensuite et elle s'endormit sans même le vouloir.

***

Hywel fut réveillée par des coups brefs frappés à la porte. Ses paupières se rouvrirent soudain, et elle s'aperçut que le soleil s'était déjà couché. Elle se leva d'un bond et partit ouvrir. Karsyn se trouvait sur le seuil, un plateau dans les mains.

— J'ai pensé que tu devais avoir faim, déclara-t-il.

Hywel le laissa entrer sans lui répondre. Il s'assit sur le lit et posa le plateau à ses côtés, puis il planta ses yeux dans les siens.

— Le sommeil t'a-t-il rapporté ta bonne humeur ?

Hywel souffla en croisant ses bras, le regard dédaigneux.

— Visiblement, non. Un petit pain ? demanda-t-il avec un grand sourire en lui en tendant un.

Elle l'attrapa d'un geste brusque et le mis dans sa bouche. Il était fourré à la confiture de mûres, sa préférée. Elle dut se contenir pour ne pas afficher son contentement à Karsyn. Il était hors de question de lui montrer qu'il avait visé juste.

— Bon, il est temps de passer aux choses sérieuses, commença-t-il.

Il étala un plan de la tour sur le lit, et Hywel s'approcha pour mieux le voir.

— Il y a une porte dédiée aux livraisons dans l'aile sud, annonça-t-il en montrant l'endroit de son doigt. Elle est à l'opposée de la principale, donc je ne pense pas qu'elle soit gardée. Je pensais passer à travers le mur pour t'ouvrir ensuite, qu'en dis-tu ?

— J'en dis que la porte est fermée de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur.

— Ah.

Karsyn se massa la nuque avec un air embêté. Pour un voleur, Hywel ne le trouva pas bien renseigné.

— La porte ne posera pas problème, déclara-t-elle finalement. Je sais crocheter les serrures mieux que personne. Ce qui va être le plus compliqué, c'est de ne pas se faire repérer par les gardes.

— Très bien. Nous passerons par les escaliers des serviteurs pour les éviter, mais rien ne garantit que l'on ne se fasse pas repérer, en effet. Devant la chambre d'Azra, toutefois, il n'y en a plus. Ni les prêtresses ni Erwin n'ont apparemment voulu récupérer la pièce.

Hywel hocha la tête. Elle ignora la torsion de son estomac à l'entente du nom de la dirigeante. Elle se contenta d'observer le plan de la tour, où le bureau d'Azra n'était même pas indiqué. Elle savait tout de même exactement où il était situé, même si elle n'y avait jamais accédé.

— Allez, il va falloir y aller, dit Karsyn en se levant.

Hywel le suivit, et après un dernier regard à l'ombre de la tour au loin, elle quitta la chambre.

***

Lorsqu'Hywel arriva devant la tour, elle prit une grande inspiration pour calmer son anxiété. Elle leva la tête pour en voir le bout, mais le sommet était caché derrière les nuages.

Ils se trouvaient derrière la porte de l'aile sud. Hywel s'était retrouvée plusieurs fois devant celle-ci, à l'époque où elle voulait fuir la capitale. Elle avait crocheté cette serrure maintes fois. Toutefois, le besoin d'être près de sa sœur l'avait toujours rattrapé. A chaque fois, elle avait rebroussé chemin au dernier moment.

Hywel sortit ses outils de son sac. Elle se mit ensuite à genoux, les yeux au niveau de la serrure. Elle joua avec les crochets et l'entraîneur pour déverrouiller la porte, sous le regard attentif de Karsyn. Quelques secondes plus tard, un cliquetis métallique retentit. Un sourire triomphant naquit sur le visage d'Hywel. Elle se releva ensuite puis rangea ses outils.

La Véridienne ouvrit la porte et pénétra ensuite dans le hall des livraisons. Les quais étaient déserts à cette heure avancée de la nuit. Elle avança vers les escaliers, qui se trouvaient dans le fond à droite. Les pas de Karsyn résonnèrent derrière elle.

La montée jusqu'aux appartements d'Azra lui sembla durer une éternité. Les minutes s'écoulaient et elle eut l'impression que la tour était encore plus grande qu'avant. Sa respiration était saccadée à force de monter les marchés deux à deux, et elle sentait les muscles de ses jambes s'échauffer. Toutefois, elle ne ralentit pas le rythme, bien consciente qu'ils devaient rester le moins de temps possible à la tour.

Lorsqu'ils atteignirent l'étage où vivait Azra, Hywel s'arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle. Elle ne s'accorda pas plus de temps, et elle repartit en direction de la chambre de la dirigeante. Une fois devant, elle s'agenouilla à nouveau pour crocheter la serrure. A ses côtés, Karsyn montait la garde en balayant le couloir des yeux.

La porte s'ouvrit ensuite et les deux compagnons pénétrèrent dans la pièce. Hywel se dirigea vers la coiffeuse, puis elle inclina le miroir dans une position horizontale. Sur le rebord, une épingle s'éleva. La Véridienne eut un moment d'hésitation. Etait-elle certaine de vouloir le faire ? Non. Pourtant, elle le devait. Il était trop tard pour reculer.

Hywel approcha sa main légèrement tremblante de l'épingle, puis le bout de son index caressa la pointe. Le souffle chaud de Karsyn effleura la peau de sa nuque. Le sentir dans son dos la fit grimacer, mais elle savait qu'elle n'avait pas le choix. Elle appuya son doigt contre la pointe et elle pénétra dans sa chair. Une perle de sang apparut. Hywel laissa tomber le liquide carmin sur la surface du miroir, et la goutte pénétra dedans comme de l'eau, créant des ondulations circulaires. La Véridienne vit le reflet se teinter de rouge. Elle se détourna ensuite de la coiffeuse pour observer la bibliothèque, qui devait ouvrir le passage vers le bureau. Rien ne se produisit.

Hywel fronça les sourcils et elle eut du mal à contenir l'affolement de son cœur. Pourquoi la porte du bureau ne s'ouvrait-elle pas ? Elle piqua à nouveau son doigt pour faire couler une goutte de sang sur la surface du miroir. Toujours rien. Elle réitéra sous le regard affolé de Karsyn, en vain.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Pourquoi ça ne marche pas ?

— Je ne sais pas, la bibliothèque devrait laisser place à un passage.

Son index était parsemé de piqûres, mais elle tenta une énième fois. La porte resta fermée.

— Je... Je ne comprends pas.

Elle lança un regard à Karsyn et elle vit qu'il était aussi déboussolé qu'elle. Ils avaient pris des risques énormes pour rien.

— Il faut réessayer, insista Karsyn. Je dois absolument entrer dans ce foutu bureau.

Hywel secoua la tête. Ses tentatives avaient été vaines, une de plus n'y changerait rien. Même si elle ne comprenait pas pourquoi l'accès lui était refusé, elle savait qu'il n'y avait plus aucune solution. Le regard implorant de Karsyn n'y changerait rien.

— Nous ne pouvons pas rester ici, déclara Hywel. Plus nous retardons notre départ, plus nous prenons des risques.

— Très bien...

Karsyn remit son monocle en place d'un geste brusque, le visage crispé par la frustration. Hywel tourna ensuite les talons pour se diriger vers la porte. Une fois sortie de la chambre, elle inspecta les couloirs et tendit l'oreille pour repérer une quelconque patrouille. Elle ne trouva rien de suspect, alors elle poursuivit vers les escaliers. Mais à deux mètres à peine, elle entendit des pas à l'autre bout du couloir.

— Eh ! Arrêtez-vous ! S'écria un garde.

Hywel ne se retourna pas, elle prit le bras de Karsyn et l'entraîna derrière elle, dévalant les marches quatre à quatre. Son cœur battit à tout rompre dans sa poitrine. Jamais ils ne pourraient atteindre la sortie, l'alerte avait du être donnée et des gardes les attendraient forcément à la porte des livraisons. Hywel pensa à rejoindre son appartement, mais les risques étaient trop grands. Elle ne voyait qu'une seule personne capable de l'aider : Kal.

Lorsqu'ils arrivèrent à l'étage de son ami, elle s'accrocha à un poteau pour ne pas louper la sortie. Elle continua de courir, ses jambes avalant la distance qui les séparait de l'appartement de Kal. Une fois arrivée devant la porte, elle tambourina sans s'arrêter. Ses poumons étaient en feu et elle entendait derrière elle la respiration haletante de Karsyn.

Kal lui ouvrit, le regard éberlué. Hywel empoigna la chemise de Karsyn, puis elle poussa son ami sans ménagement. Elle referma ensuite la porte et s'adossa à elle. La Véridienne ne put s'empêcher de fermer les yeux une seconde.

— Par tous les diables, Hywel ! Peux-tu m'expliquer pourquoi tu débarques comme ça en pleine nuit, après des mois de disparition ?


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